Crédit Photos : CC Ali Jafri | Campagnes solidaires

Par Friedhelm Blauer, Luciano Ibarra et Héloïse Claudon – Campagnes solidaires (*)

Comment rapprocher agriculteurs et consommateurs ? Dans la région de Fribourg (Allemagne), la coopérative GartenCoop invente un nouveau mode de production : 290 associés sont responsables d’une ferme de neuf hectares, dont ils se partagent chaque semaine la récolte, nourrissant 600 personnes. Solidaires les uns des autres, ils supportent les coûts et les risques de ce projet agricole écologique basé sur une philosophie résolument autogestionnaire. Chacun choisit la hauteur de sa contribution financière aux charges, et participe, même modestement, aux travaux agricoles. Un modèle inspirant qui essaime peu à peu.

Cet article a initialement été publié dans le mensuel Campagnes Solidaires.

L’Allemagne est perçue comme le pays des éco-pionniers, de l’anti-nucléaire, du « non » aux OGM… Mais c’est aussi le pays des produits agrochimiques de BASF, des 300 000 saisonniers sous-payés et exploités, de l’élevage intensif, du hard-discount et des monocultures destinées à l’énergie dite « renouvelable ». Du coup, si l’agriculture bio est en plein boom, elle a logiquement rejoint le supermarché global. Les pionniers des années 70 et 80 ont laissé un héritage riche en matière de connaissances, de techniques, d’infrastructures, d’organisation du travail et d’écoles de formations. Malheureusement, la qualité sociale et écologique de ce secteur n’a fait que décroître depuis au moins 20 ans.

Le boom actuel de l’agriculture bio se traduit par l’importation des pays de l’Est, des serres esclavagistes d’Almería ou d’Andalousie en Espagne, ou même d’outre-mer. Les fermes bio se soumettent pour la plupart à la concurrence du marché mondialisé. Pour rester compétitives, elles doivent grandir et se spécialiser. De plus en plus de paysans bio abandonnent ou retournent à l’agriculture conventionnelle. La réalité de la production capitaliste entraîne peu de perspectives écologiques et beaucoup d’exploitation humaine, quel que soit le label. Rares sont les projets alternatifs et les fermes qui ne sacrifient pas leurs idéaux aux conditions imposées par un marché prometteur.

Une expérience inspirée par l’agriculture solidaire

Ces cinq dernières années, une centaine d’initiatives sont pourtant nées, avec un modèle qu’elles nomment « agriculture solidaire » (SoLaWi, comme Solidarische Landwirtschaft). Ce modèle s’inspire clairement des expériences d’« agriculture soutenue par la communauté » (ASC) existantes en Amérique du Nord, ou des Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) en France. L’idée est qu’une communauté de personnes porte la responsabilité d’une exploitation locale et se partage la récolte au rythme hebdomadaire. La communauté s’engage à financer à l’avance les coûts de l’agriculture et à partager les risques.

C’est ce qui se passe à la Gartencoop de Fribourg, dans le sud de l’Allemagne, ville célèbre pour ses initiatives écolos (lire l’article de Basta !). En 2009, un noyau de vingt paysans, militants, étudiants et activistes écologiques décident de prendre en main leur alimentation, au pied de la Forêt Noire, à quelques encablures de Colmar. Inspirés d’abord des Jardins de Cocagne, à Genève, ils créent une ferme solidaire. Après deux ans à la recherche de terres, la production de légumes débute en février 2011.

Une philosophie autogestionnaire

La coopérative cultive aujourd’hui neuf hectares dont un tiers en maraîchage, un tiers en céréales et le dernier tiers en « engrais vert »(plantes éphémères à croissance rapide qui retiennent les éléments nutritifs du sol). Elle compte cinq maraîchers travaillant à 80 % et nourrit 290 foyers, soit environ 600 personnes. La totalité des récoltes, quel que soit le calibre, est distribuée à l’ensemble des membres. La philosophie est autogestionnaire : le but est d’arriver à un partage des responsabilités, une idée pas très compatible avec le libre-marché…

Chaque participant choisit la hauteur de sa contribution financière aux charges annuelles. Ceux qui ont des revenus faibles vont payer un peu moins, ceux qui le peuvent paieront un peu plus. L’objectif est qu’au moment de faire le bilan, la somme des contributions corresponde à la totalité des dépenses prévues. Cela permet aux paysans d’avoir plus de sécurité, ainsi qu’un salaire décent. En même temps, une communauté très hétérogène peut participer, indépendamment de ses moyens économiques.

Les coopérateurs ne paient pas pour des légumes, mais bel et bien pour rendre possible une production durable et solidaire. Il s’agit d’une économie planifiée par le bas, centrée sur les besoins et le long-terme. « Les légumes perdent leur prix et récupèrent leur valeur », résume Fabian, un des coopérateurs. La structure collectivise les moyens de production. Chaque coopérateur lui accorde un crédit dit « direct » (sans intérêts), de 400 euros, pour financer l’équipement. Une somme qu’il récupère s’il quitte la coopérative.

Confiance et transparence

Pour l’instant, les terres sont louées. Mais la coopérative envisage d’acheter le foncier grâce à un système similaire de crédits directs. Elle développe actuellement une forme juridique qui assurera que la terre reste agricole. L’idée s’inspire d’une coopérative de logements, le Mietshäuser Syndikat, « structure associative de soutien à l’habitat collectif autogéré » bien connue à Fribourg, qui a retiré du marché et collectivisé plus de 80 bâtiments dans les 20 années passées.

Les membres de la coopérative s’engagent à s’investir dans les tâches de la ferme à hauteur de cinq demi-journées par an. Ainsi, tous les mercredi et jeudi matins, une poignée de membres viennent à la ferme pour aider aux récoltes et au désherbage, en fonction de leurs moyens. La confiance prend le pas sur le contrôle. Ce qui compte, c’est que les tâches soient accomplies. Le gros de la coordination se fait à travers un site Internet auquel tous les coopérateurs ont accès. On y trouve les comptes-rendus des différents groupes de travail et de coordination, permettant une transparence maximale.

Circuits courts et transition

Le système SoLaWi permet de libérer l’agriculture d’une partie des contraintes de l’économie de marché et de se concentrer sur le respect de l’environnement, la qualité des produits, la fertilité des sols, la biodiversité et la valorisation des savoir-faire.
La GartenCoop de Fribourg se rapproche peu à peu de l’autonomie en fertilité avec un modèle agroécologique conséquent [1]. Le système compte des rotations longues et un petit troupeau de vaches allaitantes.

70 espèces sont cultivées. Les semences hybrides sont exclues pour des raisons politiques : 100 % des semences sont paysannes et reproductibles, permettant de redécouvrir des variétés et goûts authentiques, loin de l’ennuyeuse standardisation des légumes de supermarché. La question énergétique est aussi un aspect central. Il n’y a pas de chauffage dans les tunnels, le stockage se fait en cave et les jeunes plants sont produits dans une ferme voisine en biodynamie. La distribution hebdomadaire de la récolte est réalisée sans emballage, et combine un transport motorisé de la ferme à la ville, puis des livraisons à vélos dans quinze points de distributions à Fribourg.

Essaimer des communautés solidaires et radicales

Depuis la naissance de GartenCoop en 2011, deux autres projets ont été initiés dans la région de Fribourg. Près d’un millier de personnes vont bientôt faire partie d’un nouveau réseau participatif et solidaire d’alimentation écologique, autogéré localement. La coopérative travaille également à l’intégration d’un paysan-boulanger en son sein.

Petit à petit, en continuant de faire ce qui est faisable, les animateurs de la Gartencoop développent « la stratégie des concombres tordus ». Il s’agit de la construction de communautés solidaires, diverses et radicales ; ainsi que de la sauvegarde d’une agriculture paysanne qui, en Allemagne, est menacée de disparition. L’agriculture du futur doit être capable de formuler des buts paraissant utopiques. Sinon, les compromis nous tuent. Même si c’est écrit bio dessus.

Luciano Ibarra est co-initiateur de la coopérative et réalisateur du documentaire « La stratégie des concombres tordus ». Héloïse Claudon est stagiaire à la GartenCoop dans le cadre d’une formation au Maraîchage Biologique à Courcelles-Chaussy (57).

(*) Pour aller plus loin : http://gartencoop.org.
A voir également, le film sur la GartenCoop de Sylvain Darou et Luciano Ibarra : « La stratégie des concombres tordus » (64 min, allemand sous-titré en français. Production Cine rebelde). Disponible en ligne, sur DVD et téléchargement : www.cinerebelde.org

Cet article est tiré du numéro de septembre de Campagnes Solidaires. Au sommaire : le commerce équitable local, les OGM mutés, la transition énergétique en agriculture, la campagne « Envie de paysans ! », mais aussi un dossier sur ces éleveurs confrontés à l’épreuve sanitaire.

Notes

[1] Développé par l’équipe composée de Fabian Schlichtmeier, Kathrin Hessdorfer, Sarah Wittkamp et Lukas Schmidt.