Sans attendre les abolitionnistes, les Africains asservis dans les Amériques ont construit leur émancipation. C’est ce que révèle l’historienne genevoise Aline Helg.

Interview de l’historienne Aline Helg par Nic Ulmi pour Le Temps

Une partie importante de la population noire des Amériques à l’époque de l’esclavage n’était pas esclave: elle était libre parce qu’elle s’était libérée elle-même. C’est le tableau étonnant que dresse l’historienne genevoise Aline Helg dans Plus jamais esclaves! De l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation (1492-1838), premier ouvrage à rassembler les connaissances éparses sur le sujet en un dessin global.

Aline Helg

– Le Temps: Les esclaves, écrivez-vous, se libèrent de trois manières. La fuite, pour commencer…

– Aline Helg: C’est le mouvement le plus logique: on échappe à une condition insupportable. Au cours des deux premiers siècles de la colonisation, on peut estimer que 10% des esclaves parviennent à s’enfuir. Dans les arrière-pays qui ne sont pas encore contrôlés par l’Etat, ces esclaves en fuite – qu’on appelle «marrons» – se mélangent à d’autres fugitifs et à des Indiens. Certaines communautés marronnes prennent une importance telle qu’à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle les monarchies anglaise et espagnole signent des traités avec elles, reconnaissant leur liberté à condition qu’elles n’accueillent pas de nouveaux marrons et qu’elles aident militairement la monarchie en cas de besoin… Plusieurs de ces communautés existent encore aujourd’hui, et gardent des droits particuliers. Il y a l’exemple très connu de San Basilio de Palenque en Colombie, d’autres en Suriname. Malheureusement, comme dans le cas des Indiens qui ont survécu à l’écart de la colonisation, leurs terres sont maintenant la proie des grandes sociétés minières.

– Beaucoup d’esclaves monnaient leur affranchissement…

– C’est la modalité la plus méconnue: le rachat de sa propre liberté. Cette possibilité existait dans le droit romain, elle est reprise dans les lois ibériques du XIe-XIIe siècle et elle passe ensuite en Amérique dans tous les territoires espagnols et portugais. Il y a des règles précises: il ne faut pas que la somme à verser au maître soit plus élevée que le prix d’achat; il est possible de racheter sa liberté par acomptes; un esclave peut racheter la liberté d’un tiers, souvent son enfant… Tout cela est très développé dans les colonies hispano-portugaises, jusqu’à la fin de l’esclavage, en 1886-1888. Dans les colonies françaises, anglaises et néerlandaises, cette possibilité existe au début, mais à mesure que le système des plantations se développe, elle est éliminée. Globalement, on peut estimer qu’un tiers des esclaves des villes hispano-portugaises arrivaient à acheter leur liberté. Evidemment, leur descendance était libre aussi.

– Les esclaves qui s’affranchissent sont surtout des femmes…

– Une lecture machiste a longtemps expliqué ce phénomène en disant qu’il s’agissait de concubines d’hommes blancs. En réalité, l’étude des registres montre que la majorité des esclaves rachetaient elles-mêmes leur liberté. Comment? Les femmes étaient plus nombreuses que les hommes dans les villes, où elles avaient le droit de travailler à leur compte le dimanche et les jours de fête; elles accumulaient peu à peu un pécule en lavant du linge ou en faisant de la vente sur les marchés… Il existait d’autre part une manière de se libérer réservée aux hommes, qui consistait à s’enrôler comme soldats, notamment lors de la conquête et au début de la colonisation. Il y avait des esclaves noirs avec les conquérants, qui devenaient parfois des encomenderos: ils recevaient en dotation des communautés d’Indiens, qu’ils dirigeaient et qu’ils exploitaient. Cette possibilité s’est aussi développée durant les guerres d’indépendance, quand les armées manquaient toujours d’hommes valides.

– Il y a enfin les révoltes…

– Je définis celles-ci comme des mobilisations regroupant au moins un dixième d’une population d’esclaves donnée, et comportant des actes de violence. Les révoltes ont été très peu nombreuses, contrairement à ce qu’on a cru. La première d’envergure est celle de Berbice (entre les deltas de l’Orénoque et de l’Amazone) en 1763. Il y a, bien sûr, celle de Saint-Domingue à partir de 1791, qui aboutit à la libération des esclaves de l’île (400 000, à l’arrivée), à la défaite des troupes de Napoléon et à la proclamation de la république d’Haïti par les anciens esclaves: c’est le grand tournant, longtemps ignoré, de l’histoire des Amériques… Les trois dernières grandes révoltes se produisent dans les Antilles anglaises au moment où l’abolitionnisme commence à prendre de la force en Angleterre; elles instaurent un dialogue et un appui mutuel avec l’abolitionnisme, qu’elles contribuent à faire aboutir.

– D’où vient le malentendu selon lequel la révolte aurait été fréquente?

– Le thème de la révolte d’esclaves est très présent dans les ouvrages écrits dans les Amériques au cours des années 80: une ère marquée par des visions d’héroïsme et par la figure du guerrillero… Le problème, c’est que ces études ont pris les documents des tribunaux pour argent comptant, lisant comme des révoltes des événements où les esclaves n’avaient rien fait de plus qu’imaginer et parler de se rebeller. Or, pour les lois en vigueur, envisager de tuer un Blanc est aussi grave que de le tuer vraiment, et les aveux sont toujours arrachés sous la torture. Dans les Antilles britanniques, on suspendait les condamnés par les bras dans des cages où ils se faisaient face; s’ils se parlaient pendant leur agonie en prononçant les noms d’autres esclaves, ceux-ci étaient considérés comme complices et soumis au même supplice… Rare dans les faits, la révolte des esclaves est en revanche un scénario récurrent dans l’esprit des colons, qui apparaît en 1537 à Mexico et qui traverse tout le continent. C’est logique: sur l’ensemble de la période et du territoire des Amériques, il y a quatre fois plus d’Africains déportés que d’immigrants blancs. Les Blancs sont très minoritaires, ils ont toujours peur.

– Les esclaves, écrivez-vous, adaptaient leur stratégie en fonction des changements dans la situation internationale et des failles dans le système de domination. Comment s’y prenaient-ils pour être informés?

– C’est simple: comme leurs maîtres les prenaient pour des imbéciles, ils tenaient leurs discussions en présence des esclaves… Imaginez: des planteurs se réunissent avec le gouverneur en fumant des cigares, ils critiquent les décisions du roi et remarquent qu’il y a moins de troupes à cause de la guerre entre la France et l’Angleterre; les esclaves servent le cognac et écoutent; certains savent lire et vont vérifier les nouvelles dans le journal… Un autre aspect méconnu est le discours développé par les esclaves pour défendre leur liberté. Il y a des procès dans le monde ibérique à la fin du XVIIIe siècle où les esclaves font référence à la philosophie des droits naturels: Dieu a créé tous les hommes égaux… Dans les colonies protestantes, où l’évangélisation implique la lecture de la Bible, les esclaves utiliseront le récit de l’asservissement des Hébreux en Egypte et de leur libération pour construire une sorte de théologie de la libération avant l’heure. Ils s’appuient sur la Bible pour dire: c’est juste parce que Dieu le veut, et notre maître doit lui obéir…

– Que dit tout cela sur la manière d’être des esclaves?

– Tout d’abord, cela dit la solitude dans laquelle ils étaient. L’abolitionnisme ne commence que dans les années 1760. Jusque-là, les esclaves sont complètement seuls dans des sociétés qui ne les reconnaissent même pas comme des êtres: ils sont des «biens meubles» selon la loi… Dans ces conditions, avoir un projet de vie consistant à se libérer montre une force, une résistance extraordinaire, un sens de soi-même qui est magnifique. On est loin de l’image, qu’on a peinte pendant longtemps, de l’esclave complètement aliéné, sans aucune ressource pour s’en sortir. Au contraire, les esclaves étaient acteurs de leur propre histoire; malgré leur condition, ils ont cherché à jouer un rôle dans leur vie.

– C’est ainsi qu’«une autre Amérique s’est construite discrètement», selon votre formule. À quoi ressemble le monde des «libres de couleur»?

– C’est un monde de travailleurs des villes, de femmes citadines cheffes de famille. C’est aussi un monde rural de llaneros – les cow-boys des plaines – et de paysans. Un monde qui sera marginalisé après l’accès des colonies à l’indépendance, puis «racialisé» à la fin du XIXe siècle. Il y aura là un grand retour de manivelle: à peine l’esclavage est-il aboli que le racisme «scientifique» prend le relais. Quant aux abolitionnistes, eh bien, ils ont aboli l’esclavage en indemnisant les maîtres, mais ils ont laissé tomber les anciens esclaves aussitôt après. Ce monde-là souffre donc beaucoup à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Lors du développement de l’Etat-nation et des économies exportatrices, il peine à avoir sa place dans la nation. Alors même que démographiquement, la population issue des «libres de couleur» représente souvent la majorité… Aujourd’hui, les contributions culturelles et technologiques des esclaves à la formation et au développement des Amériques ont été reconnues: il n’y a pas un pays d’Amérique qui puisse se définir sans mentionner ces énormes contributions. Celles-ci sont d’autant plus extraordinaires que les esclaves les ont produites dans les petits interstices qui restaient à disposition dans leur vie.

 

Plus jamais esclaves !

De l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation (1492-1838)

Aline HELG

Collection : Sciences humaines
Parution : mars 2016

ISBN : 9782707188656

422 p.

26 €

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Merci à Le Temps
Source: http://www.letemps.ch/societe/2016/03/25/esclaves-se-liberes-seuls
Date de parution de l’article original: 25/03/2016

L’article original est accessible ici