Le 6 juin, Pressenza a présenté pour la première fois notre dernier film documentaire « Le début de la fin des armes nucléaires ». Pour ce film, nous avons interviewé 14 personnes, expertes dans leurs domaines, qui nous ont donné un aperçu de l’histoire du sujet, du processus qui a conduit au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires et des efforts actuels pour stigmatiser et transformer l’interdiction en élimination. Dans le cadre de notre engagement à mettre cette information à la disposition de tous, nous publions les versions complètes de ces entrevues, ainsi que leurs transcriptions, dans l’espoir que cette information sera utile aux futurs documentaristes, militants et historiens qui voudraient entendre les témoignages enregistrés lors de nos entrevues.

Cette interview est celle de Setsuko Thurlow, qui avait 13 ans le 6 août 1945 lorsque la première bombe nucléaire a été larguée avec violence contre une autre nation. Contrairement à la grande majorité de ses camarades de classe, Setsuko a survécu grâce à la chance d’avoir été choisie par les militaires pour travailler sur une base de l’armée japonaise à environ un mille de l’hypocentre de l’explosion.

Pour notre documentaire, nous savons qu’à 87 ans, ce pourrait être l’une des dernières occasions de saisir le précieux témoignage de Setsuko pour les générations futures qui, espérons-le, ne connaîtront jamais l’horreur des armes nucléaires. Nous avons passé plus d’une heure chez cette charmante dame dans sa maison à Toronto, où elle nous a raconté son enfance à Hiroshima avant la guerre, le jour où la bombe a explosé, son expérience de l’université et son départ aux États-Unis, son activisme antinucléaire, l’apprentissage de la campagne pour le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires et le prix Nobel de la paix.

Questions: Tony Robinson, Vidéo: Álvaro Orús.

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Transcription

Racontez-nous votre enfance au Japon

Je m’appelle Setsuko Thurlow, je suis originaire d’Hiroshima, mais je vis ici à Toronto depuis de nombreuses années, ma deuxième maison.

Je suis née en 1932. J’ai grandi là-bas. J’y ai vécu jusqu’à la fin de mes études universitaires, puis je suis venue aux États-Unis avec une bourse d’études. Pendant les 15 premières années de ma vie, j’ai grandi dans un environnement social très militariste, fasciste et totalitaire. Je ne connaissais pas d’autre façon de vivre. La vie n’était pas si mauvaise. Nous ne pouvions pas avoir tout ce que nous voulions, de la bonne nourriture, des sucreries, du chocolat et de beaux vêtements. Et les choses étaient restreintes, mais dans la première partie de mon enfance, c’était plutôt bon. Je pense à un grand jardin ensoleillé. Mon père adorait jardiner, et nous avions un jardinier qui était là la plupart du temps.

Je me suis liée d’amitié avec le jardinier. Il m’a tout appris sur les arbres, les plantes et les fleurs, la cueillette des fruits, etc. De sorte que les premiers souvenirs ont été ceux de temps heureux et des nombreuses personnes qui venaient chez nous.

Mon père était en quelque sorte le chef du groupe familial, selon l’ancien système ; cela signifiait beaucoup d’événements religieux, familiaux et d’activités qui se déroulaient dans ma maison, que ce soit une cérémonie commémorative pour le défunt, ou un mariage entre cousins, etc.

Tout se déroulait à cet endroit. J’ai donc des souvenirs heureux de cette partie de mon enfance. Un souvenir que je ne peux oublier, c’est que le jardinier emballait chaque pousse de pivoines à la fin mai et je lui demandais : « Qu’est-ce que tu fais ? »

« Bon, attends jusqu’à la fin de cette semaine et tu verras » et quand il est revenu, il a commencé à enlever tout le fin  papier de riz qu’il avait enroulé autour des pousses. Il a enlevé tous les emballages. Et toutes les pivoines du jardin avaient fleuri, alors que les invités commençaient à arriver.

C’est le genre de bonheur dont je me souviens. Puis le Japon a déclaré la guerre, et défendu la cause plutôt stupide, attaquant Pearl Harbor, et le mode de vie a dû changer soudainement. Pendant un temps, le Japon allait bien. Tant de navires américains étaient coulés, et ainsi de suite, mais bientôt le Japon commença à perdre des navires, des avions et des combattants etc.

Notre mode de vie a donc changé rapidement. Tous les jours, à la radio, on nous donnait des instructions : et maintenant on va rationner le riz, on va rationner ceci, on va rationner cela, et la vie est devenue très contraignante et triste, mais on nous a lavé le cerveau, vous voyez ? Nous étions les descendants de l’Empereur, les fils et les filles de la déesse, et nous ne perdrions jamais la guerre, et enfant, je le croyais, comme tout le monde.

Le jour où la bombe a explosé

Alors les choses ont commencé à changer, comme l’école primaire elle-même a changé de nom, « L’école du peuple » ou quelque chose comme ça. Tous les matins, nous devions y aller, nous n’avions pas de manteaux épais et chauds, nous nous gelions.

Et il fut ordonné de détruire notre maison, au moins la moitié, parce qu’ils ont dû élargir la rue pour les véhicules, les trains et toutes sortes de choses. Ils devaient envoyer des hommes et du matériel à la guerre. Par conséquent, l’élargissement de la route a été l’une des activités les plus populaires.

Cela signifiait donc que notre maison, notre propre maison, devait être coupée en deux. On a dû abandonner, alors on a déménagé dans une autre maison. Mon père avait beaucoup de maisons, des maisons à louer, et nous avons déménagé.

Et la maison, qui a été réduite, est devenue un hôtel ; un hôtel pour accueillir les Japonais qui étaient envoyés sur le champ de bataille, voyez-vous. Ils ont été recrutés dans tout le Japon. Ils ont été amenés à Hiroshima et ont passé leur dernière nuit au Japon, et sont montés à bord du navire dans le port d’Hiroshima.

Ils passaient donc le dernier jour de leur vie dans [ma maison]. Bien qu’étant enfant, je savais ce que ça voulait dire. Vous savez, ils ont quitté leurs enfants et leurs femmes. Et ils buvaient du saké au cours d’une fête le dernier soir.

Eh bien, cela me reste en tête parce que ma propre maison a commencé à abriter les Japonais qui profitaient de cette ultime nuit de leur vie.

Quoi qu’il en soit, au printemps 1945, les frappes aériennes ont commencé à être sérieuses. Eh bien, même avant, ils venaient seulement pour examiner ce qu’il y avait en bas. Mais je pense qu’ils étaient prêts. Maintenant, après avoir pris l’île de Tinián dans le Pacifique, qui était un bon emplacement, l’avion pouvait survoler le Japon en un seul coup d’aile et commencer à attaquer les villes.

Ainsi commença l’attaque aveugle contre les civils, à commencer par Tokyo et Osaka, Nagoya, toutes les grandes villes. Je crois savoir que plus de 100 centres urbains ont été incendiés. Alors, on se demandait, quand est-ce que ce sera notre tour ?

Hiroshima était considérée comme la dixième plus grande ville de l’époque, mais même les plus petites villes avaient été bombardées. Comment est-ce possible ? Il ne se passe rien. Les avions reviennent tous les jours, mais ils ne larguent pas de bombes. Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Et toutes sortes de rumeurs se sont répandues.

Nous ne savions pas que les États-Unis gardaient Hiroshima intacte dans un but spécial, parce qu’à ce moment-là, M. Truman disposait de l’information. Ils ont réussi le premier essai de bombe en juillet, et lui, ou ses militaires, ont envoyé le message : n’attaquez pas Hiroshima.

Eh bien, vous pouvez facilement deviner. Si vous voulez essayer un nouveau type de bombe, alors vous voulez attaquer la ville intacte, plutôt que des pierres et des cendres. Nous ne l’avons su que bien plus tard, et nous étions très inquiets.

Nous sommes donc allés à l’école avec des instructions spéciales, avec un casque spécial en cas d’attaque. Nous devions le porter. Nous avions toujours un sac rempli de produits, de médicaments, et même d’aliments comme des haricots grillés ou d’autres choses de ce genre.

Oh, quel changement rapide dans notre style de vie. Et devinez quoi ? J’allais rencontrer mes copines à la gare ce matin-là. Je les ai retrouvées et nous avons commencé à marcher jusqu’au quartier général de l’armée, et je disais « Marchez! », puis nous sommes arrivées à la porte du quartier général de l’armée et nous avons dit[quelque chose en japonais]. Saluant à droite. Vous savez, il faut saluer. Donc même les filles de 13 ans se comportaient comme des petits soldats japonais. Il fallait qu’on se comporte ainsi.

Bref, j’étais étudiante en 4e, 5e, année. Oui, nous avions des cours presque réguliers à l’école. J’ai appris l’anglais comme ça : « C’est un stylo. C’est un stylo. » c’est un stylo à bille. (C’est un stylo à bille). C’est comme ça que j’ai appris l’anglais, et c’était amusant, mais en deuxième année, au huitième grade, nous n’avions aucun enseignement régulier en classe. Nous avons été envoyées chez les agriculteurs pour aider à la ferme, et dans l’entreprise où nous avons emballé les cartons de tabac qui ont été envoyés sur la ligne de front.

Une autre fois, nous nous sommes rendues dans une usine militaire où nous produisions des vêtements, en nous assurant que les boutons étaient à la bonne place pour les militaires. Et puis, quelques semaines avant l’attentat d’Hiroshima, je pense que c’était en avril ou mai 1945, j’ai été choisie pour faire partie des 30 filles qui ont été envoyées au quartier général de l’armée pour apprendre à décoder les messages secrets. C’était amusant, nous l’avons appris rapidement, et le 6 août, ce même jour, c’était censé être le premier jour où nous devions agir comme assistantes officielles dans l’armée.

Ce jour-là, j’ai fait connaissance avec les filles à la gare. Nous avons marché jusqu’au quartier général voisin, et je les ai emmenées au deuxième étage de l’immense bâtiment, le bâtiment en bois qui se situait à un mille de Ground Zero, et à huit heures du matin nous avons démarré une assemblée. Le plus âgé nous faisait un discours d’encouragement à une trentaine de filles. « Vous avez été bien entraînées. Ce jour est celui où vous commencez à faire preuve de loyauté etc… envers l’Empereur ».

« Oui Monsieur. Nous ferons tout notre possible ! ».

A ce moment-là, j’ai vu par la fenêtre le formidable flash. Quelqu’un a dit que c’était une lumière plus brillante que le Soleil ; quelqu’un a dit que des dizaines de milliers de soleils éclataient ensemble, mais quand même. Je l’ai vu et je ne pouvais pas comprendre, et avant d’avoir eu l’opportunité de comprendre ce qui se passait, j’ai su que mon corps volait en l’air.

Je savais que je flottais dans les airs. C’est la dernière sensation dont je me souvienne. Après ça, j’ai perdu connaissance. Puis, quand j’ai repris conscience dans l’obscurité complète et le silence total, j’ai finalement su que les Américains nous avaient attaqués. Les gens d’Hiroshima se demandaient avec anxiété pourquoi nous n’avions pas été attaqués alors que tous les autres l’avaient été, mais même moi, je me suis rendu compte que cela devait être l’œuvre des États-Unis.

Je ne pouvais pas bouger mon corps, alors j’ai su que j’étais confrontée à la mort, mais je n’ai pas paniqué du tout. Je l’ai acceptée calmement. Puis j’ai commencé à entendre les voix faibles des filles : « Maman, je suis ici. Aide-moi. Mon Dieu aide moi !  » J’ai su ainsi que je n’étais pas seule dans cette obscurité. J’étais entourée. Puis, soudain, une main ferme m’a touchée par derrière. « N’abandonne pas, n’abandonne pas ! Continue à bouger ! J’essaie de te libérer. Tu vois la lumière qui sort de cette ouverture ? Avance vers elle aussi vite que possible. Maintenant, j’essaie de te libérer. Allez, continue à pousser, continue à donner des coups de pied. »

Il me remontait le moral, et après on a lutté et finalement il a pu me libérer. J’ai désespérément fait ce qu’il m’a demandé. Quand je suis sortie, l’immeuble était en feu. En partant, je me suis retournée et j’ai essayé de déterminer quelle était la situation. Si je pouvais retourner et aider mes amies. Mais non, je n’ai pas pu entrer. C’était…

Puis j’ai regardé autour de moi et je me suis dit : « Étrange. » A 8h15 du matin, il faisait sombre, sombre comme lors du crépuscule, puis j’ai commencé à voir dans l’obscurité certains objets en mouvement, se déplaçant alentour, mais ils étaient tellement silencieux, si calmes. Personne ne criait, ne hurlait, ni ne demandait de l’aide ou ne courait alentour. Non, c’était un silence fantomatique. C’est une scène très effrayante dont je me souviens encore. Puis ces objets en mouvement se sont approchés de moi et je les regardais. Pour moi, c’était une procession de figures fantomatiques. Ils ne ressemblaient pas à des êtres humains. Leurs cheveux étaient effilochés, crépus, leur peau et leur chair tombaient. Certains portaient leurs globes oculaires dans leurs mains et beaucoup faisaient simplement les gestes suivants [gestes des mains]. La peau et la chair pendaient. Ils rampaient lentement vers la périphérie de la ville à partir du centre.

Et un soldat a dit – puisque j’étais au quartier général de l’armée, « il doit y avoir eu beaucoup de soldats et d’officiers » ; beaucoup moururent, mais beaucoup ont survécu – et quelqu’un a dit : « Vous les filles, rejoignez cette procession et échappez-vous vers la colline toute proche ». C’est ce qu’on a fait, on est passées prudemment par dessus les cadavres au sol.

Et le silence a continué, mais nous entendions des voix, des voix faibles, toutes demandant de l’eau, de l’eau s’il vous plaît, de l’eau. Quand nous sommes arrivées au pied de la colline, l’endroit était plein de cadavres et de mourants.

Eh bien, il y avait un camp d’entraînement au pied de la colline de la taille de deux terrains de football, et lorsque nous sommes arrivées, l’endroit était plein de cadavres et de mourants, et ils demandaient sans cesse de l’eau. Nous trois, eh bien, nous étions couvertes de sang, mais nous n’étions pas gravement blessées. Nous voulions aider, mais nous n’avions pas de seau, pas de tasses pour transporter l’eau. Nous nous sommes donc approchées, nous avons lavé nos corps, déchiré nos blouses et les avons trempées dans l’eau, puis nous avons porté les vêtements trempés à la bouche des mourants qui ont aspiré l’humidité. C’est tout ce qu’ils ont pu obtenir avant de mourir.

Imaginez trois ou quatre mille degrés centigrades. C’est la chaleur de la bombe au niveau du sol, et c’est ce qui les a brûlés de l’intérieur vers l’extérieur. Ils ont dû beaucoup souffrir. Tout le monde demandait de l’eau.

Ainsi, peu de gens ont pu obtenir un peu d’humidité. Il n’y avait ni médecins ni infirmières.

J’ai regardé autour de moi et j’ai pensé que des professionnels de santé devaient certainement être présents, mais je n’ai vu aucun professionnel de santé parmi les dizaines de milliers de personnes qui mouraient. Eh bien, entre 80 et 90 pour cent des professionnels de santé ont également été tués, et ceux qui ont survécu ont travaillé dans une autre région, pas là où j’étais.

Je pense que la plupart des gens sont morts écrasés par l’effondrement d’immeubles et l’incendie. Mais les gens qui n’ont pas été brûlés, comme moi, étaient là. J’ai donc été exposée aux radiations.

Puis, dans la période qui a suivi – et bien, peut-être avant que je ne parle de la période qui a suivi – permettez-moi de vous dire quelques mots sur ce qui s’est passé ce jour-là. La plupart de mes camarades de classe travaillaient dans le centre de la ville, des élèves de septième et huitième année de toutes les écoles secondaires de la ville ont été amenés à cet endroit parce que la ville avait un plan spécial. Ils voulaient détruire tous les bâtiments et agrandir les rues pour être prêts. C’est le genre de travail qu’il y avait pour les petits enfants, et les enfants ont enlevé leur chemise en plein dans le centre de détonation. Ils ont été les premiers à tout simplement s’évaporer, à fondre.

De mon école, plus de 300 élèves étaient présents. Je suis en vie parce que je n’étais pas là bas. J’étais ailleurs, vous le savez, à un kilomètre de là. J’étais dans un immeuble. J’ai été enterrée par le bâtiment effondré. J’ai dû être protégée, mais ces gens n’étaient pas directement protégés contre [la bombe] ; 4000 degrés Celsius de chaleur, simplement carbonisés, vaporisés. Mais l’une des filles a survécu et est revenue nous dire ce qui était arrivé aux filles avant de mourir. Elles ont juste rampé. Elles ne pouvaient pas s’identifier l’une l’autre parce qu’elles étaient tellement noircies et enflées, mais par la voix elles pouvaient s’appeler l’une l’autre, elles se sont assises ensemble en cercle. Elles ont chanté des hymnes, de ce que j’ai compris, l’un particulièrement beau, mon préféré [elle dit le nom en japonais]. En anglais, c’est quelque chose comme « Lord I am coming near you ». Comme elles chantaient ensemble, elles s’évanouirent l’une après l’autre et moururent. C’est ce qui est arrivé à mes camarades de classe. Parce qu’une fille a survécu et est revenue nous raconter cette histoire, je l’ai su et l’enseignante de ma belle-sœur, elle dirigeait les activités de supervision de ces personnes. On a essayé de chercher son corps, mais on ne l’a jamais trouvé. Elle a laissé deux jeunes enfants orphelins.

Il s’agissait donc de personnes qui avaient des preuves tangibles de lésions, soit une peau brûlée ou un visage boursouflé, mais il y avait beaucoup de gens dans la ville ou à la périphérie de la ville. Ils avaient l’air bien, par exemple mon oncle et ma tante. Quand nous avons appris qu’ils avaient survécu, nous nous sommes réjouis, mais une semaine plus tard, ils ont commencé à se sentir très mal. Ils ont commencé à vomir et avaient des taches violettes partout sur le corps, et ça c’était un signe certain qu’ils allaient mourir.

De fait, ils sont morts. Et donc, à cette époque, nous, les survivants, la première chose que nous faisions le matin était de regarder chaque partie de notre corps et nous assurer de vivre un jour de plus. C’est le genre d’anxiété avec laquelle nous vivions.

Immédiatement après, les gens se sont sentis si apathiques, même s’il n’y avait aucune preuve tangible de souffrance. Les gens n’avaient tout simplement pas d’énergie et certains se sont plaints de ces survivants : Ils sont inutiles, ils ne travaillent pas, ils ne peuvent pas travailler. Donc, si l’agriculteur veut les employer, ils ne travaillent pas parce qu’ils sont physiquement incapables de le faire.

Et beaucoup de gens ont eu des cicatrices, une très mauvaise cicatrice. Ils n’avaient pas l’air bien. Alors des gens sans égard ont commencé à les traiter de fantômes, etc. L’aliénation sociale et la discrimination étaient réelles. Alors ces filles avec ce genre de peau, vous savez, elles ont perdu la possibilité d’être traitées sur un pied d’égalité, pour quoi que ce soit : emploi, mariage, logement et tout le reste.

Il n’y eut donc pas seulement des dommages physiques, mais aussi des dommages sociaux et psychologiques. La ville a disparu dans tous les sens du terme.

Quelle fut l’expérience d’aller à l’université et de venir aux États-Unis ?

Oui, l’impensable est arrivé. Le Japon n’a jamais pensé qu’on perdrait la guerre. Nous l’avons fait et nous avons dû survivre jour après jour. Survivre. Nous étions affamés. J’ai beaucoup de respect pour les femmes qui étaient déterminées à nourrir leur famille. Où trouvèrent- elles la nourriture ?

Mais de toute façon, certains fonctionnaires qui ont survécu ont immédiatement commencé à travailler, à contacter les militaires, [pour savoir] s’il restait de la nourriture et des vêtements, et essayer de les distribuer aux personnes affamées, mais vous savez que pendant 12 ans, le gouvernement central, le gouvernement national, n’a pas bougé le petit doigt pour nous aider. Bien sûr, je peux dire qu’ils étaient totalement désorientés, parce que ce sont eux qui croyaient fermement que nous étions les descendants, et l’Empereur, etc, le mythe, et ils étaient totalement immobilisés et ne pouvaient penser aux pauvres gens qui souffraient.

Ils ne savaient pas quoi faire. Mais pourtant ce n’est pas une excuse. Pendant 12 ans ! Si le gouvernement avait pu aider les survivants en leur donnant des couvertures, par exemple, en leur donnant des conseils… [comme] de ne pas dormir sur le sol pollué de la ville, etc.

Aucune information n’a été fournie, ni couvertures ni nourriture. Ainsi, les survivants qui n’avaient ni amis ni parents à l’extérieur de la ville ne dormaient que sur ce sol contaminé. Encore une fois, ils ont été les premiers à partir.

Dans mon cas, nous avons eu beaucoup de chance, et je me sens toujours mal quand je pense aux gens qui n’avaient pas le choix. Eh bien, nous sommes allés à la périphérie de la ville où mon oncle nous a accueillis, nourris, logés et habillés, car il lui-même avait perdu deux filles. Elles ne sont jamais revenues de la ville, et trois autres enfants se battaient dans la guerre en Chine ou ailleurs. Il était seul avec sa femme et son fils aîné. Il avait donc beaucoup d’espace et beaucoup de nourriture et il nous a accueillis. Mais les survivants ont dû s’échapper de la ville, et plus ils allaient loin au Japon, moins ils avaient d’informations sur ce nouveau type de bombe. Le système de communication était si mauvais à l’époque et le système était en panne.

Il a dit : « Qui sont ces figures fantomatiques ? ». La discrimination sociale était donc réelle.

Plus tard, les États-Unis ont créé une commission appelée ABCC, qui est le sigle anglais de l’Atomic Bomb Victims Commission, à Hiroshima et Nagasaki.

Les gens étaient si contents. On allait enfin avoir des soins médicaux, du matériel médical. Mais non. Leur seul but était d’étudier les effets des radiations sur le corps humain, mais pas d’apporter des fournitures ou de l’aide médicale.

Quand les gens l’ont découvert, vous pouvez imaginer. Ils avaient l’impression qu’ils nous utilisaient simplement comme cobayes. D’abord en faisant des tests sur nous, et maintenant en nous étudiant comme sujets de recherche médicale.

De telle manière que les États-Unis auraient dû se préparer à des événements futurs similaires à celui-ci. C’était exaspérant et les gens étaient bien sûr très en colère. Cela s’est produit sous la direction du général Mac Arthur, qui est devenu le commandant suprême des forces alliées après la reddition du Japon.

La personne que nous considérions comme un dieu et un descendant de Dieu a simplement disparu ailleurs. Il n’était plus [sur les lieux], c’est Mac Arthur qui nous a fait une déclaration claire, aux Japonais : « Je suis venu au Japon pour accomplir deux choses : l’une consiste à démilitariser le Japon et, en second lieu, démocratiser le Japon ».

C’est génial ! Je pense que beaucoup d’entre nous, beaucoup de gens se sont sentis soulagés que la guerre soit terminée. Après tout, nous avons souffert de la guerre pendant 15 ans. J’ai grandi sans rien connaître d’autre que les temps de guerre vous savez. Alors, la démocratie. C’est comment, la démocratie ? C’est censé être quoi ? Et nous étions impatients d’apprendre. Et nous avons appris que les femmes peuvent être traitées de la même façon que les hommes. Bonne nouvelle !

J’étais étudiante dans une école chrétienne, une école privée. Ce fut donc le début de ma période probablement heureuse. J’étais dans une école où on nous disait : « Les temps ont changé. Les femmes peuvent être également actives dans la société « , et cela a été très encouragé. Le nouveau bâtiment a été construit dans le centre de la ville, le premier, et les enseignants américains ont commencé à retourner à Hiroshima. J’avais beaucoup de bonnes idées, comme de commencer à écrire des journaux pour les lycéennes, et je suis devenue présidente du plus grand club étudiant, nous l’avons appelé YWCA.

Et les garçons de l’université d’Hiroshima avaient aussi leur YMCA. Jusque-là, nous n’avions jamais travaillé avec des étudiants de sexe masculin, mais pour la première fois, nous pouvions avoir des activités communes. Ce fut une expérience très vivifiante, c’est pourquoi je pense que l’activisme était en train de se développer à cette époque.

Nous avons fait beaucoup de travail. Oui, le chef de l’YWCA de Tokyo se présentait aux élections parlementaires, je crois. Nous avons appris la nouvelle, et nous étions très fiers, nous voulions apporter notre soutien.

Pouvez-vous m’imaginer moi jeune, aidant aux élections, faisant des discours et voyageant avec eux etc ? Et j’ai vraiment aimé ça. C’était un moment heureux, mais d’un autre côté de ma vie à ce moment-là, c’était très grave, après avoir vécu ce chaos total et la disparition soudaine de l’environnement auquel on est habitué.

On commence à se demander qu’est-ce que signifie tout ça. Comment c’est arrivé ? Quand à l’école ils parlent de l’amour de Dieu -les chrétiens sont censés s’aimer les uns les autres – mais c’est un pays chrétien, les États-Unis, qui a fait quelque chose comme ça. Mon esprit était plein de questions et je l’ai pris au sérieux. Je ne faisais pas qu’éditer tranquillement le journal étudiant. Vous savez, ça m’a pris beaucoup de temps. J’allais à l’école tôt le matin, avant que tout le monde arrive, et il y avait une salle de prière spéciale où nous pouvions avoir un entretien personnel avec le professeur ; alors j’ai posé des questions et les professeurs se sont montrés très compréhensifs. Ils connaissaient les luttes que nous menions sur les plans émotionnel, spirituel et psychologique, et je reconnais vraiment le mérite de ces enseignants dévoués. Après tout, j’ai passé 10 ans depuis l’école secondaire, et l’université, 10 ans dans cet environnement avec des enseignants attentionnés et sensibles, capables de vous rendre autonome, et ils ont entendu notre combat.

Nous étions complètement perdus. Et… après environ 4 ans de débat avec moi-même, avec des mentors et des amis, c’est ce que je voulais faire, j’ai adhéré plus encore à l’Église chrétienne.

Je pense que l’activisme de l’Église chrétienne, l’accent mis sur le service envers autres, était très important pour moi, non seulement pour nous-mêmes, mais pour travailler ensemble dans la communauté.

Par exemple, à l’époque j’étais au lycée, j’ai lu le rapport annuel du Conseil Mondial des Églises, et j’y ai trouvé une définition. « La paix n’est pas seulement l’absence de guerre, c’est aussi la lutte pour assurer la justice pour tous les êtres » disait-il.

Comme je m’en souviens, à l’époque, nous n’avons jamais utilisé les mots « justice sociale ». Maintenant, nous les utilisons, mais pas à cette époque, et puis il disait aussi de donner ou de fournir à tous les gens : à tous les gens, ça c’était important de ne pas séparer les riches et les pauvres, les plus instruits et les incultes, parce que même au Japon à l’époque, il existait un système du genre « Je viens d’une famille de samouraïs au-dessus des plébéiens », et ce genre de chose. Ici [à l’église], on parle de tous les gens, des communistes ou des gens qui…

Eh bien, je n’étais pas certaine de ce qu’est le Conseil mondial des Eglises, mais j’étais curieuse d’en savoir plus sur le christianisme. Je suppose qu’à chaque fois que je le pouvais, j’allais à la bibliothèque pour lire leurs publications, et il m’est arrivé de dire :  » Hé, c’est une excellente idée ! Oui, la paix n’est pas seulement l’absence de guerre ». Non. C’est facile à comprendre, c’est pour tout le monde, cela signifie sans discrimination, pour tout le monde. Égalité, wow et justice sociale ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça inclut ? L’égalité et, vous savez, les droits de l’homme, etc. Jamais nous n’avons su ce qu’étaient les droits humains. Donc ce genre de motivations m’a toujours fait me poser des questions, et j’ai toujours dit : « Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » J’étais pleine de questionnements, et heureuse de l’être. Et j’ai demandé et obtenu beaucoup, c’est pourquoi j’ai décidé, « Eh bien, c’est comme ça que je vais vivre ».

Peu de temps avant l’attaque, la ville avait décidé que tous les enfants des écoles primaires, à partir de la cinquième année, devraient être évacués de la ville parce que nous avions anticipé l’attaque. Ces cinq mille enfants ont donc été déplacés hors de la ville.

Puis la guerre a pris fin, et ils sont retournés en ville. Il n’y avait plus de ville. Il n’y avait plus de maisons. Il n’y avait plus de parents. Cinq mille enfants sans l’aide du gouvernement central. Comment survivent-ils ? Ils ont commencé à courir sur les cendres dans les décombres. Sur le marché noir, en apprenant à gagner quelques yens. Vol de pickpockets. Ce genre d’activités délictueuses insignifiantes. Eh bien, le prêtre de mon église faisait partie de ces gens qui étaient là pour essayer d’aider ces enfants, de récolter des fonds et de créer des orphelinats ici et là ; et il y avait aussi beaucoup de familles où les parents et les enfants ne sont jamais revenus après la guerre. La femme devait nourrir les bébés et les enfants. La force d’une femme est incroyable.

Mais ils n’avaient nulle part où vivre, alors non seulement les orphelinats, mais aussi les foyers pour femmes et presque tous les besoins humains fondamentaux devaient être satisfaits, et les gens qui étaient convaincus de leur responsabilité devaient simplement rester affairés ; le pasteur de mon église était l’un des leurs.

Il a été critiqué par beaucoup de gens : En tant que prêtre de l’église, son travail est de rester dans son bureau et de préparer un sermon pour le dimanche suivant des choses comme ça, même parmi les membres de la communauté.

Il était si fier. Il a dit : « Eh bien, il est inutile de parler de foi chrétienne sans action ». Il a toujours mis l’accent sur l’amour et l’action. Il voyait donc comment les adultes travaillent pour l’avenir de cette société. Leur façon de travailler a influencé les jeunes enfants à réagir à ce qu’on appelle la situation de crise.

Il n’est pas nécessaire de parler beaucoup, il suffit d’agir ; puis nous regardons et nous savons ce qui est juste, et c’est ainsi que je veux vivre. Aussi quand j’ai obtenu mon diplôme universitaire, je savais déjà dans quel domaine je voulais travailler. Je voulais être assistante sociale. J’ai parlé à la présidente, une diplômée de l’Université Columbia, et elle m’a dit : « Tu sais, Setsuko, maintenant les temps ont changé. Les femmes peuvent faire des choses importantes. J’ai dû apprendre le travail de groupe, le leadership de groupe. Nous devons aider les femmes de cette ville. Va étudier ceci et cela et reviens diriger les femmes d’Hiroshima. »

« Quoi ? Pour être assistante sociale il faut aller à l’université ? » Avec de la bonne volonté, n’importe qui peut le faire.

« Oui, n’importe qui, mais il y a de nouvelles façons de penser. Tu peux étudier la théorie et la pratique et le reste. Tu peux être plus efficace. »

Grâce à ce genre de discussion, j’ai eu l’occasion d’obtenir une bourse pour venir étudier aux États-Unis. C’est à cause de ça, oui.

Mais je dois vous dire que c’était en 1954, lorsque j’ai obtenu mon diplôme, et ce fut une année très importante pour nous. Les Américains avaient testé des bombes à hydrogène, mais je pense que le 1er mars 1954, les Américains ont testé la plus grosse bombe à hydrogène sur l’atoll de Bikini dans les îles Marshall, ce qui a déclenché une tempête, car de nombreux navires de pêche étaient dans le coin. Et les Américains disent qu’ils ont envoyé un avertissement, mais ils étaient nombreux et l’un d’eux était japonais, et un pêcheur est mort. Tous les membres de l’équipage étaient couverts [de radiations] et ainsi tout le Japon s’est réveillé.

[Avant seules Hiroshima et Nagasaki] mais maintenant Bikini, regardez comment ils détruisent l’environnement, et les gens présentent les mêmes types de symptômes que nos compatriotes à Hiroshima et à Nagasaki.

Les Etats-Unis, c’est impardonnable ! Et à cet instant tout le Japon s’est éveillé à la réalité. Vous voyez, le système de communication n’était pas très bon à l’époque, et Mac Arthur régnait, tout le monde était un peu [gestes de servitude] ; puis il y a eu pas mal d’oppression, de sorte que les gens n’étaient donc pas si libres, pas même la presse ne pouvait écrire à ce sujet.

Alors ils [les États-Unis] s’en moquent pour l’instant. Ils viennent de faire exploser (une bombe). Ce fut le début de la plus grande action sociale de l’histoire du Japon, et c’était l’été où j’ai pris un bateau au Japon. J’ai passé deux semaines dans le Pacifique. Ce n’est pas un océan pacifique, c’est un océan cruel, et je suis arrivée aux États-Unis, en Virginie, où je suis allée étudier ; les médias savaient ce qui se passait dans le Pacifique, combien les Japonais étaient bouleversés ; et voilà un survivant d’Hiroshima, qui vient me demander immédiatement ce que je pensais du navire à ce sujet. Que pouvais-je faire d’autre ? J’ai dit que les tests devaient cesser, que la destruction de l’environnement devait cesser, que les blessés devaient être soignés et que les Japonais continuaient de souffrir et de mourir de leucémie et de toutes sortes de cancers. Je leur ai dit des choses négatives ; le lendemain, j’ai commencé à recevoir des lettres de haine, des lettres de haine non signées.

Ce fut l’introduction à la vie aux Etats-Unis, et ils m’ont dit : « Qui a commené à Pearl Harbor ? Rentrez chez vous ! » Mais je venais d’arriver, je ne pouvais pas repartir. Puis-je vivre ici dans ce pays ? Comment vais-je survivre ici ? Faire semblant de ne rien savoir et de ne pas avoir d’expérience ? Me taire ? Ce fut une expérience traumatisante. Je ne pouvais aller à l’école, c’est-à-dire, je ne pouvais pas aller en cours. Je ne pouvais me concentrer, alors je suis restée seule chez le professeur pendant une semaine entière. Et j’ai prié et souffert, pensé, et ce fut le moment le plus solitaire, mais à la réflexion, je sentais que c’était un moment important qui me permettait de vraiment faire un examen de conscience. Quelle valeur a ma vie ? Quel est mon dessein ?

Eh bien, mon travail est de partager mon expérience à Hiroshima, et ce que signifie vivre à l’ère nucléaire, l’horreur qu’elle apporte à l’humanité, et nous ne devons pas permettre que cela arrive encore à un autre être humain. C’est mon message, et je n’arrête pas d’en parler. Je vais continuer à en parler. C’était ça ma décision. En y réfléchissant, comment pourrais-je le faire ? Seule, vous le savez déjà. J’ai été capable de le faire. J’en suis reconnaissante, et j’ai commencé à lire désespérément les articles des gens. La seule personne dont les écrits m’ont beaucoup influencée était le professeur Richard Falk.

C’était le spécialiste du droit international à l’Université de Princeton, bien sûr, j’ai commencé à lire. J’étais si heureuse, parce que je m’étais sentie si seule, et les Etats-Unis ne voient pas les choses comme moi, mais voici un homme qui soutient mon idée, et donc quand je l’ai rencontré, quand nous nous sommes écrit, comment il m’a secourue ! Il m’a vraiment donné du pouvoir. Nous nous écrivons encore ? Oui, maintenant il vit sur la côte ouest.

J’ai donc rencontré des centaines de ces leaders qui m’ont fait réfléchir et m’ont aidée.

Vous avez connu Martin Luther King ?

Je n’ai pas eu cette chance. Non. Je l’ai connu à l’écran, oui. J’ai été dans son école, oui.

C’est donc en 1954 que vous avez commencé à vous engager dans l’activisme nucléaire ?

Formellement, oui, je pense que j’ai commencé à agir, même si j’ai ressenti le besoin de notre dévouement et de notre engagement beaucoup plus tôt, lorsque j’étais à Hiroshima, parce que la ville est devenue une ville de paix, tout le monde était pour la paix, et le Monument commémoratif fut construit. Nous avons tous pris cet engagement, nous avons prêté serment.

Après tout cela, tous nos êtres chers et les amis, les camarades de classe… Je ne peux pas vivre avec ça. Nous nous assurerons que leur mort ne soit pas sans importance. Oui, c’est ce que je ressens toujours. Lorsque j’ai prononcé mon dernier discours aux Nations Unies ce jour-là, et qu’elles ont voté en faveur du Traité.

Alors, comment vous êtes-vous impliquée au sein de l’ICAN ?

Depuis de nombreuses années, je fais ce que l’on appelle de l’éducation en faveur du désarmement, en m’adressant à des jeunes ou à des citoyens comme ceux du Rotary Club ou du Women’s Club, entre autres.

Je l’ai fait, mais peu à peu j’ai commencé à recevoir des invitations à des conférences internationales, à des conférences de l’ONU, etc., et je pense que c’était en 2007, lorsque le groupe de médecins d’Ottawa m’a invitée. « S’il te plaît, viens. Nous célébrons la réunion inaugurale du groupe. Nous allons l’appeler ICAN. Je me suis dit que ce serait un autre grand groupe, mais je ne pensais pas, vous savez ».

Quoi qu’il en soit, il y avait beaucoup de politiciens, et de médecins, beaucoup d’étudiants en médecine des universités voisines, l’endroit se situait à l’intérieur du bâtiment du Parlement et je devais être conférencière. Je leur ai donc parlé de mon expérience personnelle, puis de l’aspect humanitaire…

Après tout, ce sont les gens qui souffrent, et cela a été oublié dans notre débat. Ils parlent sans cesse de stratégies et de dissuasion et de tout ce genre de choses. J’ai donc mis l’accent sur le risque pour l’humanité et sur le fait que, pour les professionnels de la santé, leur travail est de servir l’humanité. J’ai quand même parlé, mais à l’époque, je n’aurais jamais pensé que ce petit groupe deviendrait le grand groupe mondial. Je n’ai jamais eu cette [idée], mais de toute façon cela a commencé ainsi.

Et puis je suis allée à Nayarit [N.d.T. Mexique] en Inde (sic) puis j’ai rencontré des membres de l’ICAN et j’ai été stupéfaite. Je leur ai dit -quand ils m’ont demandé un discours spontané-, je leur ai dit, vous savez que je travaille depuis de très nombreuses années en tant que survivante à partager mon expérience, mes aspirations, mes désirs et mes rêves d’autres choses, et dans la plupart des réunions [il y a] beaucoup de gens aux cheveux blancs, ou entre deux âges etc.

Mais ici, wow! il y avait beaucoup de jeunes gens passionnés, énergiques, créatifs et bien informés aussi, des esprits très éduqués, et tellement engagés. J’étais tellement enthousiasmée je pense que j’ai dû partager ce sentiment de joie. Ce fut une surprise pour moi, une surprise très agréable, et après ça j’ai fait plusieurs voyages en Allemagne, en Angleterre et dans d’autres parties de l’Europe, mais les jeunes viennent.

Je suis allée à l’école de médecine, et je pense que c’était à Berlin, oui, certains ne savaient rien à ce sujet, mais d’autres ont commencé à l’étudier, et étaient si impatients d’apprendre. Ce fut une expérience extrêmement enrichissante, de réaliser que finalement certaines personnes dans le monde ne l’évitent pas. Elles veulent apprendre, découvrir dans quel monde elles vivent, quelle serait leur responsabilité ? Ça m’a donné de l’espoir, vraiment.

J’ai donc aimé travailler avec ces gens.

À quoi pensiez-vous lorsque le Traité a été approuvé ?

À l’époque, mon esprit ne fonctionnait pas normalement. Il était presque engourdi. Est-ce que j’ai bien entendu ? Est-ce que je vois bien ? J’ai dû me convaincre moi-même. Cela a pris du temps, puis j’ai enlevé mes lunettes, j’ai fermé les yeux et les larmes ont commencé à couler.

J’ai finalement compris ce que cela signifiait, et la première chose qui m’est venue à l’esprit a été de partager cette grande nouvelle avec tous les êtres chers qui auraient voulu l’entendre.

Je l’ai fait dans ma prière. J’étais donc derrière les gens, mon psychisme ne fonctionnait pas comme d’habitude, mais j’ai rattrapé mon retard. Un moment inoubliable.

Que s’est-il passé lorsque le prix Nobel de la paix a été annoncé ?

Ici même, cet endroit était plein de journalistes et de photographes japonais. Et ce téléphone qui est là, s’il se passait quelque chose, ce téléphone sonnerait. Ils voulaient donc que je m’assieds là, pour pouvoir prendre une photo de moi recevant [un appel].

J’ai dit : « Non, ça n’arrivera pas. » Mais nous devons être prêts au cas où. C’est donc ce qui s’est passé. Vers 6 heures du matin, je crois, j’ai réalisé que personne n’avait appelé.

Non, ce téléphone n’a pas sonné, mais d’autres personnes [sur leur téléphone pouvaient voir et dire], « Hey. ICAN l’a obtenu ». Oh ! il y eut un grand, grand rugissement ici, oui. Et quelqu’un m’a prise en photo et j’ai dit : « GUAU ! » Les journalistes japonais ont pris cette photo, oui.

Êtes-vous allée à Oslo pour la cérémonie ? Comment fut cette expérience ?

Quoi qu’il en soit, le Comité directeur international d’ICAN a tenu une conférence, et [il a été décidé que] Béatrice, la directrice exécutive irait, mais apparemment tout le monde a décidé que je devrais être là-bas, pour partager la conférence.

Oh, je n’ai vraiment pas eu l’occasion d’en discuter la raison avec eux. Je ne peux que la deviner, mais de toute façon personne ne s’y est arrêté, tout le monde a pensé qu’il était approprié pour moi d’être invitée à partager ce moment glorieux ensemble.

Alors oui, j’y suis allée. Maintenant, vous m’interrogez sur mon expérience à Oslo ?

Bien sûr, j’étais tendue, mais physiquement, je n’allais pas très bien et je ne savais pas pourquoi. Ce n’est qu’à mon retour que le médecin m’a dit : « Ecoutez, on doit vous opérer tout de suite ». J’ai eu deux opérations, deux hospitalisations ici. Pas étonnant si je ne me sentais pas en forme quand j’étais là-bas, mais, de toute façon, je ne le savais pas.

Ils vous ont traitée comme une reine ! Le traitement des étoiles !

Oui, le vice-président du comité Nobel est venu me chercher à l’aéroport.

C’était incroyable. Je me suis assise avec la reine et le roi au dîner, et oui, j’aurais aimé être plus éveillée et avoir pu tout observer. Je n’ai perçu que 75% environ de ce qui se passait autour de moi.

Maintenant que nous avons le Traité, quels sont vos espoirs et vos rêves pour les prochaines étapes ? Quel sera le résultat de ce processus du Traité d’interdiction ?

J’aimerais que ce Traité entre en vigueur. C’est comme ça que l’on dit ?

Nous avons beaucoup d’autres pays, que nous devons convaincre. Voilà donc l’objectif immédiat. Je pense que nous y travaillons tous. Le mois prochain, je me rendrai au Japon, et je parlerai beaucoup avec les gens et avec quelques politiciens, comme le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères, entre autres.

Je suis prête à rencontrer n’importe qui, et je veux les convaincre, s’ils sont prêts à écouter ; beaucoup d’entrevues avec la presse et d’autres sont organisées. Ce serait donc une bonne occasion de dire ce que je pense.

Je pense vraiment que le Japon devrait faire preuve de leadership, ce qu’il n’a pas fait uniquement en raison de ses relations avec les États-Unis, et je pense que c’est une chose très lâche, d’ailleurs, ce qu’ils disent et font sont deux choses différentes.

Sur le plan politique, ils doivent dire au niveau national :  » Oh, nous sommes la seule nation bombardée avec des armes nucléaires, et nous avons donc la responsabilité morale de montrer la voie vers le désarmement. » C’est ce qu’ils disent pour des raisons politiques, mais quand ils viennent à la Maison Blanche ou au Pentagone, tout ce qu’ils font c’est s’incliner, « oui monsieur, à quelle hauteur monsieur ? »

La soumission totale, et les gens n’ont tout simplement pas la foi, ils font confiance à ce genre de relation, parlant de choses différentes des deux côtés de la bouche, je pense !

Si vous avez une idée brillante, dites-la-moi. Je dois seulement parler comme un être humain qui en a fait l’expérience, mais je pense que tout compte fait, nous parlons d’êtres humains, et c’est là dessus que nous devons mettre l’accent et concentrer notre attention. Et ils ne font rien dans ce sens. Non.

Que diriez-vous aux jeunes qui pourraient penser que l’élimination des armes nucléaires est excessivement difficile ?

Je demanderais, que voulez-vous dire ? Pourquoi pensez-vous que c’est trop difficile ? Qui a dit ça ? Où avez-vous entendu ce genre de choses ? Oui. C’est une grande supposition que vous faites.

Eh bien, c’est l’homme qui les a faites, on devrait pouvoir se débarrasser des armes nucléaires. Nous avons ce genre de pouvoir scientifique.

La Commission des victimes de la bombe atomique

Je pense qu’il y a une chose en particulier dont je vous ai parlé, la Commission des victimes de la bombe atomique, qui n’a étudié que l’effet des radiations sur le corps humain, mais pas pour fournir un traitement ou des médicaments ou quoi que ce soit. Je l’ai dit clairement.

Oui, ce fut une barbarie

Oui, je sais, absolument, et c’était un an après l’expérience.

Une autre chose que je dois vous dire, je crois avoir mentionné le fait que le général Mac Arthur a déclaré vouloir réaliser deux choses : la démilitarisation et la démocratisation. C’est génial. Ça a l’air très bien, et ça a fait de grandes choses, comme donner le droit de vote aux femmes. C’est formidable. Aider les syndicats à être actifs, un système financier, un système éducatif. Des réformes ont été faites, c’est génial ! Mais en ce qui concerne Hiroshima et Nagasaki, il a fait le contraire de la démocratisation.

C’est ce qu’il a fait. Il ne voulait pas que le monde connaisse la souffrance humaine causée par ces bombes, alors il a introduit la censure. La presse n’était pas libre d’écrire sur la souffrance humaine. Ils pouvaient écrire à quel point les essais scientifiques [étaient] triomphants mais, vous savez, ils l’ont fait en développant des bombes puissantes, çà c’est qui était bien vu. On peut en parler plusieurs fois, mais au sujet de la souffrance humaine, il ne fallait pas l’écrire ; certains journaux en ont parlé, et ça a été scellé. Leur travail était terminé, on n’écrit pas sur Hibakusha, le peuple qui souffre, parce que les États-Unis ne voulaient pas de la réaction du reste du monde, et aussi de leurs propres concitoyens.

Et non seulement cela, mais ils ont commencé à confisquer des affaires personnelles parmi les survivants, certaines personnes tenaient des journaux intimes, des photos, des diapositives, toutes sortes de choses, vous savez.

Les Japonais aiment les poèmes, longs et courts. Quand ils souffraient, pour avoir tout perdu, le cœur plein, les pensées devaient sortir. Tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était écrire un journal et faire des poèmes, c’était leur façon de guérir.

Mais ces choses étaient bien trop dangereuses. Tout a été confisqué, soit 32.000 articles en tout, et renvoyés aux États-Unis.

Ce sont là deux exemples concrets que je vous donne. Tout le développement de l’ère nucléaire, non seulement le système d’armes, mais aussi la préparation psychologique et sociologique.

Donc, si je n’ai pas à voyager et à parler, je veux m’asseoir, lire et écrire. En réalité, c’est ce que je veux faire à partir de maintenant parce que j’ai des problèmes de mobilité. J’aime écrire. Il y a beaucoup plus à partager avec le monde.

 

Traduction de Ginette Baudelet

 

Voir l’ensemble des entretiens du documentaire :

Entretien avec Tim Wright, de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires ICAN

Entretien avec Dr. Ira Helfand, de l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire IPPNW

Entrevue avec Alice Slater

Entretien avec Setsuko Thurlow, survivante de la bombe d’Hiroshima

Entretien avec Kathleen Lawand, Comité International de la Croix Rouge

Entretien avec Carlos Umaña, de l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire IPPNW

Entretien avec Susi Snyder, Ne misez pas sur la bombe [Don’t Bank on the Bomb]

Entretien avec Ward Wilson, auteur de « Cinq mythes sur les armes nucléaires »

Entretien avec Daniel Högsta, Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires

Entretien avec Beatrice Fihn, de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires ICAN

Entretien avec Elayne Whyte Gómez, ambassadrice du Costa Rica auprès de l’ONU à Genève

Entretien avec Ray Acheson, de la Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté