Il y a dix ans, le 25 septembre 2011 disparaissait la scientifique et militante kényane Wangari Maathai. Surtout connue pour son combat en faveur de l’environnement, cherchant à réconcilier protection de celui-ci et développement humain, elle avait reçu le prix Nobel de la Paix en 2004, faisant d’elle la première femme du continent africain à recevoir ce prix. Pourtant ses engagements sont allés bien-delà. En effet, elle a œuvré continuellement en faveur des grandes causes de son temps : pour l’éducation et la science, pour la promotion des femmes, pour la démocratie.

Pressenza s’intéresse à la vie de cette militante qui a inspiré de nombreuses femmes du continent, mais aussi au-delà, dans son combat pour l’environnement et les droits humains. Nous avons rencontré l’historien et militant panafricaniste Amzat Boukari-Yabara qui nous présente son histoire. Nous examinons aujourd’hui son engagement en faveur des femmes, pour le développement et la démocratie.

Wangari Maathai, du Kenya à l’universel – 1ère partie : Jeunesse et premiers combats

Son combat environnementaliste a mis au centre de l’action le rôle des femmes.

Pourrait-on la qualifier d’écoféministe avant la lettre ?

Wangari Maathai incarne une révolution culturelle féministe. Elle a grandi en étant proche de sa mère, elle a partagé des moments de sociabilisation avec les autres femmes de sa famille, de son clan, et elle a servi de modèle à de nombreuses jeunes femmes qui se lançaient dans des études universitaires. Elle a pris leur défense pour faire évoluer un certain nombre de privilèges sexistes. Plus diplômée et qualifiée que son époux, elle a abattu un certain nombre de stéréotypes. Pour rappeler un détail biographique mais qui a son importance, quand Wangari Muta épouse Mwangi Mathai, elle ne comprend pas pourquoi elle devrait porter le nom de son époux, estimant que cette pratique a été introduite par les colons britanniques. Elle finit par céder en rajoutant Mathai à son nom de jeune fille, Muta, mais quand le divorce intervient et que son époux lui demande d’enlever son nom, elle le transforme avec le double « a ».

Lorsqu’elle s’engage dans le projet de reforestation, elle mobilise principalement des groupes de femmes du fait, déjà, de son engagement au sein du Conseil national des femmes du Kenya. Le mouvement de la Ceinture verte se développe aussi en parallèle de la Décennie onusienne des femmes (1975-1985). Ce sont donc des milliers de femmes qui vont mettre en application le reboisement du pays. Elle a aussi compris que, dans une société patriarcale, l’émancipation passait par être à l’écoute des femmes avant de chercher l’approbation des hommes. C’est une fois que le mouvement de la Ceinture verte a pris son essor que des hommes l’ont rejoint. La formation des femmes nécessitait de les émanciper de leurs époux, leurs frères et leurs fils en leur apprenant à lire et écrire, à reconnaître les différents plants et semences, à tenir un carnet de comptabilité. Dans une société où l’ascension individuelle de quelques femmes était souvent due à des hommes, elle offre un exemple d’autonomisation sociale durable et collectif.

Ecoféministe est un terme qui pourrait lui convenir mais je ne sais pas si elle l’a véritablement utilisé et revendiqué en tant que tel. En tout cas, Wangari Maathai rejoint l’écrivaine indienne Vandana Shiva dans la critique anticapitaliste, anti-patriarcale et anti-impérialiste de l’écologie occidentale. Elle fait de l’écoféminisme une critique même du capitalisme en y associant le besoin de justice sociale, de spiritualité et d’équilibre des forces de la nature replaçant l’humain parmi les éléments plutôt qu’en position de maître du monde.

Elle a fermement critiqué le modèle de développement occidental qu’elle jugeait néfaste pour l’Afrique.

En quoi son combat écologiste est-il adapté au continent africain et est-il lié au panafricanisme ?

L’émancipation des femmes est un élément de développement humain, économique, culturel, social et politique. Wangari Maathai a compris que l’auto-suffisance, l’autonomisation et l’économie doivent être portées par des forces locales et endogènes et non par le biais des financements étrangers, même si elle en a bien profité. Elle a toutefois cherché des solutions locales en devant parfois passer par des tribunes nationales ou internationales mais au final, le mouvement de la Ceinture verte part vraiment des réalités du terrain.

Dans l’engagement pour les zones rurales, il y a aussi la compréhension que le modèle de développement occidental lié à l’urbanisation et l’industrialisation est socialement intenable pour l’Afrique. Son travail de rendre vivable une métropole comme Nairobi en y introduisant des espaces verts est assez intéressant en termes de perspective décoloniale. Surtout par rapport à la politique des espaces verts dans la tradition impériale et coloniale britannique, où une métropole comme Londres est connue pour ses grands espaces verts au centre-ville.

Le lien avec le panafricanisme est indirect et il reste selon moi à développer car le potentiel est énorme. Wangari Maathai ne s’inscrit pas fondamentalement dans la revendication du panafricanisme mais son mouvement épouse un cadre transnational et continental qui est celui du panafricanisme. Elle ne fait pas de l’unité africaine sa vision et ce serait opportuniste de la présenter comme une figure du panafricanisme car elle a consacré son énergie à bien d’autres causes. Ce qu’il faut souligner, c’est qu’elle a poussé à un niveau très avancé des visions reprises par des figures pour leur part fondamentalement panafricanistes.

Je pense en particulier à Thomas Sankara, qui a eu entre 1983 et son assassinat en octobre 1987 une véritable politique écoféministe en s’engageant pour la reforestation et le reverdissement du Sahel et en liant les questions environnementales à l’amélioration des conditions de vie des femmes. Le lien est saisissant entre Maathai et Sankara même si j’ignore s’il y a eu une rencontre entre ces deux personnalités de leur vivant.

Il existe aussi un panafricanisme écosocialiste qui prend aussi appui sur la préservation de l’environnement et qui a été développé dans les communautés afro-descendantes des Amériques et de la Caraïbe, mais également dans la politique des jardins urbains mis en place par exemple par le parti des Panthères noires à Oakland, Chicago ou New York dans les années 1970.

Dans les années 1990, elle se heurte au président Daniel Arap Moï1 et est même brièvement emprisonnée à plusieurs reprises.

Quel est l’origine de ce conflit et comment se dénoue-t-il ?

Daniel Arap Moï arrive au pouvoir en 1978, au moment où le mouvement de la Ceinture verte commence à prendre de l’ampleur. Wangari Maathai va contester la politique néolibérale de Moï et son intérêt dans des projets de spéculation immobilière qui vont à l’encontre de l’intérêt des populations et qui réduisent les zones boisées à moins de 2% du territoire.

A la fin des années 1980, Wangari Maathai s’oppose par exemple aux autorités qui envisagent de laisser le groupe de presse Kenya Times construire la plus haute tour d’Afrique sur un site qui empiète sur le parc Uhuru de Nairobi ainsi que sur des sites et des monuments historiques appelés à être rasés. Le coût de construction du projet lui semble indécent par rapport aux conditions de vie des personnes qui en subiraient les conséquences. La polémique gonfle dans l’opinion publique mais aussi lors des débats parlementaires où Wangari Maathai fait l’objet d’attaques personnelles, ce qui décrédibilise encore plus le régime qui impose la dissolution du Conseil national des femmes kényanes. Harcèlement et intimidations, arrêt des subventions et redressement fiscal, les activités de Wangari Maathai sont de plus en plus ciblées, dans un contexte général de répression par le régime.

Outre son engagement pour la défense de la forêt de Karura, son opposition au projet de construction d’une villa luxueuse par Arap Moï personnalise davantage leur confrontation. En janvier 1992, à la suite de la publication d’un communiqué demandant au président Moï de ne pas recourir à l’armée pour se maintenir au pouvoir, Wangari Maathai rentre à son domicile où elle est assiégée peu après par les autorités. Elle est finalement arrêtée, détenue et jugée pour diffusion de fausses rumeurs et sédition, et ne doit sa libération qu’à la mobilisation populaire et internationale. Hospitalisée après sa détention, elle reçoit le soutien de mères qui ont fondé un mouvement de libération des prisonniers politiques, initiative qui fait jonction peu après avec le mouvement de la Ceinture verte dans le cadre de grèves de la faim qui instaurent un climat insurrectionnel.

Notes :

1 Daniel Arap Moï est le deuxième président du Kenya, entre 1978 et 2002. Il avait été le vice-président de Jomo Kenyatta, premier président du Kenya de 1964 à 1978. Sa présidence est marquée par une corruption importante, un autoritarisme croissant et une forte répression contre ses opposants.