Le 6 juin, c’était la première du film documentaire de Pressenza, “Le début de la fin des armes nucléaires”. Pour ce film, nous nous sommes entretenus avec 14 personnes, expertes dans leur domaine, qui ont pu révéler l’histoire du sujet, le processus qui a conduit au traité d’interdiction des armes nucléaires et les efforts actuels pour stigmatiser celles-ci et transformer l’interdiction en élimination. Pour pouvoir faire connaître cette information au monde entier, nous publions les versions intégrales de ces entretiens, avec leur transcription, dans l’espoir que cette information sera utile pour d’autres réalisateurs de documentaires, militants et historiens désirant entendre les importants témoignages enregistrés lors de ces entretiens.

L’entretien suivant est celui de Tim Wright, coordinateur chez ICAN pour le traité, filmé sous la pluie à Bryant Park, à New York, le 24 septembre 2018.

Nous avons parlé du développement de ICAN, de son attrait pour les jeunes, de l’impact des armes nucléaires en Océanie et Pacifique, et du traité d’interdiction des armes nucléaires.

Questions : Tony Robinson, Vidéo : Álvaro Orús.

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Transcription

Sur le développement de ICAN

Nous avons conçu la campagne en 2006 et l’avons formellement lancée en 2007, et à l’époque, je pense que nous avions un plan audacieux pour rassembler un mouvement mondial contre les armes nucléaires.

Notre souci était que le mouvement anti-nucléaire stagnait et devait être relancé, et nous sentions qu’un nouvel objectif devait être un traité d’interdiction complète des armes nucléaires.

Il existait déjà des traités interdisant les armes chimiques et biologiques, ainsi que les mines terrestres. Le processus d’interdiction des bombes à sous-munitions était en cours. Et nous nous sommes dit, pourquoi pas une interdiction des armes nucléaires ? Ce sont les pires des armes. Elles doivent certainement être soumises à une interdiction totale et le fait que nous étions en Australie au fin fond du monde, ne nous a pas empêchés d’entamer la construction de ce réseau mondial.

Tous ceux que nous avons approchés de par le monde ont vraiment adhéré à l’idée, et nous avons pu très vite bâtir une coalition de quelques centaines d’organisations. L’idée d’une interdiction mondiale des armes nucléaires a vraiment trouvé un écho et c’était exaltant pour moi. J’étais étudiant à l’université, j’étudiais le droit international, l’idée de faire partie d’un mouvement qui allait créer un nouveau droit international pour répondre à l’un des plus grands défis rencontrés par l’humanité, était enthousiasmante.

C’était la première fois que je visitais le siège des Nations Unies en 2007, quand nous avons lancé officiellement la campagne. Voir les gouvernements dans la salle, constater qu’ils ne faisaient pas vraiment ce qu’ils devaient faire, m’a ouvert les yeux et m’a démontré l’importance du mouvement de la société civile.

Nous ne pouvons pas abandonner aux gouvernements la responsabilité de faire ce qu’il faut, je me souviens que l’un des ambassadeurs rencontrés m’a déclaré que rien ne changerait, à moins d’une autre attaque nucléaire.

En résumé, nous avions besoin d’assister à l’incinération de centaines de milliers de personnes, peut-être des millions, avant que les gouvernements se réveillent et trouvent la volonté de s’occuper de ce problème de l’armement nucléaire.

Pour moi, c’était tellement horrible et perturbant que cela m’a déterminé à réussir. Je pense qu’il se trouvait de nombreuses personnes partageant cet objectif de vraiment changer le débat diplomatique et d’augmenter l’attention publique mondiale sur la menace qui pèse sur nous.

Comment ICAN s’est-il développé à cette époque en Australie ?

Depuis le début, nous voulions inviter des organisations qui n’étaient pas nécessairement déjà impliquées dans le désarmement nucléaire, mais œuvraient à des buts plus ou moins liés à ce que nous tentions d’obtenir.

Donc nous avons pris contact avec les syndicats, avec les Églises et les groupes environnementalistes, les groupes humanitaires, et nous leur avons dit qu’il s’agit d’une question qui va profondément affecter ce qu’ils font, que si nous travaillions tous ensemble, nous pourrions vraiment progresser vers un monde sans armes nucléaires.

Et la seule manière d’obtenir l’élimination de ces armes est de former un mouvement mondial, puisque nous ne pourrons pas faire face aux conséquences d’une guerre nucléaire, le seul choix que nous avons est de la prévenir.

Nous avons bien sûr écrit à ces organisations et utilisé les réseaux existants, mais nous avons aussi voyagé autour du monde pour informer les gens au sujet de cette nouvelle campagne que nous lancions, pour les inviter à y participer et avons imaginé des moyens d’intégrer les contributions de tous dans un effort global.

Nous avons pris la parole devant les Nations Unies, devant des parlement nationaux, dans les médias, nous avons informé des journalistes, nous avons fait tout ce que nous pouvions pour faire savoir qu’ICAN existe et que le temps était venu de l’interdiction des armes nucléaires.

Comment fait ICAN pour avoir tant de succès chez les jeunes ?

Je pense que l’une des critiques habituelles contre le mouvement anti-nucléaire est qu’il est surtout composé de vieux, et nous ne voulions certainement pas créer une campagne qui serait celle d’une seule génération. Nous nous sommes donc efforcés de rallier beaucoup de lycéens et d’universitaires et je pense que l’une des forces d’ICAN est que nous intégrons des participants de toutes les générations, nous avons des nonagénaires travaillant très bien avec des adolescents. Je pense que nous avons toujours essayé d’intégrer toutes ces voix.

Nous ne traitons pas l’opinion d’une personne comme ayant plus de valeur que celle d’une autre, je pense que chacun apporte à cette campagne sa propre expérience et ses perspectives, ce qui s’est avéré essentiel pour la réussite de nos actions.

Histoire des armes nucléaires en Océanie

Dans les années 50 et 60, des armes nucléaires ont été testées an Australie par le gouvernement britannique, avec le soutien sans faille du gouvernement australien, cela a eu un impact profond, surtout sur les communautés indigènes proches des essais.

Nous avons aussi procédé à des essais chez nos voisins des îles du Pacifique, en particulier les îles Marshall et ce qui est devenu Kiribati et la Polynésie française.

Il s’agit d’essais par les gouvernements américain, français et britannique, en se souciant très peu de la santé et du bien-être des îliens du Pacifique, et bien que les essais soient terminés depuis plus de vingt ans, leurs conséquences se font encore sentir actuellement.

Les voix des personnes qui ont souffert à cause des essais nucléaires en Australie et dans le Pacifique, ont été très importantes pour démontrer que nous avons besoin de cette interdiction totale des armes nucléaires et ont vraiment élevé l’attention de l’opinion publique mondiale sur les conséquences catastrophiques de leur utilisation.

Bien entendu, leurs effets se font sentir à travers les générations et sur de vastes zones en raison de la dispersion des radiations. Ce nouveau traité d’interdiction des armes nucléaires, non seulement interdit l’utilisation en temps de guerre des armes nucléaires, mais aussi les essais nucléaires.

Nous espérons que nous ne verrons plus jamais d’essais d’armes nucléaires.

Quels sont les éléments les plus importants du traité ?

L’adoption du traité d’interdiction des armes nucléaires en 2017 fut une grande avancée pour la communauté internationale et la société civile mondiale. Les Nations Unies ont travaillé contre la menace des armes nucléaires depuis leurs fondation. La toute première résolution adoptée par l’Assemblée Générale de l’ONU demandait l’élimination totale de toutes les armes de destruction massive et il aura fallu tout ce temps pour adopter une interdiction totale de ces armes.

Bien sûr, le traité n’a pas encore recueilli l’adhésion de tous, mais environ les deux tiers de la communauté internationale y adhèrent. Je pense que nous allons assister à une adhésion croissante avec le temps, puisque de plus en plus de pays admettent qu’il ne peut y avoir de rôle légitime pour ces armes horribles.

Le traité comprend une large gamme d’interdictions : l’interdiction bien entendu, d’utiliser les armes nucléaires, mais aussi de menacer de les utiliser, l’interdiction des essais nucléaires et de production des armes nucléaires, et aussi l’interdiction de posséder des armes nucléaires.

Il dit aussi qu’un Etat ne peut pas aider un autre Etat à s’engager dans l’une de ces activités, c’est un élément vraiment important, parce que si nous n’avons que neuf pays dotés de l’arme nucléaire, nous en avons quelques dizaines d’autres qui font partie du problème parce qu’ils encouragent d’une manière ou d’une autre la possession d’armes nucléaires, ou aident d’autres Etats à se préparer pour l’utilisation potentielle d’armes nucléaires.

Ce traité dispose que ce comportement est lui aussi absolument inacceptable.

Je pense donc que nous pouvons embarquer certains de ces pays dans le traité, que quand nous pourrons embarquer certains pays dotés de l’arme nucléaire nous assisterons à un changement radical et rapide vers le désarmement nucléaire total.

Le traité prévoit aussi des clauses d’aide aux victimes de l’utilisation et des essais des armes nucléaires, sur le modèle des traités d’interdiction des mines terrestres et des armes à sous-munitions.

Il existe aussi une clause de remédiation des environnements contaminés par des essais nucléaires. Je pense donc que, même à court terme, ce traité peut avoir un impact considérable sur la vie de citoyens ordinaires dans les zones touchées par ces armes terribles.

Le traité entrera en vigueur lorsque 50 Etats l’auront signé et ratifié.

Quand le traité entrera-t-il en vigueur ?

Nous espérons que le traité entrera en vigueur en 2019 ou 2020. Nous avons déjà bien avancé vers l’entrée en vigueur et nous savons que de nombreux pays sont bien engagés dans leurs processus de ratification, en fait le rythme de ratification a été généralement plus rapide que pour d’autres traités concernant des armes de destruction massive.

Le processus est donc jusqu’à présent encourageant et nous savons que pour une grande majorité des pays du monde, c’est une question très simple. Bien entendu, ils soutiennent l’élimination totale des armes nucléaires. Ils croient bien entendu que ces armes ne doivent plus jamais être utilisées, et donc signer et ratifier ce traité est tellement évident d’un point de vue humanitaire, du point de vue du droit international. Ils ne veulent rien avoir à faire avec des armes nucléaires.

Quelle est l’importance du traité d’interdiction et ses impacts futurs ?

Je pense que c’est l’un des accomplissements majeurs des Nations Unies même si ce n’est reconnu ni maintenant, ni à l’époque de l’adoption du traité. Beaucoup de médias dans le monde l’ont ignoré, mais je pense que dans quelques années, nous verrons ce traité comme un événement marquant dans l’histoire des Nations Unies et même dans l’histoire de l’humanité, comme le jour où nous avons dit « non, ces armes ne sont pas acceptables et doivent être totalement éliminées ».

Nous avions cet état d’esprit depuis la fin de la guerre froide, selon lequel les armes garantissaient la sécurité de certains pays et apportaient de la sécurité, et ainsi de suite.

Eh bien, il n’y a pas tant de stabilité dans le monde actuellement et il existe un risque à tout moment, que ces armes soient encore utilisées, que ce soit délibérément ou par accident, et je crois que de plus en plus de pays commencent à se rendre compte de cela, nous assistons, après l’adoption de ce traité, à un changement fondamental de discours.

Personne ne prétend que les armes bactériologiques ou chimiques sont acceptables pour certains pays mais pas pour d’autres et personne ne dit qu’il serait acceptable de se trouver sous la protection d’un parapluie d’armes chimiques ou d’armes bactériologiques. Pourtant, l’attitude était différente pour les armes nucléaires.

Je pense que nous arriverons à un stade dans lequel le tabou contre les armes nucléaires sera aussi puissant que le tabou contre les autres armes de destruction massive.

Je pense que ce traité aura un impact très concret, même à court terme. Nous voyons déjà des institutions financières autour du monde désinvestir des sociétés qui produisent des armes nucléaires ; elles ont fait cela parce que les armes nucléaires sont à présent illégales en droit international. Auparavant, elles excluaient d’autres types d’armements controversés mais pas les armes les plus destructrices, elles se sont rendu compte que c’était une erreur et corrigent à présent cette erreur, avec pour conséquence que des millions ou des milliards de dollars sont retirés des sociétés productrices d’armes nucléaires.

C’est un rude coup pour leurs affaires et il deviendra de plus en plus difficile pour les Etats nucléaires de continuer à moderniser leurs arsenaux nucléaires. Et plus ce sera difficile, mieux ils considèreront que le désarmement est une option valable.

Je pense aussi que des pays comme les Etats Unis ont tellement compté sur leurs alliés pour conserver leur capacité de guerre nucléaire, que si ce soutien disparaissait les Etats Unis seraient plus sérieux dans le désarmement, que par conséquent la Russie changera d’attitude, ensuite des Etats membres de l’OTAN comme le Royaume Uni et la France changeront de point de vue.

Ils pousseront l’Inde, le Pakistan et d’autres à suivre le mouvement.

Vous pouvez voir comme ces petits changements actuels peuvent avoir un effet énorme avec le temps.

Nous n’avons jamais dit que ce traité allait éliminer les armes nucléaires du jour au lendemain. Nous savons qu’une longue route reste à parcourir, qu’il reste des défis immenses à relever pour éliminer les armes nucléaires, mais nous n’aurions pas pu y parvenir sans une interdiction totale, sans un traité qui dit clairement que ces armes sont illégitimes pour tous les pays.

C’est le fondement essentiel d’un monde sans armes nucléaires, c’est ce qui nous met sur le chemin de cet objectif.

Quelle est votre motivation ?

Il était très gratifiant de participer à cette campagne. Avoir l’occasion de travailler avec des personnes si douées et passionnées, être partie prenante dans un processus historique qui aura des implications pour la sécurité et le bien-être des générations futures est un grand privilège et un honneur.

Je me sens très fortuné d’être membre d’ICAN, d’avoir pu collaborer avec cette équipe magnifique et chaque jour je sens que nous faisons un petit progrès vers notre but ultime d’élimination des armes nucléaires.

Ces accomplissements renforcent ma motivation, nous avons une tâche très concrète à effectuer, l’entrée en vigueur du traité, puis en fin de compte obtenir l’adhésion de tous les Etats du monde.

Donc, chaque nouvelle signature et ratification de ce traité est un pas vers cet objectif, chacun nous fait sentir que cet objectif d’élimination des armes nucléaires est plus atteignable et plus tangible.

Je ne peux vraiment pas imaginer une autre tâche à laquelle je préférerais me consacrer.

 

Traduction de Serge Delonville

 

Voir l’ensemble des entretiens du documentaire :

Entretien avec Tim Wright, de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires ICAN

Entretien avec Dr. Ira Helfand, de l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire IPPNW

Entrevue avec Alice Slater

Entretien avec Setsuko Thurlow, survivante de la bombe d’Hiroshima

Entretien avec Kathleen Lawand, Comité International de la Croix Rouge

Entretien avec Carlos Umaña, de l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire IPPNW

Entretien avec Susi Snyder, Ne misez pas sur la bombe [Don’t Bank on the Bomb]

Entretien avec Ward Wilson, auteur de « Cinq mythes sur les armes nucléaires »

Entretien avec Daniel Högsta, Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires

Entretien avec Beatrice Fihn, de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires ICAN

Entretien avec Elayne Whyte Gómez, ambassadrice du Costa Rica auprès de l’ONU à Genève

Entretien avec Ray Acheson, de la Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté