Tout à coup, suite à la manière trouvée par les jeunes d’éviter de payer le billet de métro en sautant par dessus des tourniquets, il s’est produit au Chili une syntonie très spéciale qui a permis d’appréhender des luttes très diverses et de comprendre que nous sommes tous opprimés par le même système, que son action touche la majorité du pays et que nous devons urgemment nous trouver un nouvel accord social.

Il ne suffisait plus d’aspirer à la fin des AFP (Administrations de Fonds de Pension, (organisations privées)) pour que les seniors obtiennent des retraites dignes ; que l’éducation puisse être gratuite et de qualité à tous niveaux avec une rémunération juste des professeurs prenant en compte la dette historique que l’Etat envers eux et qu’il doit dûment les payer ; que le système de santé puisse être efficace et qu’il ne faille pas attendre des mois avant d’être pris en charge ; que les peuples indigènes puissent être reconnus constitutionnellement, qu’on leur rendent leur territoires et que l’on respecte leurs langues et traditions ; que la privatisation de l’eau prenne fin ; que la pêche ne reste pas dans les mains de sept familles fortunées ; que le lithium soit reconnu comme chilien et géré par l’Etat. Que dire de l’application d’une redevance appropriée sur l’activité minière et l’exigence de mesures de réparation environnementale. Les aspirations féministes se sont vues avortées mais on a pu entre-apercevoir une société sans différence et paritaire, les minorités sexuelles et ethniques ont commencé à sentir qu’elles pouvaient finalement être intégrées sans souffrir de discriminations. On pourrait continuer à lister des tas de choses. On a tous compris au Chili que ceux qui viennent lutter et lever des drapeaux qui ne sont pas forcément les leurs depuis le 18 octobre 2019 font avancer des causes partagées collectivement.

Ces utopies sont présentes dans tant de cœurs que ces derniers palpitent tous ensemble, sans leaders, comme si l’ensemble de toutes ces aspirations nous avait réveillé à l’unisson.

« Le Chili s’est réveillé ! » (“Chile despertó!”) fut repris à l’unisson par des milliers de personnes de tout âge, ethnie, classe, de la ville ou de la campagne. Parce que d’un coup il n’y a pas de différences entre les gens. Nous ne formons qu’un, nous nous sentons capables de tout faire changer, de mettre fin à un système et de voir un nouveau jour se lever.

Trois mois se sont écoulés depuis octobre, et jour après jour ce réveil a vibré dans les rues et sur les places. Personne n’aurait pu le prévoir.

Cependant, si j’observe aujourd’hui ce qui mobilise les gens lors des manifestations, je ne vois pas des regards perdus dans leurs rêves, je ne vois pas la lueur du lendemain et l’espoir en des conditions de vie dans lesquelles primera la dignité. Non, au milieu de ce mois de février chaud, il y a de la rage, de la peine et de la violence.

Ce système a rendu beaucoup de gens aveugles et borgnes, littéralement. Chaque œil perdu nous blesse tous. Le système a fait trente morts et la semaine dernière fut la pire depuis le début. Il a blessé beaucoup trop de personnes, par balles, lacrymogènes, chars armés ou encore par coups de bâton. Il y a même des vidéos qui circulent et montrent la fureur avec laquelle ils matraquent et frappent des personnes sans défense jusqu’à les abandonner blessés gisant au sol. Les policiers envahissent les places, gazent et utilisent leurs chars lanceur d’eau de manière « préventive », attaquant toute personne qui passe. Les autorités les soutiennent. Le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire chilien a été et continue d’être complice des violations des Droits humains. Ils ont réinstallé l’impunité qui existait durant la dictature. Le gouvernement a criminalisé les protestations, et le Congrès a validé ses nouvelles lois pour lesquelles de jeunes députés plus progressistes ont voté. Sans parler des sénateurs qui ont fuit lorsqu’ils ont dû voter pour sanctionner les responsables politiques coupables de meurtres, blessures, arrestations et viols.

Aujourd’hui, il fait partie de l’utopie de sauver la valeur de la vie, des droits humains, du traitement digne qui correspond à toute personne simplement parce qu’elle est un être humain.

Nous luttons plutôt pour pouvoir continuer à manifester, nous nous débattons entre la violence qu’ils installent et la nonviolence qui nous caractérise. Le système nous coince et obtient une réponse qui va de pair avec sa répression brutale : Le droit à l’auto-défense et à la désobéissance civile. Mais la lutte actuelle commence à perdre le côté épique rêvé qui se trouvait à portée de main, elle devient difficile, dure et se transforme en une nécessité de survivre et de se sortir indemne de cette monstruosité.

 

Traduction de l’espagnol : Frédérique Drouet