Après deux articles sur l’histoire et l’architecture, Pressenza continue de s’intéresser à certains aspects de la culture persane et iranienne qui sont peu connus par le public dans les autres pays.

Cette fois, nous avons interviewé l’écrivain et chercheur français Denis Dégé, amoureux des cultures orientales. Il a voyagé plusieurs fois en Iran à la recherche de ses trésors historiques et culturels, où ces dernières années, il a mené des études approfondies sur la miniature, la mystique et la poésie persanes.

Il semble que pour lui, la mystique et la poésie persanes transcendent le cadre de la simple curiosité intellectuelle. Elles représentent un style de vie, un chemin à découvrir et à vivre personnellement.

Il a aimablement accepté de répondre à quelques questions de Pressenza.

Pressenza : Quand as-tu voyagé pour la première fois en Iran et pourquoi ?

Denis Dégé : Depuis l’adolescence je développe un esprit et une attitude basés sur le rejet de la violence, sous toutes ses formes. J’adorais déjà l’Orient, la culture et certains aspects de l’islam, comme la mystique.
Cela fait 4 ans que je vais en Iran. Chaque année j’y vais 2 semaines au moins. Mon intérêt pour l’Iran est né il y a 10 ans lorsque j’étais à Istanbul. J’étais venu en Turquie parce que je suis Messager, je m’inspire du courant de pensée développé par Silo.

Crédit image : Denis Dégé

Dans ce voyage m’est arrivée une poésie « le Chant de la Perle »(p.66 de l’écrit sur Mani). Je fus obsédé par ce texte et en faisant des recherches, je me suis souvenu d’un personnage qui m’avait inspiré 10 ans auparavant, quand je voyageais en Algérie pour développer le Mouvement Humaniste, mais que j’avais oublié. Je me suis rendu compte que Mani était une coprésence, un guide qui orientait mes actes. Mani vivait près de Bagdad au 3e siècle, à l’époque c’était le centre de l’Empire Perse. Pour les Iraniens, c’est lui qui inventa la miniature persane, et sa pensée a une grande influence sur la mystique, la poésie ou la musique.

Pour continuer à investiguer, j’ai eu envie d’aller sur place, sentir ce qu’il reste de tout cela, connaître les gens et créer des ponts, de l’amitié. Il y a 5 ans, je voulais fortifier le sens que je donne à ma vie, et me donner des missions pour faire mon apport face à la crise actuelle. C’est une grande crise sociale et personnelle que nous vivons, un désastre. Justement Mani, les poètes et les mystiques ont donné de grandes et belles réponses. Leur époque aussi était désastreuse, et ils ont donné des outils, une connaissance, qui est utile face à l’échec de la civilisation, hier comme aujourd’hui. Pour dépasser la crise nous avons besoin de connecter avec la force, la beauté, la bonté qui est en notre intérieur. J’ai voulu appliquer dans ma vie ce que Silo et les mystiques ont réalisé : un changement social et personnel simultané. Il ne s’agit pas d’un développement personnel égoïste, que pour moi-même, comme c’est la mode aujourd’hui. Pour moi tout développement personnel doit être éprouvé dans l’action sociale et le style de vie.

Pr. : Comment as-tu trouvé ce pays dans son ensemble ?

D.D. : Je n’y passe que quelques jours chaque année et mon intention n’est pas politicienne ou touristique. Je peux dire ce que je cherche, mais je ne peux pas faire de généralités. J’aime comprendre et partager avec les gens. J’aime créer des liens d’affection et de solidarité avec ceux qui rejettent toutes formes de violence et cherchent la Paix en dehors et en eux-mêmes.

Je me suis approché des gens en leur offrant un cadeau, une miniature persane réalisée par mes soins, et avec un Message. Bien-sûr je suis allé voir les coupoles et les jardins magnifiques, parce que ce paysage continue de se refléter dans le cœur des gens. L’architecture, comme la poésie ou la mystique est faite pour cela : pour transformer.

En Iran il y a des lieux magnifiques et les gens prennent soin de leur trésor. Ce qui m’a étonné c’est la joie et la rébellion de ceux que j’ai rencontré. Ce sont aussi des vertus que je veux développer au quotidien, alors j’adore ! Mais surtout j’ai été très surpris, car je croyais (en fonction de ce que disent les médias) que les gens seraient renfermés et tristes. Peut-être, le sont-ils aussi, et que c’est par notre présence qu’ils s’illuminent, Mais moi je crois que la culture, les croyances positives, Zarathoustra ou la mystique des poètes continuent d’agir.

Crédit image : Denis Dégé

Pr. : As-tu perçu des pressions ou des signes autoritaires en Iran ?

D.D. : Non, je n’ai pas ressenti de pression, j’ai connu beaucoup de bienveillance des iraniens, beaucoup de curiosité sur ce que nous vivons et pensons. Je peux comparer avec mon action en Algérie, où j’étais suivi et quelquefois menacé par la police ou des personnes à son service… En Iran, en tant que « visiteurs » on se sent au contraire en sécurité. Je sais que ce n’est pas le cas pour les iraniens eux-mêmes si ils ont un projet ou s’ils veulent dénoncer une injustice.

Je ne veux pas trop rentrer dans ce point de vue, partout où nous vivons, nous avons un travail à faire pour que l’être humain se libère. Je viens d’un pays (la France) qui aime donner des leçons de démocratie ou de droits de l’homme, mais je ne crois plus du tout dans cette illusion. Surtout ces derniers mois, dans mon pays, des fanatiques du Dieu Argent, sans scrupule, ont pris le pouvoir à travers une « démocratie de façade » et se sont attaqués dans la rue, dans leur chair, aux Français les plus humbles, remettant en question tous leurs droits. Je ne me sens pas de donner mon opinion, je préfère laisser les iraniens imaginer et construire leur avenir, et j’ai confiance en eux. Avec cette intention, on peut se comprendre. De toute manière, quand une minorité s’empare de tout et génère la violence (à commencer par la violence économique, politique ou religieuse) cela laisse place au chaos.

Partout, les nouvelles générations et les « bonnes personnes » cherchent à être meilleures, à vivre de manière cohérente. Ils voient bien qu’en Occident ou en Iran tout va exploser si on ne cherche pas la sagesse en nous-mêmes, si on ne s’oppose pas aux violences d’où qu’elles proviennent et peu importe la justification qu’on invente. Nous sommes unis dans le sort qui sera réservé à notre maison commune : la planète.

Pr. : Comment as-tu trouvé le mode de vie des femmes iraniennes ? Dans quelle mesure sont-elles libres de s’exprimer ?

D.D. : J’ai trouvé que tous les Iraniens ont deux vies, surtout les femmes : une vie pour la rue et une vie dans la maison et avec les amis. L’amitié et l’affection sont essentielles car il n’y a que là que notre liberté peut encore s’exprimer.

Je trouve qu’on ne devrait plus faire cette séparation femme/homme. C’est intéressant quand il n’y a plus de “Il / Elle”. Les mystiques ont parlé des anges, des androgynes, de l’amour entre Ayaz et Mahmoud, Majnoun et Leila, etc. Il n’y a pas de différence essentielle entre les sexes. On pourrait arrêter de jouer le rôle social inculqué où l’homme est guerrier et dominateur, cela a été imposé par la culture violente. On peut chercher à avoir la même affection pour tous. C’est plus intéressant de se confondre dans un modèle profond avec toutes les vertus des deux sexes. Dans cette époque beaucoup de femmes et d’hommes sont enchaînés par les rôles, les croyances… le problème ce n’est pas le sexe, c’est la chaîne. La seule arme pour rompre ma chaîne c’est l’affection, qui donne lieu à la compassion, à la solidarité, à la nouvelle sensibilité, à la créativité et à la force de l’ensemble.

En Iran comme ailleurs, ce sont les exclus, surtout les femmes et les minorités qui auront la force de construire le monde de demain, parce qu’ils reconnaissent l’échec des illusions sur le monde : la politique, la croyance naïve religieuse, la consommation, le prestige social…

Crédit image : Denis Dégé

PS : Comment as-tu découvert la miniature persane et comment la pratiques-tu ?

D.D. : Comme je le disais, Mani était un peintre. Quand j’ai décidé d’aller en Iran, je me suis dit que je pourrais simplement offrir un cadeau. Justement Mani avait diffusé sa connaissance, son message, avec des images.

J’ai décidé d’apprendre et au même moment j’ai rencontré une personne qui m’a enseigné la technique. Ensuite, j’ai expérimenté que la miniature était une très belle méthode pour méditer. La miniature est une image idéalisée du monde, presque enfantine dans sa représentation, mais qui demande une grande maîtrise. Dans la miniature tout a un sens profond, les formes, les couleurs, les différentes étapes du travail. Ton corps, ta respiration influencent aussi la représentation. Les couleurs sont purifiées et l’être humain est toujours présent avec une certaine distance, dans des paysages sublimes.
Avant même de commencer à peindre, tu dois déjà chercher dans ton monde intérieur les significations, les expériences, pour pouvoir ensuite les dessiner et les peindre. Tu dois aussi te représenter le choc émotif, que tu souhaites produire. Tu dois penser aux gens et leur faire un cadeau précieux.

En fait, c’est un travail d’ascèse. Le but d’une ascèse est de se libérer de l’ancien paysage (les croyances, les illusions… tout ce qui génère le moi quotidien) par un nouveau paysage (qui est une représentation de ton dessein, de ta mission pendant cette vie ici…). Ce dernier impulse une force qui transcende la souffrance et la mort, qui te donne la direction. Ce nouveau paysage que je construis en moi, me donne de l’enthousiasme et de la joie. Alors, à côté des activités du plan moyen (travail, tâches quotidiennes…) j’aime passer du temps dans ce monde de beauté et de profondeur.

Pr. : Quelles expériences as-tu vécues en lisant et en étudiant les grands poètes persans ?

D.D. : On ne peut pas séparer la poésie, la philosophie, la mystique et la miniature. Ce sont des pratiques, un travail d’immersion en soi à la recherche du profond, de ma véritable identité d’être humain. Les mystiques se sont interrogés très profondément en se posant la question “Qui suis-je ?” “Vers où vais-je ?”. Nous sommes bien plus qu’un corps et quand on se pose la question de notre véritable nature, il apparaît des questionnements sur ce qui nous anime (l’âme) et cette chose qui nous donne force et transcendance (l’Esprit), sur le sens de l’existence et de la mort. Nous faisons des expériences et nous comprenons que nous ne sommes pas seul et que nous sommes dans une sorte de courant… Rien de tout cela ne peut être expliqué de manière rationnelle… cela nous échappe totalement.

C’est difficile de dire ce que j’ai vécu, c’est intraduisible avec des mots. Mais je peux dire que certains passages de Attar, de Kubra, de Sohrawardi, de Hafez ou Ahmad Ghazali m’ont connecté à des réalités profondes, je restais obsédé pendant des jours en voulant “intérioriser”, comprendre, témoigner. Certaines de leurs paroles m’ont produit une telle émotion, que je trouvais qu’ensuite je n’étais plus le même.

Cette connaissance est dévalorisée par ceux qui ne voient qu’à travers le matériel. Les maîtres valorisent le “monde imaginal” qui se situe entre ce plan moyen et les plans élevés. Ils cherchent à se projeter dans ce monde d’où on revient avec de la compréhension, de la bonté, une plus profonde intelligence. Alors, quand on a goûté à cela, on a envie de lire, d’expérimenter, de méditer ce qui est écrit, car ce sont des témoignages d’une grande beauté. Et nous découvrons que la beauté n’est que l’apparence de vérités plus profondes.

Il s’agit d’une expérience dévotionnelle très proche du sentiment amoureux. C’est tellement fort qu’il me faut même un peu de courage pour continuer à les lire et raisonner avec. C’est pourquoi on prenait souvent les mystiques pour des fous. Il est alors nécessaire d’orienter toute cette énergie, de l’exprimer dans le monde, à travers l’art, l’action sociale, pour l’éprouver et pour la partager.

Ces êtres étaient comme nous, sauf qu’ils méditaient (priaient en développant des pratiques avec la respiration, la répétition, la contemplation, etc.) et avançaient tous les jours. Ils vivaient, comme nous aujourd’hui, une époque de grande instabilité. Le monde musulman avait conquis de grands espaces pendant quelques siècles et se reposait sur son tas d’or et sur sa “supériorité”. Mais ensuite il y a eu les croisades et les mongols, qui ont tout rasé. Il était évident que l’islam avait perdu le contact avec l’expérience, avec le progrès et donc avec la Force. C’est pareil aujourd’hui, nos dirigeants dans leur certitude et leur appétit vorace préparent le drame.

Au même moment, quelques êtres humains désobéissent à l’ordre des choses et la conscience humaine donne des réponses très surprenantes. Pour les maîtres soufis, il fallait reconnecter avec l’expérience des grandes lumières du passé, retirer tous les voiles, et arriver au profond. Cela a permis de produire une nouvelle étape pour l’humanité… cela a fait naître une vague d’expérience qui, traversant le moyen-âge, produit une “renaissance” jusqu’en occident.

Aujourd’hui, leur expérience est très intéressante dans notre situation de non-sens. On pourrait dire cela de toute mystique : de l’expérience de Bouddha, Lao-Tseu, Pythagore ou Zarathoustra.

Crédit image : Zoroastro, Raffaello Sanzio – Web Gallery of Art:   Image  Info about artwork, Pubblico dominio, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=75885

Pr. : Pourquoi tant de mouvements religieux différents sont-ils nés tout au long de l’histoire persane ?

D.D. : La civilisation dans laquelle nous vivons est née en Irak, en Mésopotamie. Il y a en effet quelque chose de très spécial qui se passe dans cette région du monde, comme en Inde ou en Chine.

A mon avis, il y a le fait que l’Empire perse, l’Iran aujourd’hui, sont situés entre l’Occident, la Chine et l’Inde ou maintenant la Russie. C’est un endroit où les spiritualités circulent. L’Iran était sur la Route de la Soie et a connu des périodes contrastées de développement et d’invasions. Donc les populations vivent quelquefois dans un même espace et en proximité ce qui permet le syncrétisme et l’apparition de nouvelles formes religieuses.

De plus il y a une grande incertitude liée au danger sismique qui est une menace constante. N’importe quelle personne qui a vécu un séisme peut témoigner qu’ensuite on peut perdre tout (le matériel, la vie…) en quelques secondes. Alors on doit avoir un esprit très ferme !

C’est en Iran, avec Zarathoustra, et à Persépolis qu’est né l’Empire Perse. Au début de cette expérience, sa particularité était la recherche de l’universalisme. Bien que l’Empire soit très étendu, il y avait une reconnaissance de la diversité. Les bases du zoroastrisme sont « la bonne connaissance », la liberté de choix, la justice, la pensée, les paroles et les actes en cohérence. Cela est un terreau favorable pour le développement humain, la connaissance et la spiritualité.

Toute l’histoire de l’Iran est la conséquence de la fabuleuse expérience de Zarathoustra, dans la philosophie, l’architecture, l’art… C’est une beauté. Par exemple, quand on est plongé au centre d’une coupole, parmi les ornements, les miroirs qui reflètent les lumières, dans le cœur vert de la mosquée, avec le “feu” dans le cœur… Il continue de se produire quelque-chose au plus profond de nous.

Di Pentocelo – Opera propria, CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4129063

Pr. : Comment perçois-tu la spiritualité des Iraniens ? Qu’est-ce qui les fait bouger à notre époque ?

D.D. : Comme dans le monde entier, nous sommes coupés en deux. Une partie de nous est attirée par les illusions de richesse facile, des choses et des valeurs superficielles. Une autre partie de nous cherche des vérités qui permettent de dépasser la souffrance et au moins de « se sentir bien ». Partout, on ne croit plus les moralistes, les “donneurs de leçon”, qui croient changer les choses avec des lois qu’on doit suivre sans trop réfléchir et qu’ils n’appliquent pas à eux-mêmes.

Parmi les jeunes que j’ai rencontrés, il existe une vraie recherche. On cherche à suivre ceux qui avaient l’expérience, et dont la bonté a transcendé le temps : les poètes, les maîtres. La musique, la poésie, les lumières ont une grande importance. Il y a cette joie, cette hospitalité et cette beauté des gens qui pour moi sont significatifs d’une connexion profonde.

Certains se réfugient dans le passé, dans le souvenir du Shah, par exemple. Peu importe, ce que je crois c’est que nous allons avoir des surprises ! Je pense que les choses vont vites en mal et en bien, mais que personne ne peut dire quel phénomène va surgir.

Pr. : Que recommandes-tu à ceux qui veulent connaître et visiter l’Iran ?

D.D. : Surtout ne croyez pas ce que disent les médias sur l’Iran. Continuez d’aller en Iran, même si le fou vous promet la guerre, tant qu’elle n’a pas lieu. Ayez le courage d’être surpris et de découvrir par vous-même.

Lâchez tout ! Oubliez d’où vous venez !! Ouvrez-vous à ce qui peut arriver… Promenez-vous dans les villes et les montagnes. Laissez-vous subjuguer par les monuments et les jardins. Accompagnez vos visites de poésie. Les Iraniens de toute manière iront vers vous.

 

Bibliographie :