La société civile sénégalaise en mouvement
Très tôt, le Sénégal dont la capitale Dakar était aussi celle de l’Afrique occidentale française AOF a connu le multipartisme et le syndicalisme. Pour preuve, la grande grève des cheminots de 1947 pour obtenir les mêmes droits que les cheminots français et le droit de vote des femmes acquis en même temps que les femmes françaises.
La société civile d’aujourd’hui est le reflet de cette effervescence sociale née avant même la décolonisation. Elle est multiple, comme le prouvent les puissantes organisations, telles le Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR) dans le monde rural, la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’Homme (RADDHO) pour la défense des droits humains ou encore le Conseil des ONG d’appui au développement (CONGAD) pour les ONG. Elle a su se structurer en réseaux, plateformes et collectifs pour être plus efficiente. « La société civile sénégalaise est capable de tenir tête au pouvoir, de dialoguer avec lui, de décrypter sa politique » affirme Badara Ndiaye, de l’association ENDA DIAPOL (Dialogues et prospectives politiques). Encore faut-il que le gouvernement accepte ce mécanisme de dialogue, ce qui n’était plus le cas sous la présidence d’Abdoulaye Wade.
Vers 2011, la situation sociale est telle que les conflits sociaux se sont multipliés : grève des boulangers, de la poste, de la justice, manifestations des marchands ambulants, des étudiants, des professeurs… Face à ces mouvements sociaux répétés, l’État a riposté par des violations de plus en plus fréquentes de certaines libertés fondamentales. Ainsi une marche pacifique organisée par plusieurs syndicats pour protester contre les coupures d’électricité a été interdite au dernier moment.
Depuis, la société civile est plus que jamais active et des forces nouvelles émergent, en particulier dans le secteur informel, très important au Sénégal. « Notre pays doit opérer un sursaut citoyen au niveau des partis politiques et de la société civile en général. Il s’agit de créer les conditions d’un rassemblement pour les droits et les libertés fondamentales. » a déclaré Mamadou Diop Castro, secrétaire général adjoint de l’UNSAS (union nationale des syndicats autonomes du Sénégal) lors des assises nationales organisées par le Forum civique à l’automne 2010. Ces dernières ont regroupé un grand nombre d’acteurs venus dresser un état des lieux de la situation politique et économique et formuler des propositions pour le pays.
Le Forum social mondial (FSM) de Dakar a été une étape importante des mobilisations de la population sénégalaise. Il s’est ouvert le 6 février 2011 dans un contexte international agité (crise économique et financière, printemps arabe). Pendant 6 jours, les mouvements sociaux venus du monde entier se sont retrouvés à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar pour réfléchir ensemble sur des alternatives démocratiques et populaires face à la crise profonde du système capitaliste, à l’impérialisme et à l’oppression des peuples du sud et du nord.
Cependant, les organisations de la société civile sénégalaise, malgré leur mobilisation, se sont heurtées aux obstacles dressés par le gouvernement qui, après avoir accepté la tenue du Forum à Dakar, a entravé sa mise en place, nommant en janvier un nouveau recteur qui a dénoncé l’accord signé par son prédécesseur. La veille de l’ouverture du Forum, plus aucune salle de l’université n’était disponible !
En dépit de cette obstruction, les acteurs de la société civile sénégalaise se sont donné les moyens pour que le Forum se déroule au mieux. Les quelque 40 000 participants du monde entier ont pu assister à des débats, des échanges riches et prometteurs.
Le Forum de Dakar aura notamment été l’occasion pour les candidat·es au départ, refoulé·es par l’Espagne à leur arrivée sur les îles Canaries, de témoigner de l’horreur qu’iels ont vécue, de la mort de certain·es pendant la traversée, de l’arrivée sous surveillance sur une plage canarienne et de la conduite immédiate vers un centre de rétention… C’est tout ce qu’iels auront vu de ce « nouvel Eldorado » des années 2010 !
L’arrivée au pouvoir du président Faye en mars 2024 a été précédée d’une forte période de crise politique au Sénégal. En effet le 1er juin 2023, Ousmane Sonko, opposant politique majeur et leader du parti Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), a été condamné à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse » peu après son acquittement dans l’affaire l’opposant à une employée d’un salon de massage, Adji Sarr, qui l’accusait de viols et de menaces de mort.
Cette condamnation, perçue par la population comme un coup monté pour l’empêcher d’accéder au pouvoir, a provoqué de violentes émeutes, entraînant 357 blessé·es chez les manifestant·es et causant la mort de 16 personnes. Le gouvernement de Macky Sall, accusé par une grande partie de la population d’être responsable de cette violence inouïe, a quant à lui pris des mesures drastiques notamment en coupant l’accès à Internet sur les téléphones, justifiant cette décision par « la diffusion de messages haineux et subversifs ». Le 31 juillet 2023, le PASTEF, a été dissous.
Macky Sall, élu président du Sénégal en 2012 et réélu en 2019 pour un quinquennat, a décidé de se retirer de l’élection présidentielle de 2024. La demande des Sénégalais·es pour des élections libres, crédibles, apaisées, transparentes et inclusives devient de plus en plus pressante.
Cependant à quelques jours de l’officialisation de la campagne pour les élections présidentielles, initialement prévues le 25 février 2024, de nouveaux troubles débutent. La candidate Rose Wardini a été soupçonnée de détenir une double nationalité (française et sénégalaise) alors que la Constitution sénégalaise indique que les candidat·es doivent exclusivement être de nationalité sénégalaise. Le fils de l’ancien président du Sénégal Abdoulaye Wade, Karim Wade également prétendant à la présidence, n’a pas échappé non plus à cette règle.
C’est sur la base de ces motifs et selon une logique « d’équité entre tout·es les candidat·es », que l’ex président Macky Sall a annoncé le report des élections présidentielles sine die. Cette décision plus que controversée a de nouveau provoqué le soulèvement de la population et la contestation des chefs des partis de l’opposition. Khalifa Sall, Thierno Alassane ou encore Ousmane Sonko n’ont guère hésité à fustiger les dérives de ce « gouvernement finissant » qui semblait vouloir, par tous les moyens, se cramponner au pouvoir.
La répression des manifestations, qui a été organisée dans les quatre coins du pays pour faire barrage à cette décision du président, a provoqué la mort de plusieurs personnes notamment d’un étudiant. Quelques mois en arrière, Macky Sall était soupçonné de vouloir briguer un troisième mandat. Ce faisant, cette décision de report des élections a été perçue, par certain·es, comme un prétexte voire un subterfuge dont l’unique but était de prolonger son mandat. De plus, la proposition de loi de report de ce scrutin présidentiel n’a été votée que par 105 députés sur 165 car les députés de l’opposition ont été sortis, manu militari, par les forces de l’ordre « pour troubles » arguant qu’ils faisaient obstruction au vote.
Cette période a aussi été marquée par des restrictions, notamment l’accès à internet et la suspension de la télévision Walf TV, restrictions qui ont été condamnées par des organisations de droits humains nationales et internationales. Finalement, le Conseil constitutionnel a invalidé cette décision de report des scrutins et ordonné sa tenue le 24 mars 2024.
Ce scrutin a conduit à une large victoire de Bassirou Diomaye Faye du parti PASTEF (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), libéré de prison à seulement 9 jours de la tenue des élections. L’ex président Macky Sall a salué la victoire du président Faye la qualifiant de « victoire de la démocratie ». Une victoire qui s’est tenue dans les urnes et qui montre cette détermination qu’ont les Sénégalais·es à essayer d’ériger leur pays au panthéon de la démocratie africaine. Le mercredi 11 septembre 2024, à l’occasion d’un discours adressé à la nation sénégalaise, il a appelé les jeunes à rester au pays et à ne pas céder à « l’illusion » d’un avenir meilleur ailleurs. Il a ensuite promis une « traque sans répit » des passeurs qui acheminent les migrant·es vers l’Europe,et a également rassuré les jeunes Sénégalais·es sur le fait que son gouvernement travaille « d’arrache-pied » pour endiguer ce phénomène migratoire qu’il qualifie de « situation insoutenable ».
La mise en place des Groupements d’intérêt économique (GIE)
Les conditions d’expulsion d’Espagne et l’accueil réservé aux personnes refoulées au Sénégal provoque une large mobilisation de la population sénégalaise. Se substituant à l’État défaillant, la société civile se mobilise. Les rapatrié·es s’organisent pour leur part en associations de refoulé·es et sollicitent de l’État une aide qu’iels n’obtiennent pas. Des organisations plus expérimentées vont alors leur apporter leur soutien.
À Mbour, 2e port du Sénégal au sud-est de Dakar, environ 400 jeunes gens, rapatriés, rentrés au port après un échec ou désireux d’embarquer, sont regroupés dans un centre de rétention, obnubilés par l’échappatoire espagnole. Le CCFD-Terre Solidaire y a soutenu en 2007 la constitution d’un GIE de pêche qui regroupe actuellement plus de 150 membres, dont la majorité a été rapatriée des centres de rétention des îles Canaries. Tous issus des milieux professionnels de la pêche de Mbour, ils ont majoritairement entre 20 et 30 ans et nombreux sont ceux qui avaient déjà formé une famille avant de tenter l’émigration.
Les négociations avec l’État ont abouti à obtenir deux tranches de financement (25 000 puis 22 000 euros) qui ont permis la construction de 5 pirogues de pêche. Le GIE sollicite un nouveau financement pour l’achat d’une scène tournante et d’un camion frigorifique.
La formation à trois métiers pêcheurs, mareyeurs et transformateurs, permet aujourd’hui aux jeunes gens de réaliser des activités génératrices de revenus et de faire reculer les départs systématiques et mal préparés vers l’émigration et l’exil. « Je n’ai plus envie de partir, mon avenir est ici » témoigne l’un d’entre eux.
De telles expériences se multiplient. Ainsi la fédération LINGUIRE (= enlacer), qui regroupe 8 villages du delta du Sine Saloum, soutenue par Caritas, développe des petites activités (transformation de fruits et de légumes, pêche…) dans le but de proposer un projet alternatif au départ vers l’Europe. À Diourbel, également de jeunes rapatrié·es ont été soutenu·es par le CCFD-Terre Solidaire pour développer des activités de tissage.
Toutefois, sur les 5 000 rapatrié·es en 2011, seulement quelques centaines ont pu bénéficier d’une aide à la réinsertion, l’État ne respectant pas ses engagements. Aujourd’hui en 2024, l’Association nationale des partenaires migrants (ANPM) joue un rôle crucial en fournissant un soutien aux exilé·es rapatrié·es, aux individus refoulés, ainsi qu’aux candidat·es au départ. Son engagement se manifeste à travers des projets visant la réinsertion sociale et économique de ces personnes. Parallèlement, l’ANPM mène des initiatives de sensibilisation auprès de la population, mettant en avant les droits liés à la migration.
Cet article fait partie de la série Le Sénégal, terre de migrations réalisé