Par Olga L. González (*) pour Le blog de Olga L. Gonzalez

Les États-Unis suivent de près les négociations de paix entre les Farc et le gouvernement colombien à La Havane. Après cinquante années de guerre, l’accord, imminent, reste très en deçà des attentes, alors que la Colombie reste un pays très violent et demeure championne des inégalités.

Il y a six mois, le président colombien Santos avait annoncé que l’accord de paix entre le gouvernement et les Farc serait signé à Cuba le 23 mars. Mais il avait oublié de dire aux Colombiens que cette date était celle de la présence « historique » d’Obama dans l’île. La photographie immortalisant cet accord n’a finalement pas pu être prise, même si le 22 mars, le vice-président Kerry s’est réuni avec les deux délégations, des Farc et du gouvernement.

Les retards sont dus aux péripéties traditionnelles de la vie politique colombienne, assez peu prévoyante et embrouillée dans des questions juridiques (d’aucuns parlent de l’âge de la « picaresque »), plus qu’à des dissensions sur le fond. Cette attente ne sera pas la plus longue : après plus de cinquante années d’existence (la création officielle des Farc remonte à 1964) et plusieurs tentatives de négociations de paix dans le passé (les premières remontent au début des années 1980, et les plus abouties, à 1999-2002), après presque 4 ans de négociations (elles ont été officiellement lancées en août 2012), les accords de paix sont, très probablement, sur le point d’être signés.

Les négociations de paix ont abordé six points : 1. La politique de développement agricole ; 2. La future participation politique des Farc ; 3. Les modalités de la fin du conflit ; 4. Le problème des drogues illicites ; 5. La reconnaissance des victimes ; 6. La mise en place des accords et leur respect.

A l’heure actuelle, et comme dans les négociations du passé, les plus grandes difficultés concernent  le contrôle du cessez-le-feu et la remise des armes (en 1991 et en 2002, ces deux questions avaient mis fin aux négociations). Mais d’autre problèmes restent encore à régler : quels crimes seront punis ? Quelle réinsertion des Farc dans la vie politique colombienne ? Y aura-t-il des zones de regroupement des guérilleros ? Comment valider officiellement les accords ? (le gouvernement propose un plébiscite, alors que les Farc préfèrent la convocation d’une Assemblée Constituante).

Si les réponses à ces questions ne sont pas faciles, il est certain, à ce stade, que des compromis seront trouvés. Les deux parties ont exprimé une volonté réelle de mener à bon terme le dialogue de paix. Les conditions les y poussent : côté Farc, les coups militaires assénés dans les années 2000 ont affaibli le mouvement ; côté gouvernement, Santos consolide son projet politique d’« union nationale » tout en tentant de rentrer dans l’histoire colombienne (dès sa première élection, en 2010, il se présentait comme le « Roosevelt colombien »).

Il est à prévoir que les choses s’accélèreront dans les semaines qui viennent grâce au rôle des pays médiateurs, en particulier celui de la Norvège et de Cuba. Et le moment presse, car la répétition des conversations de paix qui se terminent par des ruptures n’intéresse plus les Colombiens. Plutôt que de suivre ces débats sans fin, de larges secteurs sont devenus sensibles à d’autres mobilisations politiques : les revendications des minorités sexuelles, les luttes pour les droits des femmes et les préoccupations environnementales.

Même si les États-Unis ne font pas partie officiellement des pays médiateurs, ils sont très présents, et eux aussi souhaitent le succès des négociations. Notons que l’envoyé de ce pays à La Havane, Bernard Aronson, est un ancien conseiller de Goldman Sachs pour l’Amérique latine et le fondateur du fonds d’investissement, Acon, très actif en Colombie. C’est donc dans un contexte très différent de celui du « plan Colombie » qu’interviennent les acteurs de ce processus de paix. Les temps sont aujourd’hui aux anticipations de profits, et aux opportunités que crée le « post-conflit » dans ce pays de 48 millions d’habitants, aux ressources en matières premières (charbon, pétrole, minerais) très importantes.

La signature des accords de paix se fera dans un contexte économique et social dur et peu démocratique. Certes, l’ère ouvertement mafieuse au sommet de l’Etat pendant la présidence d’Uribe, a pris fin, mais les institutions (les Cours de justice, le Congrès, les organes de contrôle, la Police) sont minées par la corruption et les scandales. Et surtout, la politique économique néolibérale continue, avec un gouvernement au service des capitaux colombiens et étrangers : la flexibilité dans le monde du travail est la norme. Le secteur bancaire se taille une part du lion (le premier groupe financier, Bancolombia, n’a jamais fait autant de profit depuis 140 ans), les grandes entreprises publiques sont bradées à des investisseurs étrangers (comme la centrale électrique Isagen, vendue au fonds Canadien Brookfield), le modèle d’extraction minière se renforce (avec un coût écologique irréversible).

À côté, la répression des mouvements sociaux est à l’ordre du jour : la “loi de sécurité citoyenne” criminalise les mouvements sociaux en prévoyant de 4 à 8 ans de prison en cas de blocage de la voie publique ; les droits sociaux reculent, l’impunité est garantie (Santos a fait voter le “fuero militar”, législation aménageant le droit pénal pour les militaires).

La Colombie demeure un des pays les plus inégaux du monde (selon la Cepal, Comisión Económica para América Latina y el Caribe, ce pays est, dans la région des Amériques, celui où les richesses se sont concentrées le plus entre 1993 et 2014). La « question agraire » constitue un bon exemple de cette profonde inégalité et de l’extrême concentration des richesses : selon le récent « recensement agraire », 70% des propriétés agricoles ont moins de 5 hectares et n’occupent que 5% de la surface agricole, tandis que les terrains de plus de 500 hectares sont entre les mains de 0,4% des propriétaires et occupent 41% de cette surface.

Les Farc, guérilla paysanne s’il en est et qui a toujours mis la réforme agraire en tête de ses revendications, n’a pas réussi à obtenir des résultats importants sur le premier point discuté à La Havane, celui de la politique de développement agricole. L’accord ne prévoit pas de réforme agraire, pas de limite à la taille des exploitations, comme il a été acquis par des voies « réformistes » dans la Bolivie d’Evo Morales. Il n’évoque que la redistribution « gratuite » des terrains illégalement appropriées ou inoccupés, et des aides aux paysans, sous forme de crédits, pour accéder à la propriété.

Cet « accord » ne remettra sûrement pas en cause la dynamique néolibérale, et il n’empêchera pas le développement des « zidres » (zonas de interés de desarrollo rural y económico) prévues par la loi. Ces zones vont conduire à l’extension des monocultures pour l’exportation, et donc à la croissance des importations alimentaires, la poursuite de l’exode rural, et in fine, la modification irréversible des campagnes. L’accord ne pourra pas remettre en cause la tendance actuelle de transformation accélérée de la campagne pour les besoins de l’agro-business et ce qui va avec, la transformation du petit paysan en travailleur journalier sans terre et très mal payé. Entretemps, les très puissants représentants de ce secteur se sont rendus à La Havane, comme le « roi du soja », le président de la multinationale argentine Grobocopatel, érigé en modèle par le président Santos pour ses plans dans la zone orientale du pays, l’« altillanura », un ancien fief des Farc. En fait, il s’agit d’appliquer, dans cette vaste zone orientale du pays, la forme d’exploitation du « Cerrado » brésilien : cultures transgéniques (principalement du soja et du maïs), palmier à huile, etc. Ce modèle, vanté par la Banque Mondiale, a permis au Brésil de devenir une puissance agricole. Mais ces performances ont été obtenues au prix d’une grande déforestation, d’effets nuisibles sur l’écosystème et l’expropriation des paysans.

Car tel est, bel et bien, le paradoxe : Santos, l’ancien ministre de la défense d’Uribe, aux procédés sulfureux (entre autres, il mit en œuvre la coopération militaire avec des « experts » israéliens contre les Farc[1] , et c’est sous son mandat qu’ont eu lieu les « faux positifs »[2]), est devenu un président fréquentable. Le signataire du Traité de Libre Echange avec les États-Unis, qui fragilise encore plus les petits agriculteurs, est le maître d’œuvre du processus de paix avec la guérilla qui a agi au nom des paysans colombiens pendant 50 ans. Paradoxe aussi, la Colombie de Santos jouit d’une meilleure image à l’extérieur, alors que les niveaux de violence restent extrêmement élevés (en 2014, le taux d’homicide était de 24 pour cent mille habitants[3] ; ce pays fait toujours partie des pays les plus violents au monde) et que les assassinats de leaders sociaux continuent (les ONG dénonçaient le meurtre, au cours du mois de février 2016, de 13 leaders sociaux).

Est-ce que tout est négatif, dans ce panorama ?  Nuançons : l’importance de cet accord réside dans la mise à l’écart des secteurs les plus réactionnaires et mafieux, et en particulier ceux qui ont soutenu Uribe (même si celui-ci garde une force de frappe au Congrès et une visibilité médiatique). Cet accord donnera lieu à une réorganisation des forces politiques de la gauche (la question de oui ou non à la lutte armée ne les divisera plus autant) et, peut-être, à faire émerger de nouveaux thèmes, comme la lutte contre les inégalités. Quant à la violence, on peut prévoir la fin des gros crimes commis par les paramilitaires (comme les massacres de populations) ; en revanche, on ne peut pas envisager une chute brutale du niveau d’homicides de ce pays, car ceux-ci ne sont pas une conséquence directe ni indirecte du conflit armé.

A l’heure où la gauche traverse des difficultés en Amérique latine (Dilma Rousseff, Evo Morales, Nicolás Maduro n’ont plus les majorités écrasantes du passé), et où les forces conservatrices montent en puissance, il est très difficile d’envisager un avenir pour les forces progressistes en Colombie. Mais… qui sait ? Ce pays est toujours allé à rebours des tendances continentales. Il faut espérer que ce sera le cas aussi cette fois.

 

[1] Rappelons que ce fut durant son passage au ministère de la Défense que l’ancien vice-ministre de la Défense israélien, Yisrael Ziv, devint consultant privé de l’armée colombienne avec sa compagnie de sécurité Global CSA. Ce fut aussi durant son mandat qu’augmentèrent les achats militaires auprès d’Israël.

[2] Des jeunes chômeurs des quartiers périphériques, comme Soacha à Bogota, se sont vu proposer des offres d’emploi à des centaines de kilomètres de chez eux. Arrivés sur place, ils ont été assassinés par l’armée et présentés comme guérilleros tués par l’armée, ce qui était récompensé par des primes et des permissions (un « positif » dans son jargon). Les ONG ont documenté ce type d’exécutions par centaines.

[3] A titre de comparaison, il était de 1 pour cent mille habitants en France en 2012.

29 mars 2016

 

(*) Olga L. González

Sociologue. Ses recherches portent principalement sur les migrants, l’Amérique latine et les questions de genre. Site (universitaire) : https://olgagonzalez.wordpress.com/  Blog (en espagnol) : https://ojodeperdiz.wordpress.com/

Source : http://www.alainet.org/es/node/176617