Le festival In-Edit de Barcelone a présenté le documentaire « Yo no canto por cantar » (Je ne chante pas pour chanter), réalisé par Ana l’Homme, lauréate du prix du meilleur documentaire à In-Edit 2024 au Chili. La projection a fait salle comble et de nombreuses larmes ont été versées par le public, profondément ému par les témoignages des femmes qui racontent cette histoire. 

En se concentrant sur la figure de Mauricia Saavedra, le film propose une réflexion profonde sur la réconciliation face à la violence machiste subie dans leurs corps et leurs esprits, mettant en avant la force intérieure des femmes.

Yo no canto por cantar

Mauricia Saavedra est une poétesse et chanteuse de la terre (cantora campesina) originaire du centre du Chili. Depuis l’âge de douze ans, elle cultive la tradition de la guitare transposée (accord alternatif) et le chant poétique sur des thèmes humains, participant à des festivals et des rassemblements à travers le pays. Elle se définit comme une femme guerrière : son expérience de mère célibataire et de femme lesbienne l’a amenée à affronter la violence et de nombreux obstacles, qu’elle affirme avoir guéri grâce au chant.

Ce documentaire montre comment Mauricia a décidé d’accompagner et de soutenir d’autres chanteuses ayant elles aussi vécu des expériences douloureuses. Par l’écoute, la poésie et le chant, elle les aide à renouer avec leur dignité et à transformer, grâce à leur art et leur force intérieure, les dynamiques de violence qui persistent dans le Chili rural.

La recherche d’un distributeur pour l’Europe est en cours.

Voici l’entretien avec la réalisatrice, dans lequel elle aborde les aspects les plus importants du documentaire. Ana l’Homme revient sur l’intérêt initial qui a donné naissance au projet, son évolution tout au long du tournage et la fonction des chants des cantoras campesinas ou chanteuses paysannes. Elle revient également sur l’importance de ces chants comme acte de réconciliation pour les femmes face aux violences machistes.

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Transcription

« Je ne chante pas pour chanter », Récits et ressentis du chant paysan. (“Yo no canto por cantar”, Relatos y sentires del canto campesino.)

Comment est né le documentaire ?

J’ai commencé à étudier le cinéma en 2016, et j’avais besoin de faire mon mémoire de fin d’études. Pour ce mémoire, je cherchais à montrer la force des femmes, mais je devais trouver un personnage, car on ne peut pas filmer l’air ou des idées ; je cherchais un personnage et j’ai rencontré plusieurs personnes.

Puis une amie très chère est décédée, Paola Parra, que vous connaissez peut-être. Et Paola était en couple avec Mauricia Saavedra, qui est une chanteuse paysanne. Et les chanteuses paysannes au Chili sont une tradition très ancienne de savoirs qui se transmettent de grand-mère à petite-fille, c’est le cas de Mauricia, tout ce qu’elle connaît en chant lui a été transmis par sa grand-mère, et lors des funérailles de Paola, nous sommes devenues amies.

Et j’ai senti en elle une profondeur qui m’a beaucoup intéressée, et j’ai décidé de faire le documentaire avec elle, et c’est ainsi que nous avons commencé. Mais en réalité, elle m’aidait à faire mon devoir, elle m’aidait à réaliser le mémoire de mon master. Donc nous n’avions aucune attente.

Et à ce moment-là, en 2018, j’ai sorti un court-métrage. J’ai fait comme un portrait d’elle, un portrait parce qu’elle a eu une vie pleine de nombreux accidents, de beaucoup de douleur, et c’était intéressant de voir comment elle parvenait à chaque fois à sortir de cette douleur à travers le chant et à travers la réconciliation. Comme elle était la compagne de Paola Parra, elle était donc très proche de la philosophie humaniste, des questions de réconciliation, des thèmes liés au dépassement de la souffrance d’une certaine manière.

Ensuite est sorti ce court-métrage, qui a par hasard gagné un prix à Málaga, je dis par hasard parce que je l’ai terminé et je l’ai envoyé sur quelques plateformes, comme ça… sans vraiment savoir ce que je faisais, sans savoir sur quelle plateforme. Je ne comprenais rien au monde du cinéma et je l’ai envoyé à un festival qui s’appelait ‘Cine con tacos‘, qui était lié à la signature des droits des femmes du Festival International de Málaga. Et si on gagnait là-bas, on recevait une vigne en argent, pas en or, en argent au Festival International de Málaga.

Et à un moment donné, j’ai reçu un email qui disait : « En bonne heure, vous avez remporté le prix de la section féminine. » Et bien, en recevant ce prix en dehors du Chili, évidemment, le court-metrage a ensuite gagné de nombreux festivals au Chili et a très bien marché. Trois ans plus tard, en 2022, Mauricia m’ouvre au monde des chanteuses paysannes, qui est une culture, une culture qui était connue parce que Violeta Parra, en son temps, a parcouru les campagnes pour recueillir les chants de ces chanteuses paysannes, et donc, dans l’imaginaire chilien, on se souvient des chanteuses paysannes grâce à ce qu’a fait Violeta Parra, grâce à ce travail de collecte et soudain je me rends compte que cette culture est totalement vivante, que j’y suis immergée, avec des dames qui ont beaucoup confiance en Mauricia, qui lui racontent leurs peines, et là je me suis dit, bien, c’est une situation très privilégiée, alors allons-y pour un long métrage documentaire. C’est ainsi qu’est né ce documentaire qui s’appelle ‘Je ne chante pas pour chanter’.

Comment définirais-tu la situation de violence que vivent les chanteuses paysannes ?

La première chose que l’on constate dans ces zones paysannes très conservatrices, c’est le niveau de violence envers les femmes.

Je ne veux pas parler du film pour éviter les spoilers, mais il ne s’agit pas seulement d’un mari qui quitte sa femme avec un enfant, il y a beaucoup d’autres situations. Donc, au fur et à mesure que les femmes parlaient, une violence d’un autre siècle se dévoilait, pratiquement comme au XIXe siècle, c’était comme : qu’est-ce que c’est que ça ? Et les femmes guérissaient à travers le chant.

Et cela m’a paru extrêmement intéressant, pour approfondir non seulement la force des femmes… parce que, que fait une femme violée pour se relever et continuer à soutenir sa famille, créer des liens et des réseaux de femmes avec d’autres ? Autrement dit, il faut quelque chose. Et en approfondissant cette question du chant, j’ai compris qu’en réalité le chant, dans son cas, est un véhicule qui vous mène vers cet espace d’inspiration ou cet espace de réconciliation dans lequel vous cessez d’être la victime et, par conséquent, en n’étant plus victime, on ne cherche pas non plus la revanche et la vengeance.

Donc, j’ai trouvé cela extrêmement intéressant de le voir dans le comportement de Mauricia, influencée par Paola Parra, mais qui à son tour influençait d’autres femmes.

Comment as-tu vécu le phénomène de la réconciliation parmi les chanteuses paysannes et le chant ?

Le monde des paysannes est un monde de grande pauvreté, mais aussi de technologie. Parce que ce ne sont pas les paysannes d’il y a 50 ans, totalement isolées, qui pouvaient peut-être se voir tous les deux ans lors d’une rencontre organisée par des institutions. Elles ont maintenant WhatsApp, elles ont un téléphone portable, donc effectivement un réseau de chanteuses se construit, parce que je me suis spécifiquement intéressée aux femmes chanteuses paysannes, pas aux femmes paysannes en général, mais on voit que des réseaux de solidarité se forment et je crois aussi que c’est une conséquence de toute cette attitude qui consiste à chercher la réconciliation avec leur vie, parce qu’au fur et à mesure que tu te réconcilies avec ta propre vie, tu cherches aussi à te connecter avec d’autres femmes et à aider d’autres femmes.

La réconciliation ne se donne pas seulement pour toi, mais tu veux que d’autres dans la même situation vivent des choses intéressantes.

Donc, il y a un monde de réseaux, et il y a de l’espoir, et il y a de l’espoir, mais surtout, personnellement, ce qui m’a frappée, c’est que chez des personnes souvent sans éducation, avec peu de moyens, on peut voir que peut pénétrer très clairement et très profondément un besoin de se mettre dans un autre lieu que celui de la victime.

Parallèlement au film, un monteur me proposait dans l’un des laboratoires auxquels j’ai participé : « Mais, pourquoi ne mets-tu pas aussi ta voix ? »

Alors je me suis dit : « Eh bien, en réalité, elles guérissent à travers le chant. Je vais passer 3 ans sur un documentaire et moi aussi j’ai mes problèmes de ce genre, de machisme, de violence envers mon corps, alors j’ai travaillé sur une question que j’avais aussi en suspens, et qui apparaît dans le film et bon, cela a commencé à avoir beaucoup de conséquences. Par exemple, la parité, je venais de la ville et elles sont de la campagne, mais en commençant à ouvrir nos blessures, une situation de parité a commencé à s’installer et nous avons commencé à ouvrir et à montrer nos douleurs, nos blessures et pas seulement la parité, mais aussi cette compréhension que c’est en réalité lorsque tu montres ta fragilité que tu te rapproches le plus de l’autre.

Donc, beaucoup de croyances tombent aussi, parce que pour beaucoup de sujets on dit, bon, la fragilité est une force… mais ce sont un peu des slogans, jusqu’à ce que tu te rendes compte qu’en réalité lorsque tu mets ta carapace, tu la mets en fait sur des blessures qui ne sont pas réconciliées et qui donc continuent à t’empoisonner de l’intérieur et les sortir te permet de te connecter avec cette force interne.

C’est intéressant, c’est intéressant d’aller vers cette douleur, d’aller au-delà de la douleur, parce que c’est là que tu te connectes avec la force interne qui donne du sens à ce que tu fais, on pourrait dire un sens à ta vie, mais c’est un sens à ce que tu fais au fur et à mesure.

Donc, le documentaire a pris aussi du sens dans mon propre processus. C’était intéressant parce que tout s’auto-alimentait, c’est-à-dire que cela me donnait du sens face à ma douleur. J’ouvrais et j’autonomisais d’autres femmes. On parlait d’une forme d’action interne et externe avec laquelle nous avons beaucoup d’affinité.

Et voilà, c’est le documentaire. Et, de manière surprenante, on voit une un niveau intéressant de l’affluence dans les salles, ces choses fonctionnent beaucoup par le bouche-à-oreille. Donc, après un mois en salle, nous ne pouvons pas encore évaluer ce que ça va donner, mais au niveau de la presse, c’était très surprenant parce qu’au Chili nous avons eu une grande ouverture de la part de la presse et avec des approches très différentes, il y avait des programmes plus spécialisés dans la musique, qui voulaient en savoir plus sur les chanteuses paysannes et d’autres programmes qui abordaient plus le côté féministe ou disons la femme à la campagne avec sa violence, mais beaucoup se sont intéressés à cette partie de la réconciliation et c’était très intéressant, très intéressant.

Quel est l’enseignement principal que l’on peut tirer du documentaire ?

Pour moi, la couche la plus profonde, qui était comme mon moteur initial, était de connecter et de montrer la force interne. C’était le moteur. Avec ça, j’ai fait le casting pour savoir avec qui j’allais rester comme protagoniste et je crois que c’est le message qui est derrière. Ici, il y a des possibilités et il est nécessaire de se connecter à la douleur pour pouvoir se connecter à une force interne qui est capable de transformer ta vie. Parce que dans la position de victime, en réalité si tu es victime, ta conscience reste passive. C’est-à-dire, je suis victime, donc je suis… à l’affût de ce qui m’est arrivé et de ce qui va m’arriver.

Je crois que nous avons réussi à faire passer ce message dans le film et d’une certaine manière, il y a un pourcentage du public qui le perçoit, d’après les questions dans les forums, car j’ai participé tout ce mois-ci à de nombreux forums et d’après les questions qu’une partie du public pose, le message est perçu.

Comment s’est passée ta relation avec le festival In-edit ?

C’étaient deux choses parallèles, deux processus parallèles, d’un côté, en septembre ou août, on m’a dit que j’avais gagné la distribution avec ce distributeur qui s’appelle Miradoc, qui nous avait sélectionnés avec cinq autres documentaires, il semble qu’environ 50 ou 60 se présentent, il nous avait sélectionnés pour assurer la distribution du documentaire.

Nous avons énormément appris sur ce qu’est la diffusion, c’est-à-dire qu’un distributeur diffuse et nous avons énormément appris là-dessus. Et parallèlement, nous nous sommes présentés à In-edit et en décembre, nous avons gagné le prix du meilleur long métrage du festival In-edit, qui est un festival qui projette des films sur le chant, les chanteurs, souvent des rockers, des personnages très connus, Morricone par exemple, est une figure emblématique d’In-edit, et ils ont beaucoup de films sur tous ces gens célèbres.

Mauricia Saavedra n’est pas une personne connue, donc nous étions très contents d’avoir gagné le long métrage, et le prix est cette invitation pour qu’il soit projeté à Barcelone.

Ils organisent ce festival dans quatre ou cinq pays, où les gagnants viennent ici et voilà, c’est pour cela que nous sommes ici à Barcelone.

Images et dialogue extraits du documentaire :

– C’est pour ça que j’ai aimé et après vous avoir écoutée, vous et les autres chanteuses, c’était, je ne sais pas, ça donnait une autre émotion, je ne sais pas.

– Ça te donne une autre émotion ? Ça t’émeut d’écouter le chant paysan ?

– Oui, parce que c’est comme si cela arrive à l’âme.

– Ah, oui.

Mauricia : Vous, avec votre guitare, vous ne sortez pas seulement votre peine, vous aidez aussi les autres à sortir leur peine et vous aidez les autres, à ce que d’autres se réconcilient avec leur histoire, avec leur vie, avec la guitare et le chant on transforme des vies. Pas seulement la sienne, mais aussi celle des autres.