(Crédit image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ilya_Prigogine_1977.jpg | Domaine public)

Interview publiée par le Centre Mondial d’Études Humanistes, CMEH

Interview réalisée par Tatiana de Barelli et Philippe Moal de la revue française « Les Raisons de l’Ire », publiée dans le n° 10 de février 1997

Ilya Prigogine. Né à Moscou le 25 janvier 1917. Il quitte la Russie en 1929 avec sa famille, qui s’installe en Belgique. Il décède à Bruxelles le 28 mai 2003. Malgré des goûts prononcés pour l’histoire, l’archéologie et la musique, il se décide pour des études de chimie et de physique à l’Université libre de Bruxelles. Il obtient en 1955 le prix Francqui et en 1977 le prix Nobel de chimie pour sa contribution à la thermodynamique irréversible, notamment pour sa théorie des structures dissipatives. Membre d’une cinquantaine d’académies et docteur honoris causa d’une quarantaine d’universités sur les cinq continents.

Très jeune, avant même de s’orienter vers ses études de physique et de chimie, Ilya Prigogine s’interrogeait à propos de la « flèche du temps » et questionnait philosophes et scientifiques, sans obtenir de réponses satisfaisantes. Le va-et-vient entre la culture humaniste et la culture scientifique lui a certainement permis de révolutionner les lois fondamentales de la physique. En même temps, ses conclusions lui permettent d’apporter un éclairage optimiste sur le devenir de la société actuelle. La complexité grandissante liée au phénomène de l’irréversibilité est selon lui la bienvenue, car source de créativité. Ilya Prigogine observe que la condition humaine est en train de changer vers l’universalité. Un monde disparaît, fait d’une violence dont rien n’est à regretter.

RENCONTRE DE DEUX CULTURES : HUMANISTE ET SCIENTIFIQUE

LRI : Face à la désorientation du monde actuel, quelles sont selon vous les réponses à apporter ?

IP : Des réponses ? C’est beaucoup demander, surtout parce que nous sommes dans une période historique nouvelle. Nous vivons le déclin des idéologies, qu’elles soient économiques ou politiques. Cela est aussi valable dans le domaine scientifique, notamment en ce qui concerne la notion de déterminisme, de certitude. Il est donc difficile d’espérer des réponses dans un moment où l’humanité passe par une période de transition. Il y a cependant quelques directions générales qui se dégagent : l’intérêt pour la nature, pour l’homme, pour l’histoire des civilisations. On sent chez nos contemporains de nombreux centres d’intérêt. Dans ce contexte, il est important de situer le rôle de la science. J’ai sur cette discipline une position plutôt positive. Je pense que malgré tout, la science a eu un effet très important sur le XXe siècle. Au cours de ce siècle, il y a eu bien sur des guerres épouvantables, les holocaustes, mais malgré cela il existe des effets positifs, une plus grande universalité et une tendance vers moins d’inégalité. Les gens ont davantage conscience des autres civilisations. Il est tout de même intéressant de constater que la science et la technologie, qui étaient des éléments de domination de l’Europe, sont devenues des instruments de diffusion de la culture, permettant de transmettre un message plus universel.

LRI : Quelles sont les choses essentielles qui changent ?

IP : jusqu’à il n’y a pas très longtemps, nous avions une idée assez simpliste de la nature et de son fonctionnement. On pensait qu’avec les lois de Newton ou la mécanique quantique, nous avions une description presque complète du monde. En bref, nous nous centrions sur le mouvement de corps isolés. La nature, ce n’est pas cela. À tous les niveaux, elle nous offre un élément narratif, un peu comme Shéhérazade qui interrompt son récit pour commencer une histoire plus belle encore. La science passe aujourd’hui d’une description géométrique de l’univers à une description plus narrative. C’est une série d’histoires entrelacées. Cela nous amène à la notion de complexité de la nature. Mais c’est cette complexité qui lui a permis de créer des merveilles, comme les plantes ou le cerveau. Donc il ne faut pas le déplorer. La complexité est bienvenue, elle ne décrit pas un déclin de la science, mais une ouverture.

LRI : Vous remettez en question des théories qui datent du XIXe siècle…

IP : Le XIXe siècle nous a laissé deux conceptions contradictoires. D’un côté, les lois de la nature applicables aux mouvements réversibles. On pensait que toutes les manifestations de la nature étaient décrites par ces lois, or ce n’est pas vrai. D’un côté vous avec la loi réversible du mouvement planétaire et de l’autre côté vous avez la conductivité thermique, qui est un exemple de phénomène irréversible dans lequel se manifeste la flèche du temps. La flèche du temps est ce qui est commun à tout l’univers. Vous vieillissez dans la même direction que moi. Toutes les étoiles évoluent dans la même direction temporelle. Autant qu’on le sache, tous les objets de l’univers évoluent dans la même direction temporelle. Ce qui est commun à notre univers, c’est la direction du temps. Cette flèche n’émerge pas au niveau de trajectoires individuelles, mais au niveau de grands ensembles. De « populations » de particules ou de molécules. Pour comprendre l’univers, on ne peut pas le disséquer en unités indépendantes. D’ailleurs, beaucoup de chercheurs ont affirmé avant moi qu’il y avait des limites au réductionnisme. Il faut voir la nature dans son ensemble.

LRI : Qu’apportent vos recherches sur l’irréversibilité ?

IP : L’irréversibilité, c’est la condition même de la nouveauté. Elle a un rôle créateur. Les fluctuations sont amorties lorsqu’on approche de l’équilibre. Pensez aux oscillations amorties autour du minimum d’énergie potentielle d’un pendule. Mais la situation change loin de l’équilibre ; là, les fluctuations peuvent croître. Quand vous n’avez plus de position minimum, par exemple dans le pendule, les fluctuations jouent un rôle important. On peut presque dire que la matière est tout le temps fluctuante. Loin de l’équilibre, vous n’avez plus ces minima, et dans ce cas, vous pouvez avoir des fluctuations qui peuvent aller en croissant. Notre monde est un monde de fluctuations. Il ne faut pas voir l’histoire de la vie de manière linéaire, c’est une superposition d’histoires. Des reptiles se sont mis à voler alors que d’autres sont restés sur terre, des mammifères se sont mis à nager alors que d’autres sont restés sur le sol, des singes sont devenus des hommes et d’autres sont restés des singes. Nous observons un monde de fluctuation, dont certaines se développent et d’autres pas.

LRI : En tant qu’homme, comment expliquez-vous l’évolution de votre pensée et de vos choix personnels ?

IP : Ma vie a toujours été à cheval entre deux cultures. Quand j’étais adolescent, je me suis surtout intéressé à l’histoire, à l’archéologie et à la musique, domaines dans lesquels le temps joue un rôle très important. Je me suis également intéressé à la philosophie, dans laquelle le temps a aussi le rôle central. La première vision que l’homme a eue de l’univers, c’est la vision mythologique, une vision associée aux religions. La mythologie associait le début de l’univers à l’action, à la transformation du chaos en structure. D’après Platon, les premiers philosophes étaient les philosophes du devenir. C’est aussi l’idée d’Héraclite : le changement à la base de la pensée philosophique. Mais comment expliquer le changement ? Presque toute la métaphysique occidentale s’est développée en réaction contre le devenir, par la recherche d’essences, de permanence, de substances, de ce qui est en dessous, de ce qui est stable. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, avec les romantiques allemands, avec des penseurs comme Bergson ou Heidegger, avec les existentialistes et les phénoménologues, qu’a émergé une philosophie du temps. Mais cette philosophie du temps s’est coupée en quelque sorte de la science parce que la science fondamentale restait associée à la philosophie de l’être et non à celle du devenir.

LRI : Qu’est-ce qui vous a poussé à aller plus loin dans vos recherches concernant le temps ?

IP : Je m’intéressais donc déjà très jeune au temps, et lorsque plus tard j’ai étudié la physique et la chimie, je fus étonné de constater que dans ces domaines, la notion du devenir était négligée. Il n’y a pas de direction du temps chez Newton ; c’est encore vrai en mécanique quantique. Mon maître, Théophile de Donder, qui a fait des travaux importants sur la thermodynamique des phénomènes irréversibles, m’a ouvert la porte à la voie que j’ai suivie. Eddington disait avec justesse : « Le temps, c’est le pont entre la spiritualité et la matière ». La flèche du temps fait la différence entre un acte créateur et une répétition. Dès qu’il y a création, le futur n’est pas contenu dans le passé, il apporte quelque chose de neuf. Dans la conception déterministe, futur et passé sont symétriques. Le futur est aussi déterminé que le passé, même si nous ne le connaissons pas. C’est notre ignorance qui crée la différence entre le futur et le passé. Mais je n’ai jamais pu admettre cette conclusion.

LRI : La flèche du temps est l’un de vos thèmes de prédilection ?

IP : Tout à fait. Lorsque j’étais jeune chercheur, je demandais aux philosophes : « Qu’est-ce que le temps ? » Ils me répondaient que c’était le problème le plus difficile, le problème ontologique par excellence comme le disait Heidegger. Quand j’ai posé la même question aux physiciens, ils m’ont dit : « votre question est triviale, Newton y a répondu, Einstein a un peu modifié la vision newtonienne, nous nous étonnons donc que vous posiez la question ». J’étais devant une contradiction et tout mon travail a consisté à essayer de lever cette contradiction, mais de la lever de l’intérieur de la science. En somme, Einstein disait : « Si le temps n’est pas dans les équations de la physique, c’est qu’il n’existe pas ». D’autres ont dit au contraire que si la direction du temps n’était pas incluse dans la science fondamentale, c’est que la science n’atteignait que le superficiel, comme l’affirmaient Heidegger ou Bergson. J’ai pensé que le temps devait émerger du complexe et ce fut là une préfiguration de ce que j’ai découvert par la suite. La flèche du temps émerge de situations complexes impliquant des populations entières de particules et non des trajectoires individuelles. En dernière analyse, il émerge de l’univers dans son ensemble. Il faut tenir compte de la persistance des interactions, comme dans cette chambre où les molécules de l’atmosphère s’entrechoquent continuellement. C’est à que le temps naît. Le point de vue philosophique a donc été mon point de départ ; mais plus j’avançais en science, plus j’étais renforcé dans mon point de vue philosophique et cela me donnait le courage de continuer dans cette direction. Ma vie a été ainsi un « feed-back », un va-et-vient entre les deux cultures, la culture humaniste et la culture scientifique.

LRI : Est-ce que vos recherches ont influencé votre vie d’homme ?

IP : Certainement ma vue de l’univers. Notre conception de l’univers devient de plus en plus inattendue. Nos ancêtres pensaient que la terre était au centre ; puis elle est devenue une planète comme les autres. On pensait d’abord que l’espace était infini ; maintenant on observe que l’espace forme une bulle qui ne cesse de s’étendre. Quant à l’origine de l’univers, le « big-bang », quelle qu’en soit la théorie, on voit mal pourquoi elle ne s’appliquerait qu’à notre univers. On doit donc imaginer l’existence d’autres univers. Nous arrivons là aux limites de notre imagination.

LRI : L’homme a-t-il un rôle à jouer dans l’univers ?

IP : Cela dépend comment vous considérez l’homme. Il n’y a pas d’homme isolé, nous vivons en société. L’homme peut jouer un rôle au niveau de l’humanité. Les grands prophètes ont modifié l’existence humaine, les grands scientifiques également. L’homme n’est pas condamné au non-signifiant. Il a des choix, il a des opportunités et nous sommes au début d’un développement nouveau. Mais, comme je l’ai déjà dit, nous sommes dans une période de fluctuations et personne ne sait quel en sera le résultat. Ce qui est certain, c’est que la condition humaine de nos jours est en train de changer.

LRI : Le professeur Albert Jacquard parle d’une période de mutation.

IP : Oui, mais les mutations sont précédées par des fluctuations ; elles indiquent la complexité des phénomènes. La mutation est le résultat global.

LRI : Pensez-vous qu’il y ait aujourd’hui une perte de sens ?

IP : Je ne vois pas pourquoi. On a perdu quelques illusions. C’était bien plus simple évidemment quand il y avait un monde hiérarchisé, quand tout était décidé par une minorité et que les autres n’avaient qu’à obéir. Notre passé est un passé de violence et je ne vois rien à y regretter.

LRI : Est-ce que vous avez encore une ambition ou une chose à faire ?

IP : Je travaille à une nouvelle formulation des lois de la physique, incluant la flèche du temps. Il faut maintenant montrer quelles en sont les conséquences et faire des expériences qui mettraient en évidence ce caractère narratif de la nature. Des vérifications utilisant les ordinateurs ont déjà donné des résultats très positifs. Nous sommes à un moment passionnant de l’histoire, tant de celle de notre description de la nature que de celle de notre situation d’homme.


 

Dans le même numéro des « Raisons de l’Ire » de février 1997.

POSITION DE ILYA PRIGOGINE À PROPOS D’UNE RÉFLEXION QUI EUT LIEU RÉCEMMENT ENTRE PRIX NOBEL SUR LE FUTUR OFFERT PAR LA SCIENCE

« La discussion a porté sur la thèse du professeur Kennedy, des États-Unis, qui disait que la science conduisait à l’apocalypse, et sur celle de l’archevêque Tutu, d’Afrique du Sud, qui affirmait qu’elle conduisait à une plus grande dignité humaine. Bien qu’il y ait de grands dangers écologiques, je suis du côté de l’archevêque. Le XXe siècle, pour moi, apporte d’énormes améliorations à la condition humaine. Nous dépassons l’ethnocentrisme, nous acceptons la diversité et la science elle-même transmet un message plus large. Nous nous approchons d’une vision plus unitaire de l’homme et de l’univers. La créativité humaine ne serait pas une exception aux lois de la nature, mais une expression de quelque chose qui est inhérent à l’univers. L’impossibilité de déterminer le futur ne nous entraîne pas à la fin des utopies ; au contraire, si le monde était déterminé, les utopies n’existeraient pas. Si le monde était gouverné par des lois déterministes, le futur serait écrit dans le passé, tandis que si le monde se construit, l’utopie acquiert une plus grande importance. Et pour moi, l’utopie serait une société moins basée sur la violence ».

Tiré de l’entrevue réalisée par Nora Bar, publiée dans le quotidien argentin La Nación, le 19 mai 1996

 

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