« Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies. » Telles ont été les paroles controversées d’Antoine Petit, mathématicien et directeur du CNRS, le 26 novembre 2019, lors de l’anniversaire des 80 ans du centre. (Les Echos)

Depuis le 26, ce mathématicien a suscité un énorme mécontentement parmi la communauté scientifique. Beaucoup affirment que cette pensée, ouvertement hiérarchique et inégalitaire, présage la future Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), prévue pour le début de l’année prochaine.

La nécessité de renouveler le champ scientifique dans un contexte de précarité

L’objectif de la LPPR est simple bien que difficile à obtenir : il s’agit d’investir dans la recherche et l’enseignement supérieur, afin de développer le champ scientifique français au niveau international.

Il ne fait aucun doute qu’en France la qualité de l’éducation et de la recherche scientifique (sciences naturelles, exactes et sociales) a fortement baissé ces dernières années. Selon les fondateurs du projet de loi, entre 2012 et 2018, les établissements publics scientifiques et techniques ont perdu 3.650 postes de travail, alors que le nombre d’étudiants inscrits ne cesse d’augmenter. D’autre part, l’embauche de nouveaux professeurs universitaires a baissé de 40%. Chaque jour, les vacataires sont de plus en plus nombreux. (Ministère de l’Enseignement Supérieur)

La précarité des professeurs est évidente : ils font cours à des classes de 50 étudiants, ne gagnent pas assez et sont contraints de mener leurs recherches avec des budgets très limités. A cela on ne peut qu’ajouter l’état précaire des facultés et la déficience administrative.

En mars 2000, une politique de l’Union européenne intitulée la “Stratégie de Lisbonne”, a été adoptée par le Conseil européen. Son objectif était d’octroyer un 1% du PIB annuel à la recherche et à l’innovation publique. Pourtant aujourd’hui, uniquement 0,8% du PIB français y est consacré. (Le Monde)

Dans cette situation de déficience scientifique et académique, il n’est pas étonnant que le gouvernement souhaite mettre en place une réforme, spécialement si son objectif est de n’être pas éclipsé par d’autres nations riches en innovation, telles que la Chine, l’Allemagne ou les États-Unis.

Néanmoins, nombreuses sont les universités et instituts qui craignent que cette ambition soit obtenue au détriment des travailleurs les plus précaires. (Sauvons les universités)

Le projet du gouvernement : progrès scientifique ou darwinisme social ?

Selon le Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, le projet de loi, actuellement en cours de préparation, est mené par trois groupes de chercheurs et de scientifiques : le premier est lié au financement, un autre à l’attractivité des emplois et des carrières scientifiques et un dernier à l’innovation et à la recherche partenariale. Chaque groupe a fait ses propositions. Celles-ci parlent de l’importance de la recherche et de la nécessité de s’actualiser, sans pour autant négliger les champs qui tendent à souffrir le plus : les sciences humaines. Toutefois, pour une partie des chercheurs, ces propositions laissent beaucoup à désirer.

D’un côté, la LPPR entend financer la recherche par projets. Cela signifie que les professeurs-chercheurs (maîtres de conférences) devront passer par une “agence d’évaluation”. Le problème, selon Antoine Gaudin, professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, est que cela va diminuer encore plus le nombre de projets financés, en augmentant la précarité des jeunes chercheurs, parce que ce sont précisément ces recherches qui leur permettent de devenir titulaires et de trouver ainsi un CDI. En plus, d’après lui, le financement va dépendre des critères des “agents”. En effet, les projets les plus émergents pourraient ne pas être acceptés, si ces “agents” sont des chercheurs assez avancés dans leurs carrières. D’autre part, il est peu probable que ces derniers choisissent des projets trop “déstabilisants”, imprévisibles ou, en termes plus simples, qui ne contribuent pas à améliorer l’économie, voire la politique, du pays. (Nina Soussan)

D’un autre côté, la loi entend supprimer le poids horaire des maîtres de conférences (192h), en favorisant les CDD. Cela va impliquer l’impossibilité de recevoir, à un prix plus élevé, des heures supplémentaires de travail. Or l’usage des CDD pour les jeunes chercheurs pourrait leur causer plus d’instabilité, en créant, par conséquent, un climat de forte compétitivité. Cette méthode contreversée, intitulée tenure-track, est utilisée aux Etats-Unis. Elle consiste à réaliser différents types de contrats, selon l’âge et l’expérience du chercheur, afin de mieux contrôler, voire ralentir, le progrès du jeune professeur-chercheur. Ainsi, les professeurs devront attendre dix ans de plus pour avoir leur titularisation (45 ans contre 35 ans, en moyenne). (Université Ouverte)

Or la LPPR prévoit le recours à des CDD dans des entreprises privées, la transformation des doctorats en diplômes d’insertion professionnelle, ainsi que le développement d’un système de récompense sur la performance. (Université Ouverte)

Certes, une fusion ou demi-fusion avec le secteur privé pourrait permettre de meilleures conditions de travail pour certains et une baisse du budget, mais elle mettra fin à l’autonomie des chercheurs, sans oublier non plus une très probable hiérarchisation, ainsi qu’une augmentation de la précarité des moins chanceux. Indubitablement, il s’agit d’un thème polémique : le Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation n’essaie que d’appliquer des mesures (tenure-track, performance) déjà utilisées dans d’autres pays. Pourtant, même dans les pays les plus libéraux, leur efficacité n’a jamais cessé d’être contestée.(Chronicle, Enago)

La réaction de la communauté scientifique : motions, grève et mobilisation

Peu après le commentaire d’Antoine Petit, le 12 décembre 2019, d’importants membres du CNRS ont rédigé une lettre ouverte contre leur président-directeur : “Une ‘loi inégalitaire’ ne pourrait que renforcer les fragilités actuelles de la recherche publique française (…). Le Comité national ne saurait s’associer à la mise en œuvre d’une politique ‘darwinienne’ (sic) dans l’enseignement supérieur et la recherche en France.”

Un groupe de chercheurs, y compris François Massol, expert en écologie et membre du CNRS, a également réalisé une pétition, signée par 37 associations intellectuelles et académiques. “Il y a un consensus complet au sein du CNRS – à l’exception de la présidence”, affirmait Massol, concernant l’opposition. (Times Higher Education). La pétition dénonce la pensée compétitive de Petit, ainsi que la future LPPR, et a été signée par 14.769 personnes (au 31 janvier 2020).

D’autre part, un grand nombre de professeurs et de chercheurs ont décidé de descendre dans la rue. Beaucoup se mobilisent non seulement contre la LPPR, mais aussi contre la réforme des retraites très polémique.

Par exemple, ce 29 janvier, une manifestation a eu lieu dans la capitale, Elle s’oppose  à la réforme des retraites mais aussi à la loi de recherche. D’après la CGT, 180.000 personnes s’y sont rendues. Mais Paris n’est pas seule: on peut  citer d’autres villes comme Marseille (4.500 personnes), Toulouse (3.000 personnes), Le Havre (entre 2.5000 y 7.000 personnes) et Nice (entre 815 y 4.500), également mobilisées. Dans le cas de Paris, la ‘manif’ était  composée de différents cortèges d’étudiants (Université Paris-Diderot, Panthéon-Sorbonne, Vincennes-Saint-Denis, Paris-Sorbonne, Paris-Nanterre, entre autres), mais aussi par des cortèges de professeurs-chercheurs, comme le cortège ‘des Facs et Labos en lutte’ qui était, de fait, à la tête de la manifestation. (20 Minutes)

Étudiantes durant une manifestation contre la LPPR et la réforme des retraites (29 janvier 2020, Paris). Photo : Josefina Dowbor-Muśnicka

Enfin, d’autres ont pris la décision de ne pas commencer le nouveau semestre universitaire, dans le cas de l’Université 1 Panthéon-Sorbonne, certains de ses départements se trouvent complètement fermés. Une partie de ses professeurs sont en grève illimitée, d’autres le sont pendant les journées de mobilisation, et d’autres font leurs cours mais n’hésitent pas à participer à la mobilisation.

Selon le site web Université Ouverte, le 14 janvier), il y avait “54 facs, 134 labos, 6 ESPE, 8 collectifs, 93 revues, 14 sociétés savantes, 46 séminaires et 13 sections CNU… mobilisé.e.s contre la précarité, contre la LPPR et contre la casse des retraites”.

Comme François Massol l’a dit, il semble que ce n’est qu’une minorité, du moins à première vue, qui défend la loi : ceux qui se trouvent à la tête de certaines sociétés et instituts, tel que le CNRS et Petit et, évidemment, les rapporteurs de la loi. Curieusement, ces derniers majoritairement conservateurs et/ou des personnages politiques du gouvernement, en plus de scientifiques reconnus : Cédric Villani et Philippe Berta, députés du parti En Marche ! ; Amélie de Montchalin, ex-députée du parti et actuelle secrétaire des Affaires européens ; Sylvia Retailleau, ouverte défenseure de la loi PARCOURSUP (2018) ; José Manuel Tunon de Lura, fortement médiatisé en 2018 pour avoir réprimé une manifestation d’étudiants à l’Université de Bordeaux ; et Antoine Petit, apparent défenseur de l’inégalité. (Ministère de l’Enseignement Supérieur, Les Echos, Rue 89 Bordeaux)

Sans aucun doute, nos deux camps sont conscients de la nécessité d’actualiser le système académique et que, à cette fin, le gouvernement sera contraint de prioriser son budget et d’investir. Pourtant, si ce budget l’obtient à travers de réformes néo-libérales (PARCOURSUP, hausse des frais d’inscription, LPPR) il est peu probable que la communauté académique et, plus largement, la société française reste silencieuse. La situation socio-politique que vit la France depuis 2018 montre qu’on le veuille ou non, que quelqu’un devra céder.