Le monde de l’autogestion en Argentine. Cinquième chapitre de la série documentaire de lavaca qui traite des expériences récentes de différentes coopératives argentines qui ont réussi à récupérer des entreprises abandonnées ou mises en faillite par les patrons. Voir ici tous les chapitres.

Chapitre 5

La récupération du journal Tiempo Argentino, la formation de la coopérative au début du gouvernement de Mauricio Macri, en 2016, après que les entrepreneurs médiatiques Sergio Szpolski et Matías Garfunkel, liés au kirchnerisme, ont abandonné plus de 100 familles lorsqu’ils ont perdu la publicité officielle. Face à la fermeture, la coopérative de travail s’est formée et une nouvelle possibilité s’est ouverte. Quel message Tiempo Argentino représente-t-il pour le journalisme en Argentine ?

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Transcription

… J’étais à la maison, je me détendais, je terminais le week-end, et un ami m’a appelé pour me dire que des gens étaient entrés dans l’entreprise : « Javi, ils sont entrés par effraction dans le journal Tiempo Argentino ».

– Un groupe.

– Oui, oui, une bande s’est introduite. Ils nous ont mis dehors. Et il y avait des gens à l’intérieur dont nous ne savions pas qui ils étaient, ils avaient couvert les fenêtres. On entendait des bruits, des bruits de choses qui s’entrechoquent, de choses qui se cassent et nous ne savions pas ce que c’était.

… C’est alors que Vasco Murúa, membre historique du Movimiento de Empresas Recuperadas (Mouvement des entreprises récupérées), apparaît et demande : « Qu’est-ce qui se passe, les gars ? Et vous êtes dehors, et voilà la police.

Sous-titre : Franco Ciancaglini est le rédacteur en chef de Revista MU et le journaliste qui a couvert l’attaque contre Tiempo Argentino et sa récupération.

L’affaire va être portée devant les tribunaux et le système judiciaire ne donnera jamais raison aux travailleurs. Nous devons rentrer. Et Murúa commence à regarder sur le bas du volet, il nous regarde et dit : « les gars, les gars, venez ici ».

… Il dit : « Si nous n’entrons pas maintenant, nous n’entrerons jamais ».

Sous-titre : Enregistrement du film Coopérative Lavaca

 

Titre : Ce qu’il faut faire pour travailler – Chapitre 5

 

Nous sommes à rue Amenabar 23, C’est ici que travaillait Tiempo Argentino. Quand avez-vous commencé à travailler à Tiempo Argentino ?

… J’ai rejoint Tiempo Argentino en 2011.

Sous-titre : Javier Borelli. Premier président de la coopérative ‘Por Más Tiempo’ (Pour plus de temps).

Tiempo Argentino était là depuis près d’un an. Tout cela que je vous raconte [arrive] pendant la période commerciale, sous l’orbite ou la propriété de Sergio Szpolski, à travers une société dans laquelle il n’apparaissait pas réellement, ce qui est le cadre que ce type d’hommes d’affaires recherchent pour se libérer de toute responsabilité lorsque, par exemple, comme cela s’est produit avec Tiempo Argentino, [l’entreprise] a été abandonnée. Nous avions déjà constaté qu’au milieu de l’année 2015, certains problèmes avaient commencé dans d’autres médias appartenant au Groupe 23, ils ont cessé de payer les salaires à [le journal] El Argentino Mar del Plata, à El Argentino Rosario, à Radio América, qui était à côté de nous, ils avaient également eu des problèmes de paiement.

En décembre 2015. C’est-à-dire, dès que Mauricio Macri a pris ses fonctions, ce mois-là, nous n’avons pas reçu notre prime de Noël, en janvier nous n’avons pas été payés, en février, nous n’avons pas été payés à nouveau lorsqu’ils ont cessé d’imprimer, et que vous- savez, nous avons pris la décision et décidé de rester la nuit dans la salle de presse. C’est alors que le processus a commencé, tout d’abord, de la résistance.

… Nous avons commencé à recevoir beaucoup de gens qui venaient nous donner un coup de main. Il y avait le Mouvement national des entreprises récupérées, avec son expérience en matière de récupération des médias, des médias coopératifs ayant une histoire comme celle de lavaca. Des médias récupérés dans d’autres provinces, comme El Diario de Villa María, qui est venu ici, ou El Independiente de La Rioja.

Oui, les responsables de ces projets sont venus ici et nous ont dit : regardez, nous l’avons fait de cette manière ; alors nous leur avons demandé leurs statuts pour concevoir les nôtres.

Sous-titre et images du Festival dans le Parque Centenario, Solidarité avec les travailleurs du Groupe 23

Et puis le 24 avril, le journal sort pour la première fois dans la rue, en tant que coopérative ; après avoir pris la décision, il y a eu des camarades journalistes qui ont commencé à assumer d’autres rôles. L’un de ces rôles est celui de gardien de nuit, et le 4 juillet, tôt le matin, deux collègues se trouvent dans le bâtiment. Lorsqu’ils entendent des bruits de pas, ils voient que des gens grimpent sur une échelle.

… Nous ne savions pas si ces gens [qui rentrent] à l’intérieur [à travers l’échelle] étaient armés.

… ce gang, ces gens [qui rentrent] montrent des couteaux. Il y a des images où ils font comme ça (geste de menace), ils sont menaçants. Mais [les personnes défendant le journal] étaient toutes dehors, essayant d’entrer. Il y a des personnes qui ont terminé cette journée avec une main cassée, la main qui est l’outil, parce que dans le désespoir d’essayer d’entrer, elles ont donné des coups, ici et là, cela a vraiment généré un climat de « nous allons défendre ce qui est à nous », à quel point que nous étions aliénés à ce moment-là pour dire que ce gang ne peut pas venir et mettre en l’air ce que nous avons réalisé avec un travail si dur pour soutenir, pour maintenir [le journal]. À ce moment-là, le journal était dans les rues [en circulation] depuis deux mois.

Nous entrons et nous voyons que les gens du gang, qui voulaient soi-disant nous faire sortir en tant qu’usurpateurs, la première chose qu’ils ont faite a été d’entrer dans la salle des systèmes, ils ont cassé les disques durs, ils ont jeté l’ordinateur par terre, ils ont coupé les câbles internet, ils sont montés ici, ils ont ouvert tous les casiers. Nous avions un tableau de Rodolfo Walsh qu’on nous avait donné, ils ont cassé le tableau de Rodolfo Walsh ; ils n’allaient pas pouvoir nous faire sortir, nous étions déjà dedans.

C’était encore plein de camarades partout. La police accepte de nous laisser à l’intérieur du bâtiment pour que nous puissions continuer à y faire le journal et dit : « mais nous devons faire sortir le groupe (le gang) ». Ils forment un couloir de policiers jusqu’à la voiture de patrouille et ils emmènent Martínez Rojas [N.d.R. : l’homme d’affaires qui s’est fait passer pour propriétaire du journal et qui rentre avec le gang] et le chef du gang en garde à vue, les policiers les emmènent à la voiture de police, ils les amènent quelques pâtés de maisons plus loin et les libèrent.

Sous-titre et image : Mariano Martínez Rojas, homme d’affaires

En d’autres termes, ils leur libèrent à la sortie. Je ne sais pas comment nous avons survécu. À 10 heures du matin, nous avons organisé une conférence de presse ici pour que les gens soient au courant. Tout le lundi, nous avons organisé les bureaux. Nous avons produit une édition spéciale du journal qui est sortie le mardi et qui s’est également vendue complètement. C’était la première fois que le journal ne sortait pas le dimanche, mais le mardi.

Sous-titre et images du journal : L’homme d’affaires Martínez Rojas et ses collaborateurs ont causé des dégâts et frappé des journalistes. ATTAQUE FÉROCE CONTRE LE TIEMPO ARGENTINO.

La journée qui a commencé à une heure moins le quart du matin, ce lundi-là, s’est donc terminée à onze heures et demie du soir, avec la clôture de l’édition. Dans mon cas, j’écrivais aussi la chronique de l’attentat. Et nous faisions l’enquête que la justice n’a pas encore faite. Ce jour-là, nous disions déjà qui était le gang, qui étaient les personnes liées au procureur. Tout cela est dans le journal du lendemain ; la Justice, six ans après, ne sait toujours rien.

Sous-titre et images : L’attentat contre le Tiempo Argentino a été dénoncé. Il n’a toujours pas de date de début.

Accusés d’usurpation, de dommages, d’interruption des communications et de vol :

– Mariano Martinez Rojas : homme d’affaires. Aujourd’hui condamné et emprisonné dans l’affaire dite de la « mafia des conteneurs ».

– Juan Carlos Blander : responsable de l’organisation du gang, membre de la société de sécurité privée Control Star Service.

– 13 membres du gang ont été inculpés en tant que participants.

Javi, avec votre travail coopératif qui a suivi tous ces événements et tout le travail que vous aviez avant : Comment cela s’est-il transformé ? Comment vous êtes-vous transformé en tant que journaliste ?

J’ai commencé à travailler, à étudier, à faire beaucoup plus de recherches sur les modèles durables pour les médias, les modèles d’entreprise qui ont trait au financement des lecteurs et du public. Nous avons également réussi à apporter notre pierre à l’édifice, à donner plus d’ampleur à ce projet. Après la récupération de Tiempo Argentino, El Cuidadano de Rosario a été aussi récupéré, anisi que La Portada de Esquel, La Nueva Mañana de Córdoba. Et ce sont des médias qui s’encouragent les uns les autres et qui ont été encouragés par Tiempo Argentino.

D’une certaine manière, j’ai donc compris que ce qu’on a vécu était plus que vouloir privatiser le journalisme commercial. Ce n’était pas seulement cela, il y avait vraiment des expériences de solidarité, des expériences de travail en commun et bien plus que la simple rédaction d’un article, la conception d’une couverture ou je ne sais quoi, ou la vente de publicité. Dans la mesure où un média [est] autogéré…

Disons que si les gens qui en font partie d’un média ne savent pas ce qui se passe, il devient un média commercial, où il y a quelqu’un qui s’en occupe et les autres qui concentrent la prise de décision.

[Dans un média autogéré] tous les membres doivent d’abord participer au processus de prise de décision, cela est résolu par une assemblée active.

Prise de vue du film : « Tous les membres qui votent pour Javi sont priés de lever la main. »

Dans le cas de Tiempo Argentino, ce changement se produit maintenant. Les plus anciens commencent à partir. On voit apparaître des gens qui sont déjà entrés dans la phase coopérative et qui occupent de plus en plus de postes à responsabilité, et nous commençons aussi à produire de la documentation sur tout ce qui s’est passé.

Mais je pense qu’il est très important que ces expériences existent, je pense que cela va laisser un enseignement. Quelque chose qui appartient à notre génération. Ceux d’entre nous qui sont ici sont des enseignants de sujets liés à l’autogestion.

… Bien sûr, il a commencé à y avoir des matières d’autogestion dans l’enseignement supérieur, ce qui n’existait pas quand nous avons fait nos études.

.. Et tant que nous n’aurons pas prouvé qu’un autre système est possible, c’est-à-dire, nous devons le prouver… nous y croyons vraiment, sinon nous ne serions pas là. En d’autres termes, nous croyons que c’est possible, mais ce n’est pas facile. Ce sera tout ce qu’il y a et nous aurons atteint chaque peso par nous-mêmes, avec beaucoup d’efforts, beaucoup de sacrifices. Et ce peso, même s’il vaut un peso pour le propriétaire du kiosque, pour nous il vaut trois fois plus, parce que nous l’avons obtenu nous-mêmes et que nous l’avons réalisé nous-mêmes, et que nous devons supporter ce que nous faisons, parce que c’est vraiment bien.

 

Production intégrale de la Coopérative du travail Lavaca

 

Les 8 chapitres de la série « Les choses qu’il faut faire pour travailler » :

Chapitre 1 : Présentation

Chapitre 2 : La visite d’un président

Chapitre 3 : re-présentation du projet de loi pour la récupération des unités productives

Chapitre 4 : l’Expérience de la récupération de l’imprimerie Gráfica Patricios

Chapitre 5 : La récupération du journal Tiempo Argentino

Chapitre 6 : l’Expérience de la récupération de l’hôtel Bauen

Chapitre 7/8 : La récupération d’une usine des vis

Chapitre 8/8 : Une autre économie est possible, la création d’une monnaie alternative

 

Traduction et transcription : Evelyn Tischer

L’article original est accessible ici