Un rayon laser bleu traverse verticalement la pièce encore dans la pénombre. Une lumière douce s’étend lentement dans toutes les directions et finit par remplir tout l’espace.

Soudain, le son d’un violon surgit et se répand en tous points de l’espace de représentation. Un jeune homme à l’allure athlétique apparaît au centre. La mélodie de ballet de Tchaïkovski transporte le cœur de Dima et son être tout entier.

Éclat de lumière. Le danseur vêtu de noir, en position d’attente, ouvre les yeux, au moment précis où entre sur scène une jeune femme vêtue de blanc. Dansant au rythme de la musique, elle s’approche petit à petit de son partenaire.

Dans un mouvement précis de paupières, Dima augmente le volume quadriphonique. C’est le moment idéal de s’immerger totalement dans cette mélodie céleste, et pour ce faire, la nouvelle génération de nano-écouteurs montre pleinement ses vertus.

Deux holographies des jeunes Noureev et Plissetskaïa se trouvent au plein centre de la scène, et s’entrelaçant, commencent à tourner toujours plus vite… jusqu’à fusionner complètement.

« Deux qui se transforment en un seul… », pensa Dima.

« Deux principes en un. Le Tout dans l’Un », comprit-il de tout son être.

Alors la scène se transforme. Un tunnel surgit, un long tunnel, dans le fond, une lumière brillante. Dima a la sensation de voler vers elle à une vitesse croissante… ou bien est-ce le centre lumineux qui se rapproche ? Il ne comprend pas, mais cela n’a pas d’importance. L’instant suivant, sa conscience éclate en lumière.

Silence.

Illumination, inspiration. Soudain, tout est clair. La réponse à la question d’hier sur les « lignes courbes intégrales », les paroles mystérieuses de son frère sur le sens de la vie, et la structure même de l’Univers… tout est clair !

L’instant d’après, il ressent, avec certitude, la présence très proche de ses parents, même si en cet instant, physiquement, ils devraient être en approche de la galaxie NGC 3621.

La vague de joie ne se fait pas attendre.

En silence, Dima remercie en son cœur cette lumière, cette compréhension, ce bonheur. D’un doux mouvement de sa main droite, il arrête le reproducteur holographique et éteint la lumière de la pièce.

Il sent sa conscience pleinement éveillée. Une nouvelle question surgit en lui : quand et comment tout cela a-t-il commencé ? Quand et comment l’être humain a-t-il ouvert la porte qui le conduit vers l’inspiration profonde, vers de nouvelles et infinies possibilités du mental ?

De sa main droite, il connecte le bio-ordinateur. L’écran, suspendu dans les airs, lui rappelle le lieu et l’époque de son existence terrestre : Saint-Pétersbourg, 12 avril 2061. Dans un coin de l’écran, la nouvelle du jour : « Aujourd’hui, journée de la cosmonautique. 100ème anniversaire du premier vol spatial de Youri Gagarine ». Pour une raison quelconque, Dima a l’intuition que cet événement est en relation avec ses nouvelles interrogations. Quoi qu’il en soit, il veut comprendre avec exactitude, connaître le chemin parcouru par l’homme jusqu’à cette découverte. Il va sûrement falloir voyager vers le passé lointain pour dévoiler les moments clé de ce processus.

Dima remet les neuro-écouteurs connectés sans fil au bio-ordinateur. En quelques secondes, il se trouve dans un autre espace, pareil à la cabine d’un vaisseau de septième génération. Devant ses yeux flotte un écran plat, transparent, où il faut remplir certaines données. « Mais que mettre exactement ? Comment formuler la question ? », pensa Dima. Mais il résout rapidement sa problématique : « Bon, je vais essayer ».

Direction : Passé.

Intervalle : 100 ans.

Domaine : Science.

Aire d’événements : Découvertes fondamentales.

Question : Quand et comment se sont ouverts de nouveaux horizons dans l’exploration des profondeurs du mental humain ?

« Allez, c’est parti ! », se dit-il à lui-même.

Quelques secondes plus tard, le bio-ordinateur s’arrête à « 2011, Russie, Projet « Mars-500 ». Des cosmonautes russes « atterrissent » sur Mars. »

« Hey, non, c’est seulement un module de relèves d’échantillons, se dit Dima, mais pourtant… »

Tandis qu’images, cartes, chiffres défilent sur l’espace tridimensionnel, un commentateur raconte : « L’expérience de survie prolongée dans un espace fermé, – similaire, sous certains aspects, à un caisson d’isolation sensorielle – a permis de dévoiler un certain phénomène, jusque-là non connu de la science. Des cosmonautes russes se sont réunis avec leurs homologues chinois et d’autres nationalités dans un module expérimental, construit dans un centre scientifique aux alentours de Moscou, dans lequel ont été reproduites toutes les conditions d’un vol réel vers Mars. La durée de l’expérimentation a été de 520 jours.

Tout s’est déroulé selon le plan prévu, jusqu’à ce que les cosmonautes commencent à expérimenter des états mentaux complètement inhabituels, des sensations extraordinaires d’inspiration, qui ont mené les médecins et les chercheurs qui faisaient partie de l’équipe à créer une nouvelle catégorie d’étude : le transfert mental de l’être humain vers d’autres espace-temps. Un dossier a été ouvert sous le titre « Entrée dans le Profond ». Le retour des cosmonautes aux coordonnées espace-temps habituelles a toujours été accompagné d’états inédits de conscience. »

Le phénomène a été étudié minutieusement. Les expérimentations se sont prolongées bien au-delà de la fin du projet « Mars-500 ». On peut lire dans la monographie publiée par l’Académie des Sciences de Russie dans des revues spécialisées :

« L’entrée dans le profond de la conscience et les états conséquents d’inspiration se vérifient sur les sujets de l’expérimentation, du fait des conditions de diminution de la stimulation sensorielle, et par la réalisation d’exercices mentaux de type « voyages imaginaires » vers un point de l’Univers déterminé, semblable à un centre lumineux. Dans le dénommé « espace de représentation », l’image d’un long tunnel, avec une lumière brillante au bout, est commune à tous les sujets ayant participé à l’expérience, juste un instant après être passé vers une autre dimension mentale, dénommée « le Profond », et avoir perdu toute référence spatio-temporelle. Dans tous les cas, le retour à l’état habituel de veille se produit invariablement après un intervalle de temps pas très long, généralement de 1 à 5 minutes terrestres, et est accompagné de sensations extraordinaires de calme, de joie et de compréhension totale. »

« Je comprends, pensa Dima, le dehors et le dedans sont parties d’un tout, d’un même espace de représentation. Voilà comment on a découvert qu’un voyage mental vers le cosmos est en même temps une entrée dans le profond de la conscience ». « C’est clair. Continuons d’avancer », se dit-il, et d’un doux mouvement de la main, il ré-initia la recherche sur le bio-ordinateur.

Après plusieurs arrêts non satisfaisants, Dima arrive au point temporel que son intuition lui dictait dès le début de sa recherche : 12 avril 1961, Russie, URSS, première sortie d’un être humain dans le Cosmos, vol de Youri Gagarine à bord du vaisseau Vostok-1.

Au cosmodrome de Baïkonour, Gagarine, engoncé dans son scaphandre, parle à la planète :

« Chers amis, proches et inconnus, compatriotes, gens de tous les pays et continents, dans quelques minutes une puissante fusée spatiale me conduira vers les vastes et lointains espaces de l’Univers. Que peut-on dire dans ces dernières minutes avant le lancement ? »

« Toute ma vie me semble maintenant un moment merveilleux. Tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai fait avant, a été vécu et fait en fonction de cette minute. Il n’est certainement pas nécessaire de parler des sentiments que j’ai éprouvés lorsqu’on m’a proposé de faire le premier vol de l’histoire. C’est un grand bonheur d’être le premier dans le cosmos, d’affronter, dans un duel sans précédent, la nature ».

L’équipe de lancement, qui a préparé la fusée et la capsule pour ce vol, se tient en haie d’honneur devant la rampe. Youri Gagarine et German Titov descendent du bus et se saluent d’un baiser. Youri embrasse d’autres camarades-cosmonautes qui l’ont accompagné jusqu’ici. Finalement, il informe le chef de la Commission d’État qu’il est prêt pour le vol. Tous sont très nerveux, c’est le premier vol vers l’inconnu.

À bord du vaisseau spatial. Contact par radio avec le centre de commande[1].

Cosmonaute Gagarine : Je compte : 1…2…3…4…5…6…7…8…9…10…  Comment me recevez-vous ? À vous.

Constructeur principal Korolev : Cèdre, Cèdre, je suis Aube-1[2], nous vous recevons très bien. Poursuivez le travail…

Korolev :     Cèdre, ici Aube-1. En phase de lancement, vous pouvez ne pas répondre. Vous répondrez quand ce sera possible, je vous transmettrai les détails.

Gagarine :   Aube-1, ici Cèdre. Compris.

Korolev :     Clé en position.

Gagarine :   Reçu.

Korolev :     De notre côté, tout est normal, les clapets de pression sont fermés.

Gagarine :   De mon côté, tout est normal. Le moral est bon, le physique aussi, je suis prêt pour le départ. À vous.

On entend la respiration de Gagarine.

Korolev :     Cèdre, ici Aube-1. Détachement du mât-câble. Tout va bien.

Gagarine :   Compris. Je l’ai senti. À vous. J’entends les clapets fonctionner.

Korolev :     Compris. Bien.

Pause d’environ vingt secondes.

Korolev :     Mise à feu activée, Cèdre, ici Aube-1.

Gagarine :   Compris, mise à feu activée.

Korolev :     Étape préliminaire.

Gagarine :   Compris.

Korolev :     Intermédiaire.

Gagarine :   Compris.

Korolev :     Puissance totale.

Gagarine :   Et c’est parti !

Korolev :     Cèdre, ici Aube. Comment vous sentez-vous ? Ici Aube. À vous.

Gagarine :   Aube, ici Cèdre. Je me sens très bien. Le vol continue. L’accélération s’intensifie. Légère rotation. Tout est supportable. Je me sens très bien. Le moral est bon. J’observe la Terre dans le hublot Vzor. Je peux distinguer les replis du terrain, les forêts. Je me porte très bien. Comment vont les choses là-bas ? À vous

Korolev :     Cèdre, Cèdre, ici Aube. Bravo ! Tout va très bien. Ici Aube. À vous.

Gagarine :   Aube, ici Cèdre. J’observe les nuages sur la Terre, tout petits, moutonneux. Et leurs ombres. Que c’est beau. Quelle beauté. Vous m’entendez ? À vous.

Korolev :     Cèdre, ici Aube. Nous vous entendons très bien. Le vol continue.

Gagarine :   Printemps, ici Cèdre. La séparation de la fusée principale a bien été faite à 9 heures 18 minutes 7 secondes, comme prévu. Je me sens bien. On a connecté le Spusk-1. L’indice magnétique BKRF bouge vers la deuxième position. Toutes les combustions BKRF allumées. Je me sens bien, l’esprit élevé.

Paramètres de la cabine : pression 1, humidité 65%, température 20°, la pression dans le compartiment 1, dans le système manuel 155, dans le premier poste automatique 155, dans le second poste automatique 157. La sensation d’apesanteur est supportable, c’est agréable. Je continue le vol en orbite. Vous m’avez bien reçu ? À vous.

Gagarine :   Printemps, Printemps, ici Cèdre. M’entendez-vous ? À vous. Printemps, ici Cèdre. Je ne vous entends pas. M’entendez-vous ? À vous.

Bruit. Pause de 5 secondes.

Gagarine :   La sensation d’apesanteur est intéressante. Tout flotte, (content), tout flotte. Une beauté.

Très intéressant.

Gagarine :   Attention, attention. Je vois la ligne d’horizon de la Terre. Une très belle auréole. D’abord un arc-en-ciel à ras de terre qui descend. Splendide. Il est passé maintenant à travers le hublot de droite. Je vois les étoiles dans le « Vzor », les étoiles qui défilent. C’est un spectacle merveilleux. Le vol se poursuit dans l’ombre de la Terre. Maintenant, dans le hublot de droite, je vois une toute petite étoile, qui passe de la gauche vers la droite, elle est partie la petite étoile, elle s’en va, elle s’en va…

Après un vol de 108 minutes, de retour sur la Terre, Youri Gagarine partage ses impressions :

« La première chose inattendue – et j’avais déjà volé en avion à grande altitude – c’est que depuis le Cosmos, depuis une telle distance, on peut tout voir sur la Terre, et en détails. J’ai très bien vu les fleuves, les lacs, la ligne côtière des océans, les îles, les grandes forêts. Le plus extraordinaire, c’est clair, c’est le ciel noir avec les étoiles et le soleil très brillant. C’était tellement brillant qu’il a fallu fermer les rideaux de l’œil de bœuf, parce que cela tapait trop fort dans les yeux, cela aveuglait littéralement. L’auréole de la Terre m’a surpris, une frange céleste, très fine et délicate qui recouvre d’un voile notre Terre à l’horizon. L’énorme sphère de la Terre occupe tout l’espace, si tu observes par l’œil de bœuf, de bord à bord. Les yeux ne suffisent pas pour voir entièrement la sphère terrestre. »

« C’est clair, comprit définitivement Dima, la sortie dans le Cosmos a permis à l’homme d’atteindre une perspective complètement nouvelle sur son monde, un nouveau regard, un saut inédit vers une autre dimension de son existence. Pas seulement parce qu’en voyant la Terre à distance, il a compris que son foyer était unique et un, sans frontières qui séparent les gens, mais aussi parce qu’il a vu une sphère fragile, flottante, navigant par l’espace cosmique, où les catégories terrestres de « haut et bas », plafond et plancher, acquièrent un sens complètement différent. Une liberté de mouvement illimitée, dans toutes les directions possibles, est devenue réalité pour l’être humain. Ainsi, la première sortie dans le cosmos a été aussi pour l’humanité un énorme pas en avant dans le processus de libération du mental par rapport aux conditionnements naturels. Un véritable vol de l’esprit vers la liberté ! »

Pour Dima, la vision du processus était donc complète. La réponse à la question formulée avait été obtenue. Une fois encore depuis ses seulement 15 ans de vie, il sentit, très profondément dans son cœur, la joie inexplicable d’être, d’être Humain.

 

Notes

[1]    Pour la traduction du dialogue durant le vol et les commentaires après atterrissage, nous avons pris pour référence la seule traduction existante en français, Gautier Yves, Gagarine ou le rêve russe de l’espace, Gingko Éditeur, Paris, 2017.

[2]    Cèdre (Kedr) désigne Gagarine, Aube (Zaria) désigne Korolev puis Printemps (Vesna) désigne la base de commandement.

 

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Hugo Novotny,

Santa Fe, Argentine

Février 2011

 

Traduction de l’espagnol, Claudie Baudoin

Lumière et temps

Éditions Référence, Paris, 2018.

L’article original est accessible ici