(Ce texte est la traduction d’un article originellement publié par le quotidien grec Efimerida twn Syntaktwn (EFSYN) le 17 mars 2019)

En mai et juin 2016, le Bureau Européen d’appui en matière d’Asile (BEA) a mené une enquête en Turquie sur les personnes venant de Syrie et d’autres pays tiers et cherchant une protection internationale.

Cette étude était nécessaire en raison de la mise en œuvre de la déclaration UE-Turquie, un accord mis en œuvre le 20 mars de cette année. Une section importante de cet accord prévoit le retour en Turquie de citoyens syriens et d’autres pays tiers, entrés en Grèce depuis la Turquie après cette date.

L’une des principales responsabilités du BEA est d’analyser l’information et informer les Etats membres de l’UE sur les procédures mises en place pour protéger les demandeurs d’asile et les réfugiés venus de pays hors de l’UE. Les procédures administratives prévues par l’accord devaient fournir une indication pour déterminer dans quelle mesure la Turquie serait un pays sûr pour les demandeurs d’asile.

Lorsque les premiers groupes de personnes renvoyées sont revenus en Turquie en avril et mai 2016, de vives allégations ont été formulées par les organisations de défense des droits de l’homme, selon lesquelles la Turquie ne convenait pas pour cet accueil. Depuis lors, les critères de définition d’un « pays tiers sûr » et la question de savoir si la Turquie remplit ces critères ont été une source de conflit entre d’une part les Etats membres et experts défendant cet accord, d’autre part ceux qui considèrent qu’il est juridiquement irrégulier et le produit d’expédients politiques.

Couverture et expédients

Selon trois sources fiables, le BEA n’a jamais formellement terminé son rapport et son texte n’a jamais été publié en tant que document officiel. De plus, la décision de déclassement du rapport « n’a pas été discutée par la direction du service ». En fait, l’existence du rapport n’a fait l’objet que d’une mention dans l’EUObserver du 15 juin 2016 sous le titre « L’UE tente d’enterrer le rapport sur les migrants renvoyés en Turquie ».

Rédigé grâce à une fuite d’information et se référant simplement à l’existence du rapport, l’article du EUObserver n’a suscité aucune réaction de la DG des affaires intérieures ou du BEA. Il a exprimé une opinion selon laquelle le rapport aurait pu porter un coup juridiquement mortel à l’accord et « se joignait au chœur des défenseurs des droits de l’homme qui disent qu’il est illégal ».

Toutes les sources ont aussi remarqué que le rapport controversé a été déclassé quand il a été considéré comme n’offrant pas assez de soutien au besoin prioritaire d’un groupe d’Etats membres et de la Commission européenne tendant à la mise en œuvre de l’accord. Un officiel d’une agence internationale s’est depuis lors référé au rapport comme à « celui qui n’a jamais été publié ».

Toute publication ou distribution large du rapport – et le risque qu’il soit divulgué au début de l’été 2016 alors que le bras de fer sur l’accord était en cours – était susceptible de torpiller le processus politique initié, sous la pression de diverses parties, par la Commission et les Etats membres, avec d’importants intérêts liés à l’accord, comme ceux de l’Allemagne et des Pays-Bas.

A ce moment, des membres de diverses organisations et des experts juristes attaquaient méthodiquement l’accord, tandis que des interventions du gouvernement grec et des autorités européennes visaient à légitimer celui-ci, ces interventions se trouvant à la limite de la règle de droit.

Jamais débattu au parlement grec

L’avocate Giota Masouridou, observatrice du processus en qualité de membre de l’équipe d’avocats ayant déposé un recours devant la Cour administrative suprême de Grèce, quant à savoir si la Turquie est effectivement un Etat sûr, a déclaré « La mise en œuvre de l’accord, bien que celui-ci n’ait jamais été débattu devant le Parlement grec et malgré qu’il ne soit pas légalement contraignant, a été imposée via des amendements législatifs recommandant des procédures d’asile rapides, en particulier pour les cinq îles (Lesbos, Samos, Chios, Leros et Kos) et modifiant la composition des comités de seconde instance, qui avaient jusqu’alors déclaré que la Turquie n’est pas un Etat tiers sûr pour les réfugiés syriens », ajoutant que « En outre, la participation des agences européennes aux procédures d’asile, comme les entretiens avec des demandeurs par des représentants agréés par le BEA, a été opérée en outrepassant les compétences du BEA. Depuis lors, les autorités grecques ont considéré que la Turquie serait un Etat tiers sûr pour les Syriens, en se fondant sur des lettres non publiées de responsables politiques et des informations inexactes sur le système judiciaire turc et les pratiques des autorités turques. »

Alors que les décisions des comités de seconde instance sur l’asile n’étaient pas connues, leurs membres alléguaient publiquement de tentatives d’intervention du ministre grec de la politique migratoire. En fin de compte, un amendement modifiant la composition des comités de seconde instance fut déposé au Parlement par le ministre de la politique migratoire le 15 juin 2016.

Affaires intérieures

Le BEA a en premier lieu refusé de diffuser le rapport tel qu’il était en juin 2016, ainsi que sa version révisée en mars 2017. Comme indiqué dans une réponse, le texte n’était pas finalisé et a été remanié à plusieurs reprises en 2016, 2017 et 2018.

En réponse à une demande officielle d’accès aux documents relatifs au rapport, selon les dispositions du Règlement UE 1049/2001, le BEA « exprime sa préoccupation quant à la demande publique relative à un document produit par l’agence, comprenant des informations à usage interne faisant partie de délibérations et consultations préliminaires ».

Dans un premier temps, le BEA a estimé que le rapport était régi par des dispositions l’exemptant de divulguer des documents spécifiques lorsqu’il était jugé que cela ne servait pas l’intérêt public. La justification principale du BEA était qu’il n’avait pas demandé l’autorisation de révéler les identités et d’autres informations comprises dans le rapport, fournies par les personnes interrogées en Turquie.

« A la lumière de la nature fortement politisée du débat entourant l’accord UE-Turquie, le BEA a estimé que la publication des documents risquait de mettre à mal l’intégrité de l’examen au cas par cas des demandes d’asile dans les îles grecques », ont-ils déclaré.

La protection des interlocuteurs du BEA est certainement importante. Cependant, cela ne semblait pas un bon moment pour celer entièrement le contenu des entretiens, puisque le BEA a décidé de ne divulguer aucun rapport avant juillet 2016, époque où une tentative de coup d’Etat avait conduit à restreindre les garanties de l’Etat de droit.

Entre temps, selon le compte-rendu d’une réunion des représentants du département d’analyse et documentation du BEA, qui avaient mené des entretiens avec une organisation non gouvernementale en Turquie pour son étude, un accord avait été donné pour utiliser des extraits des entretiens ainsi que les données des personnes interrogées.

En réponse à une deuxième demande d’accès, le BEA a décidé de divulguer des versions largement censurées du rapport, expurgeant toutes les sections du rapport résultant des entretiens en Turquie, ainsi peut-être que certaines données ne provenant d’aucune source publique.

L’un des textes semble être la version déclassée du document, le fait est confirmé par certaines sources. Ce texte intitulé « Information sur un pays – le système d’asile en Turquie » semble avoir été modifié pour la dernière fois le 15 juin 2016, date de publication de l’article dans l’EUObserver.

Extraits censurés

Le Conseil d’Administration du BEA s’est réuni les 6 et 7 juin 2016, l’agenda indiquant une discussion sur l’accord UE-Turquie. Cependant toutes les sources indiquent que le rapport n’a jamais été abordé à ce niveau.

Le BEA a aussi publié une version amendée du texte, elle aussi expurgée, intitulée « Note factuelle d’information sur un pays JAP product 3.1.g – Contenu de la protection en Turquie », en mars 2017. Il ressort des sections non censurées, dans les commentaires préliminaires de chaque texte que :

« Selon diverses sources, l’on constate un manque de surveillance indépendante dans les centres de rétention depuis la mise en œuvre de l’accord UE-Turquie. L’accès des organisations internationales et des ONG locales a été fortement limité, ce qui a amoindri la capacité de surveiller la situation des personnes revenues de Grèce depuis avril 2016. »

La dernière version du texte (mars 2017) comprend de larges références à une lettre du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), de décembre 2016 et admettant que l’agence des Nations Unies pour les réfugiés était incapable de surveiller les conditions prévalant pour la majorité des personnes renvoyées en vertu de l’accord.

L’existence d’un document comprenant de tels commentaires en 2016 et 2017, contredit apparemment les déclarations publiques répétées des représentants de l’UE, selon lesquels la Turquie serait un Etat tiers sûr.

Bien que la section de l’accord concernant les retours n’ait jamais été effectivement mise en œuvre, cela reste actuellement l’objectif principal de la Commission Européenne et d’Etats membres comme l’Allemagne, au sujet de la gestion du flux de migrants et réfugiés aux frontières de l’UE.

Quoi qu’il en soit, l’accord a été jugé extrêmement efficace, puisque par la suite les arrivées sur les îles grecques ont baissé de 97 %. Le maintien de ces populations sur les îles grecques, prévu par l’accord, dans des conditions que la Commission elle-même a décrites comme « affreuses » début mars 2019, a encore augmenté le coût humain de cet accord.

Des dizaines de milliers de personnes sont piégées dans des conditions indignes, ce qui affecte souvent leur santé mentale, ne bénéficient pas d’un accès libre aux prestations de santé de base et se trouvent exposées en permanence à des périls physiques.

Le transfert soi-disant réussi à la Turquie de la responsabilité des flux migratoires, en contrepartie d’importants avantages financiers, a constitué le projet directeur de la politique agressive poursuivie par l’UE depuis lors dans ses relations extérieures.

 

A propos de l’auteur

Apostolis Fotiadis est chercheur sur les questions européennes.

 

Traduction de l’anglais par Serge Delonville.