Remettre en question la logique classique ne signifie pas rejeter la raison, mais reconnaître ses limites et s’ouvrir à d’autres façons de comprendre le monde et d’en prendre soin. En ces temps d’effondrement écologique et de crise du sens, la chose la plus urgente serait peut-être de penser à partir du lien, et non de la séparation. Entre le oui et le non, il existe un réseau invisible qui soutient la vie.

Par Fernando Salinas*

Pendant des siècles, la culture occidentale a organisé sa pensée selon une logique binaire : une chose est, ou n’est pas. Ce mode de raisonnement, hérité d’Aristote, a été déterminant pour la création de la science moderne, des systèmes juridiques et de nombreuses institutions.

Mais elle a aussi imposé une vision du monde fondée sur des oppositions rigides : vrai/faux, corps/esprit, humain/nature, civilisé/sauvage. Aujourd’hui, face à une planète en crise et à des sociétés fragmentées, de nombreuses voix s’élèvent pour dire que cette logique ne suffit plus.

De différents horizons culturels et philosophiques surgissent des propositions qui rompent avec le caractère binaire et nous invitent à penser différemment. Il s’agit des philosophes Arne Naess et Félix Guattari, de la pensée bouddhiste Madhyamaka, et de la sagesse du peuple Mapuche. À travers leurs éclairages, c’est une logique plus souple qui émerge, ouverte à la contradiction, à la relation et au sacré présent dans la vie quotidienne.

Naess et Guattari : des écosophies pour habiter le multiple

Arne Naess, philosophe norvégien, a proposé le concept d’écosophie pour aller au-delà de l’écologie superficielle. Pour lui, la protection de la nature ne peut être une simple action extérieure ou technique : cela nécessite une transformation profonde de l’être humain et de son rapport au monde.

Cette transformation se produit par le biais d’un processus qu’il appelle auto-réalisation : étendre l’identité du moi, au-delà de l’individu, jusqu’à inclure les autres êtres, les écosystèmes et la vie elle-même.

Dans une autre tradition, le Français Félix Guattari a également développé une vision écosophique, mais en se concentrant sur les processus sociaux et subjectifs. Dans sa proposition, l’écosophie implique d’agir simultanément sur trois niveaux : l’environnement, les relations sociales et la vie mentale. La crise écologique n’est pas seulement une crise de la nature, mais aussi de nos modes de vie et de nos désirs.

Tous deux s’accordent sur une critique de la pensée moderne qui sépare et fragmente. Tant Naess que Guattari considèrent l’être humain non pas comme une entité isolée, mais comme faisant partie d’un réseau vivant de relations. Au lieu de la logique classique du « oui ou non », tous deux proposent une logique du lien, du processus, de la co-émergence. La pensée écosophique consiste à comprendre qu’il n’existe pas de vérité unique et fixe, mais de multiples modes d’existence qui s’entrelacent et coexistent.

Le bouddhisme Madhyamaka : ni oui, ni non

Dans la tradition bouddhiste Madhyamaka, le sage Nāgārjuna introduit une logique qui échappe au « oui ou non ». Son outil philosophique, le catuskoti ou logique tétravalente, stipule qu’une affirmation peut être vraie, fausse, les deux à la fois, ou ni l’une ni l’autre.

Loin d’être un jeu logique, ce mode de pensée cherche à montrer que la réalité ultime ne peut être piégée par le langage. Tout est transitoire, interdépendant, vide d’essence fixe. La sagesse consiste à apprendre à habiter le paradoxe sans avoir besoin de le résoudre.

Cette approche est profondément écosophique : elle dissout l’ego en tant que centre, resitue l’être humain dans le flux de la vie, et favorise une éthique de la compassion et de la non-appropriation.

La cosmovision mapuche : être en relation

Le peuple mapuche vit selon une logique qui ne sépare pas l’humain de la terre, ni le spirituel du quotidien. La notion d’itrofill mongen, la diversité de la vie, exprime un monde où tout est lié : les collines, les rivières, les animaux, les esprits, les mots. L’homme n’est pas maître de la nature, il en fait partie. Il est la nature. La personne (che) se définit par sa relation au territoire et aux autres êtres.

Cette cosmovision coïncide avec l’écosophie dans son engagement en faveur d’une vie équilibrée, non seulement matérielle, mais aussi spirituelle et affective. Là où la logique classique voit une opposition, le kimün Mapuche (savoir ancestral) voit une complémentarité, une réciprocité et un respect.

L’écosophie : une logique de vie

À travers ces trois perspectives – Naess et Guattari, Nāgārjuna, Mapuche – émerge une invitation à penser avec d’autres clés. L’écosophie, dans ce sens élargi, n’est pas seulement une théorie, mais une pratique de vie : cultiver des relations saines avec les autres, avec soi-même et avec l’environnement. C’est un moyen de guérir la fracture moderne entre la raison et le corps, entre la culture et la nature, entre l’individu et la communauté.

Remettre en question la logique classique ne signifie pas rejeter la raison, mais reconnaître ses limites et nous ouvrir à d’autres façons de comprendre le monde et d’en prendre soin. En ces temps d’effondrement écologique et de crise du sens, le plus urgent est peut-être de penser à partir du lien, et non de la séparation. Entre le oui et le non, il existe un réseau invisible qui soutient la vie.

* L’Auteur

Fernando Salinas : Ex eco-constituyente

 

Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet