Par Riccardo Petrella, Agora des habitants de la Terre

Un esprit de liberté et d’engagements pour la justice, l’égalité et la fraternité a soufflé ce 18 mai lors des cordées citoyennes à Liège et à Bruxelles en faveur d’une politique mondiale publique de la santé (1).

Un esprit de lutte pour libérer l’humanité de la domination des armes, de la domination de l’argent, de la domination de la violence sur l’autre. A quoi servent les F15 qui bombardent la population de Gaza ? Pourquoi la défense des brevets privés à but lucratif sur les médicaments et les vaccins d’un petit nombre de multinationales occidentales l’emporte sur la sauvegarde du droit universel à la sante de milliards d’êtres humains ? C’est inadmissible que le patriarcat, le racisme, la xénophobie continuent de fabriquer nos conceptions de la vie et de façonner nos comportements collectifs.

Dominations et colonisation de la vie

Les groupes sociaux dominants du « Nord » et du « Sud » appellent ces formes d’assujettissement, d’emprisonnement de la vie, respectivement sécurité nationale (domination des armes), impératif scientifique et technologique (domination de l’argent) et méritocratie (domination de la violence) (2).

Ensemble, les trois dominations constituent les structures portantes de la colonisation de la vie et du monde, intervenue au cours des 50 dernières années, à l’aune de la globalisation de l’économie capitaliste de marché sous l’impulsion des révolutions technologiques et de la nouvelle finance mondiale de plus en plus dissociée de l’économie réelle.

Selon les avis échangés lors de la conférence web internationale du 18 mai « Pour une politique mondiale publique de la santé » (3), la pandémie Covid-19 a mis à nu l’ampleur et les conséquences délétères de cette colonisation. Il faut, dès lors, inscrire l’analyse de la nature, des problèmes et enjeux de la pandémie, ainsi que des solutions, dans le cadre de la crise globale mondiale qui affecte la communauté globale de vie de la Terre.

On comprend pourquoi les réponses et les solutions que les dirigeants des pays du G20 proposeront « contre » la pandémie le 21 mai au Sommet Mondial de la Santé sont inspirées par les trois dominations. Les dominants ne proposeront aucune réduction significative des dépenses militaires (en 2020, 2.000 milliards de $ !) pour les réorienter en faveur d’une politique mondiale de la santé, d’un plan mondial de l’eau potable pour tous et pour une nouvelle agriculture durable paysanne… Ils poursuivront la défense de la protection des droits privés de propriété intellectuelle (tels que les brevets sur les vaccins) et « résoudront » les questions d’inégalité et d’injustice dans la production et la distribution des vaccins et des soins par des mesures d’augmentation des doses, des mesures logistiques et des mesures d’aide financière et philanthropique accrue. Ils resteront bornés au cadre de la priorité donnée à la stratégie médicale/pharmaceutique axée sur les vaccins « qui sauvent » (sic !), négligeant toutes les autres dimensions–clé de la santé. Ils ne modifieront pas « leur » principe selon lequel l‘accès aux vaccins (on ne parle pas de droit à la santé) est réservé d’abord à celles et ceux des pays dont les pouvoirs publics peuvent garantir l’achat des doses au prix fixé par les entreprises détentrices de brevet.

Libération. Des solutions structurelles prioritaires

Les miracles peuvent se manifester, mais ce n’est pas raisonnable d’attendre qu’ils puissent être au rendez-vous du 21 mai à Rome. L’opinion répandue au sein des organisations de la société civile consiste à souligner l’intérêt que les citoyens ont à travailler toujours plus au plan continental et mondial pour amplifier et renforcer leur capacité d’action commune autour d’un nombre réduit d’objectifs communs. Dans cette direction, il me semble pertinent et nécessaire de donner à la priorité à trois objectifs de décolonisation de la vie et du monde.

Tout d’abord, décoloniser nos valeurs concernant les droits universels, l’égalité et la justice.  Il faut réaffirmer, par une mobilisation mondiale, en coopération avec le monde des croyances religieuses et laïques, le monde de l’éducation et le monde des media, le principe absolu du droit universel à la vie, y compris les droits de la nature. Il faut résister et combattre l’idée que l’inégalité face aux droits est « naturelle », inévitable et que, par conséquent, la pauvreté aussi est donnée comme une réalité « naturelle », inévitable. Il faut, par la loi, abandonner les formules centrées sur « l’accès équitable et à prix abordable » à la santé, à l’eau pour la vie, au logement, à la connaissance.

Ensuite, il faut décoloniser la connaissance, élément stratégique fondamental de la construction et du fonctionnement actuels de nos sociétés. Il faut affirmer, par la loi, que la connaissance est un bien commun public mondial, qu’elle n’est pas un bien économique ni un service essentiellement d’importance économique soumis aux règles de la rivalité et de l’exclusion des marchés mondiaux.  Les activités de recherche et de développement sont, par nature, communes, collectives, cumulatives, de la responsabilité de la communauté. Il doit en être de même concernant l’enseignement et l’éducation, niveau universitaire compris. D’où la décolonisation de la vie passe par l’abolition des brevets sur le vivant et sur l’intelligence artificielle. Croire qu’il soit possible de penser et de réaliser une politique de la santé dans l’intérêt prioritaire des citoyens dans un contexte de privatisation et de marchandisation des connaissances est pure mystification, comme la réalité démontre de manière éclatante. En outre il faut mettre les régulations mondiales sur la connaissance /propriété intellectuelle dans le cadre de l’ONU, en particulier de l’OM Santé, en les sortant de l’OMCommerce ainsi que de l’OMPI, organisation internationale privée indépendante de l’ONU.

Enfin, il faut décoloniser la finance. Au niveau de ses activités manifestement spéculatives et prédatrices, telles que les produits dérivés, les paradis fiscaux, le secret bancaire, les transactions à très haute vitesse, l’endettement des pays du « Sud ». A cet égard, sortir l’eau du marché des transactions des « futures » est de grande importance paradigmatique.

Au niveau aussi des principes fondateurs en vigueur, tels que la privatisation de la monnaie, la dérégulation entre les activités financières (épargne, crédit, assurance) et leur privatisation, à l’échelle mondiale,  l’indépendance politique de la BCE, le rôle prioritaire confié à la Banque mondiale et au FMI et au principe de conditionnalité de l’octroi de leurs prêts à la libéralisation, dérégulation et privatisation, et aux Partenariats Public Privé – PPP (qui ne sont que des formes élégantes de Privatisation du Pouvoir Politique…)

Libérer l’Humanité est une question de très longue durée. La sagesse suggère de commercer à agir le plus vite possible.

 

(1) https://agora-humanite.org/en-cordee-le-18-mai-actions-a-liege-et-a-bruxelles/

(2) Le Mémorandum des citoyens, cf. agora-humanite.org

(3) Cfr. https://www.pressenza.com/fr/2021/05/memorandum-des-citoyens-pour-une-politique-mondiale-publique-de-la-sante/