De l’Amérique Latine à Hong Kong, en passant par la France et le monde arabe, une vague de contestation sans précédent secoue nombre de pays. Le mouvement est international. Deux régions semblent plus particulièrement touchées : le monde arabe et l’Amérique Latine. Mais un pays européen, la France, un des piliers de l’Union Européenne, est aussi concerné. Enfin, la riche cité chinoise de Hong Kong, longtemps interface entre la République Populaire de Chine et l’économie mondiale, est secouée par un mouvement inédit. Y a-t-il des points communs entre ces différentes situations ? Que nous disent les protestataires sur ce monde en ce premier quart du XXIème siècle ?

La diversité des situations locales et régionales, dans lesquelles explose la contestation, est impressionnante. Celle-ci est induite par le contexte géopolitique propre à chaque pays concerné, par les spécificités de son histoire, de sa culture, de sa sociologie. Bien sûr, Quito, Port-au-Prince, Santiago, Beyrouth, Bagdad, Alger, Conakry, Paris, Hong Kong, présentent des différences importantes. Mais ce qui frappe au premier regard ce sont les similitudes entre les diverses révoltes auxquelles on assiste. Après avoir rapidement passé en revue quelques cas récents de soulèvements, quelles conclusions provisoires pouvons-nous en retirer ?

Un monde divisé contre lui-même : capitalisme contre capitalisme et oligarchies contre peuples

Alors que le monde semble de plus en plus replonger dans une nouvelle guerre froide opposant cette fois les États-Unis à la Chine, partout le capitalisme règne en maître sur les sociétés. Longtemps, après l’effondrement du bloc soviétique, le néolibéralisme a dominé l’économie. L’Europe, l’Amérique Latine, l’Afrique, le Moyen-Orient, une partie de l’Asie orientale voyaient leurs économies accaparées par les multinationales. Presque seule, la Chine, tout en adoptant l’économie de marché, gardait fermement le contrôle de son économie. Dans une moindre mesure, l’autre géant asiatique, l’Inde, a su conserver aussi sa souveraineté économique. La même remarque vaut pour la Russie de Poutine, après le chaos des années Eltsine, et la République Islamique d’Iran, pour d’autres raisons, depuis la révolution de 1979.

Différentes formes de capitalisme se partagent donc aujourd’hui la planète. Capitalisme néolibéral, capitalisme libéral avec une certaine présence de l’État, capitalisme d’état, coexistent et se concurrencent. Mais dans tous les cas l’exploitation éhontée des hommes et des ressources de la planète en sont le corollaire. Qu’elle soit le fait d’une multinationale états-unienne, brésilienne, française ou japonaise, d’une entreprise d’état chinoise ou russe, la destruction des hommes et de l’environnement au nom du profit n’en demeure pas moins ce qu’elle est : un crime contre la vie.

Ces différentes formes économiques s’accommodent de régimes politiques variés : démocraties représentatives sous influence des lobbies financiers – ce que certains qualifient de « démocratie de marché » – comme en Europe ou en Amérique du Nord et du Sud, dictatures militaires comme dans certains pays moyen-orientaux ou africains, dictatures d’un parti-état comme en Chine ou au Vietnam, démocraties dites « illibérales » comme en Russie, en Turquie, aux Philippines voire en Inde. Dans tous les cas, la souveraineté populaire et son expression, quand elle n’est pas purement inexistante, est très sérieusement entravée.

Violence économique et violence politique se conjuguent pour opprimer les peuples. La violence économique est cependant fondatrice et multiforme : salaires de misère, absence de droits sociaux, chômage organisé, mise en concurrence et compétition généralisée, endettement, etc. Plus que tout, c’est la tendance à la marchandisation complète de l’existence humaine et de la vie qui achemine le monde vers un totalitarisme jusque là inimaginable. Le futur de l’être humain ressemblera-t-il à un mélange entre ce que nous ont décrit les œuvres cinématographiques telles que 1984, Blade Runner et Mad Max ?

Quant aux autres formes de violence, reposant sur les inégalités de genre, de classe, de caste, de « race », elles viennent renforcer la violence économique. Pour justifier cette dernière, tout est permis, les arguments idéologiques mobilisés ne servant qu’à masquer les intérêts matériels les plus grossiers. La façon dont les femmes ou les migrants sont traités dans de nombreux pays en sont le symptôme le plus cru. Il en va souvent de même pour les minorités ethniques ou religieuses : boucs émissaires commodes, ils servent à détourner la colère des majorités dominées des véritables responsables, les oligarchies économiques. Les mêmes recettes de manipulation des opinions se retrouvent partout à des degrés divers : exaltation de l’intérêt national, stigmatisation des minorités, dénonciation des opposants comme manipulés par l’étranger, théories du complot, etc. Trump, Bolsonaro, Salvini, Orban, Poutine, Netanyahou, Erdogan, Modi, Duterte, pour ne citer qu’eux, en sont des virtuoses.

Tout cela crée une immense violence psychologique : stress, sentiment d’isolement, angoisse face au futur, peur de l’Autre, culpabilité, auto-dénigrement en sont les manifestations les plus fréquentes, engendrant dépressions, maladies mentales, suicides. La fuite dans l’alcool et les drogues, la consommation compulsive ou la haine de l’Autre en sont l’autre conséquence. Elle est une manifestation de la conscience humaine en fuite devant l’insupportable réalité.

Pourtant jamais les moyens matériels et les outils cognitifs à la disposition de l’humanité n’ont été aussi grands : que ce soit en matière de science, de technologie, de finance, d’éducation, jamais ils n’ont autant permis la résolution des grands problèmes de nos sociétés tels que l’éradication de la la faim et de la pauvreté, l’accès à la santé, à l’éducation, au logement pour tous, etc. Mais le progrès scientifique et technique est accaparé au bénéfice d’une minorité et au détriment de la majorité.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets

Partout, la violence économique, politique, combinées aux autres formes de violence entraînent les mêmes conséquences : une immense souffrance et une immense détresse personnelle et sociale. Partout on retrouve donc le même ras-le-bol et les mêmes exigences qui s’expriment : les peuples réclament la démocratie, la justice économique et sociale, le respect de leurs droits élémentaires, la fin de la corruption et des privilèges scandaleux de quelques uns.

Toutefois, une remarque s’impose ici : si la protestation est internationale, est-elle vraiment globale ? Il faut souligner que la population des états géants de l’Asie restent calmes. Les classes moyennes chinoises et indiennes semblent pour le moment satisfaites. Cependant qu’en est-il des classes populaires dans ces pays ? Le sujet mérite une étude approfondie qui ne peut contenir dans cet article.

Une nouveauté très intéressante apparaît au sein des mouvements de protestation actuels. La question de la non violence y est en débat. Même s’il semble que pour le moment le choix de la non violence relève plus du choix tactique que d’un choix philosophique profond, cette seconde option existe aussi chez nombre de protestataires. La tentation de la violence existe évidemment d’autant plus que les manipulations et provocations policières suivies de la désinformation orchestrée sont toujours possibles. Pour les puissants, il faut coûte que coûte diviser les protestataires, les délégitimer et les présenter comme des violents, « des casseurs », des « délinquants » voire des « terroristes payés par l’étranger ».

Plus globalement, diviser les peuples entre eux en jouant sur les peurs identitaires, en manipulant les nationalismes et les fondamentalismes religieux, sont une recette avérée pour continuer à régner. Fomenter des guerres et des catastrophes humanitaires peut être l’étape suivante. Dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles ce serait d’autant plus facile. Enfin, ne perdons pas de vue que l’ultime arme des puissants, la répression physique, est toujours un recours possible. Quoi qu’il en soit le choix entre violence et non violence est un choix crucial pour les protestataires actuels et ceux de demain.

Ces remarques faites, on remarque clairement des points communs nombreux entres les différents mouvements précités que ce soit au niveau des causes de la révolte, au niveau de la forme et des moyens d’action et enfin des revendications. En Amérique Latine, dans le Monde Arabe, en France, à Hong Kong, par delà la diversité des situations locales s’expriment les mêmes peurs, les mêmes colères, les mêmes espoirs, les mêmes aspirations.

Les peuples rejettent l’autoritarisme, l’arbitraire, l’injustice. Ils réclament la démocratie, la justice, et peut-être par dessus tout un immense besoin de reconnaissance de leur dignité. Ils proclament qu’il ne peuvent plus se contenter d’un changement de surface. Ils veulent cette fois un changement de fond.

Les foules montrent partout, on l’a vu, en général, un visage pacifique et globalement plutôt non violent. La protestation présente un caractère massif, inter-classiste, intergénérationnelle, interethnique et interconfessionnelle là où est présente la diversité ethnique et religieuse. Enfin cette immense protestation s’organise, se déroule et s’exprime en dehors des cadres établis, par exemple les structures partisanes et syndicales là où elles existent…

Sommes-nous à l’aube de la naissance d’un nouvel internationalisme, alliant la revendication de la démocratie réelle, celles du partage des richesses et de la justice sociale, celle de la préservation de l’environnement, et enfin rejetant toute forme de discrimination et s’exprimant par la méthodologie de la non violence active ? Peut-être. L’ Histoire n’est pas écrite. Mais la réponse à cette question va bien au-delà de l’observation attentive de l’évolution des évènements actuels.

Sans doute est-ce à chacun d’y répondre… car si l’avenir de l’humanité dépend de l’action et de l’engagement de chaque peuple, c’est un enjeu tout à la fois social et personnel qui à la fois nous questionne tous et dépend de l’engagement ou du non engagement de chacun d’entre nous.

 

Cet article est la troisième partie du texte : Quand les peuples remettent en cause les puissants

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Partie 2
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