La Campagne pour l’indépendance de la justice en Colombie est une initiative des plateformes de défense des droits humains qui vise à mener diverses actions publiques au cours desquelles les citoyens peuvent s’exprimer, faire entendre leur voix et se mobiliser activement pour mettre fin aux attaques contre l’administration de la justice, afin que les décisions judiciaires soient pleinement respectées en toute bonne foi, et de cette façon, il y a la garantie que chaque citoyen et personne résidant en Colombie a la certitude de disposer d’une administration de la justice libre et impartiale, sans liens avec les pouvoirs factuels, politiques et économiques, avec toutes les garanties d’accès à celle-ci et une résolution impartiale, rapide et efficace des affaires à trancher.

Face à la situation vécue par la Grève Nationale, la Campagne lance un appel contre le décret émis par le Président Iván Duque Márquez, où une assistance militaire est demandée pour plusieurs départements et municipalités du pays :

Le 28 mai dernier, le président Iván Duque, par l’intermédiaire du ministère de l’Intérieur, a publié le décret 575 de 2021, « par lequel sont émises des instructions pour la préservation et le rétablissement de l’ordre public », et bien que huit départements et treize villes du pays soient indiqués, avec lui s’étendent les inquiétudes d’un régime autoritaire qui cherche à consolider son projet politique basé sur la négation de la démocratie et des droits humains. Le gouvernement national entend faire passer l’ordre public et les intérêts des secteurs politiques et économiques privilégiés qui soutiennent le régime actuel, avant les droits et libertés fondamentaux tels que le droit de manifester inscrit à l’article 37 de la Constitution.

Cette nouvelle norme fait partie d’une chaîne d’ordres incendiaires que le gouvernement, par l’intermédiaire de ses hauts fonctionnaires, a émis contre la protestation sociale, à laquelle il a donné un traitement guerrier, privilégiant la répression à la négociation avec les secteurs sociaux et populaires en grève. L’émission d’un décret d’ordre public est, de même, une stratégie claire pour couvrir une agitation interne dont le décret nécessiterait le contrôle de la Cour constitutionnelle, et qui s’est développée de facto sur la base de la figure de l’assistance militaire, mais aussi par des abus systématiques des forces de sécurité et des opérations conjointes entre civils armés et membres des forces de sécurité, tous ces actes étant couverts par le manteau de l’impunité. De manière vague et sans se justifier davantage, le gouvernement se limite à présenter quelques sections d’arrêts de la Cour constitutionnelle pour souligner qu’il n’existe pas de « droits absolus », en rejetant, entre autres, les normes nationales et internationales suivantes :

1. Le décret 575 de 2021 ne tient pas compte des articles 1 et 2 de la Constitution politique, qui consacre la Colombie comme un État social de droit, avec l’autonomie de ses entités territoriales et qui exige la protection de toutes les personnes résidant en Colombie -sans exception- dans leurs droits et libertés. Au contraire, le gouvernement ne cherche avec ce décret que la protection d’un groupe de personnes alors qu’il néglige ceux qui exercent leur droit de protester.

2. Le décret présidentiel ignore également l’article 287 de la Constitution politique, qui met précisément en garde contre l’autonomie des entités territoriales telles que les départements et les municipalités dans la gestion de leurs intérêts, conformément à la Constitution et à la loi. Le gouvernement national cherche à s’imposer aux gouvernements locaux en faisant allusion à la direction et à la disposition de la Force publique dont dispose le président afin de justifier un chiffre tel que l’assistance militaire qui n’est même pas suffisamment clair dans son contenu et ses implications, en plus d’envisager dans le décret susmentionné l’imposition de sanctions aux gouverneurs et aux maires qui ne respectent pas les mesures imposées.

À la lumière de ce qui précède, il est important de noter que les gouvernements locaux et départementaux sont habilités à ignorer ce décret, en invoquant l’exception d’inconstitutionnalité, l’article 4 de la Constitution politique, qui prévoit l’application de la Constitution lorsqu’il existe une contradiction entre celle-ci et une norme juridique telle que le décret 575. Certaines autorités telles que les gouverneurs de Caquetá, Risaralda et Nariño, et les maires de Bucaramanga et Neiva ont déjà fait des déclarations indiquant qu’elles donneront la priorité au dialogue et aux négociations, et qu’elles agiront conformément à la Constitution en respectant et en garantissant le droit de manifester.

3. Au regard des normes de la Convention américaine des droits humains, ce décret du président Iván Duque méconnaît l’article 13 de la Convention, qui reconnaît la liberté de pensée et d’expression, et l’article 15, le droit de réunion[1] . Elle méconnaît également les articles 1 et 2 de cette Convention, qui obligent les Etats à garantir le libre et plein exercice des droits et libertés et à adopter des mesures pour en assurer la jouissance.

4. La Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) a repris ce qui a été exprimé par le Conseil des droits de l’homme pour souligner que les États doivent agir sur la base de la légalité des protestations et des manifestations publiques, en partant du principe qu’elles ne constituent pas une menace pour l’ordre public[2] et qu’elles font, au contraire, partie des libertés démocratiques. En outre, la CIDH a mis en garde avec insistance contre le fait que, lorsqu’ils déterminent leurs actions dans le cadre de manifestations publiques, les États ont tendance à subordonner l’exercice du droit à la protestation sociale au prétendu maintien d’intérêts collectifs tels que l’ordre public et la paix sociale, se fonder sur l’imprécision ou l’ambiguïté de ces termes pour justifier des décisions restreignant les droits, de telle sorte que l’ordre public et la paix sociale imposés semblent ne viser qu’à garantir l’ordre en tant qu’expression du pouvoir de l’État et à privilégier les droits et les intérêts de ceux qui peuvent être affectés circonstanciellement par les manifestations[3] .

5. La Commission et la Cour interaméricaine des droits humains (Cour IDH) ont précisé que l’usage de la force est un dernier recours qui vise à prévenir un événement plus grave que celui qui génère la réaction de l’État. Cette dernière doit être justifiée et conforme aux principes de légalité, d’absolue nécessité et de proportionnalité, en limitant au maximum l’utilisation des armes à feu et de la force potentiellement létale en général, qui ne peut être déployée exclusivement pour maintenir ou rétablir l’ordre public, la propriété privée ou d’autres biens qui ont moins de valeur que le droit à la vie ou à l’intégrité physique. Compte tenu à la fois des antécédents historiques qui impliquent des membres des forces militaires dans de graves violations des droits de l’homme et du traitement de type guerrier réservé à la grève nationale, il existe suffisamment d’éléments pour prévoir que la militarisation de 8 départements et 13 municipalités du pays entraînera un risque accru de violations des droits de l’homme pour les manifestants.

Pour toutes ces raisons, la Campagne pour l’indépendance de la justice rejette ce décret et met en garde contre les risques qu’il représente pour l’exercice et la jouissance des droits de l’homme. Elle espère que la CIDH pourra suivre la situation pendant et après sa visite dans le pays, les implications de la militarisation ordonnée par le décret, entendre de première main les témoignages des victimes et insister sur la nécessité d’enquêtes indépendantes du bureau du procureur général et du bureau du procureur général sur les événements qui ont été dénoncés.

 

Notes

[1] Pour sa part, l’article 21 du Pacte relatif aux droits civils et politiques reconnaît également le droit de réunion, l’article 19 la liberté de pensée et d’expression, et l’article 22 la liberté d’association.

[2] Selon le Conseil des droits de l’homme, Rapport du Rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association, Maina Kiai, 24 avril 2013, A/HRC/23/39, paragraphe 50.

[3] Commission interaméricaine des droits de l’homme, Bureau du rapporteur spécial pour la liberté d’expression. Protestations et droits de l’homme. 2019. p.40 Disponible sur : http://www.oas.org/es/cidh/expresion/publicaciones/ProtestayDerechosHumanos.pdf