Le 16 février dernier, le mouvement M23/AFC soutenu et composé par de nombreux militaires rwandais, entrait sans opposition ouverte dans la ville de Bukavu, au Sud-Kivu, en République Démocratique du Congo. Quelle est la situation de la ville à environ trois mois de cet événement? Le 5 mai dernier, nous l’avons demandé à M. Raphael Wakenge, doyen de la Société civile de la Province, coordinateur de l’Initiative Congolaise pour la Justice et la Paix (ICJP, e.mail: icjp2014.rdc@gmail.com) ainsi que coordinateur national de la Coalition Congolaise pour la Justice transitionnelle, qui vit à Bukavu même.
A la fin de l’interview, une précision importante de la part de l’intervieweuse
Quelle est actuellement la situation sécuritaire dans la ville de Bukavu?
La situation sécuritaire dans la ville de Bukavu reste préoccupante. Rappelons que depuis l’entrée du M23, début février 2015, la province du Sud-Kivu est divisée : le Sud est dirigé par le gouvernement provincial, le reste par un gouvernement de fait établi par le M23 dans la zone qu’il contrôle. Dans cette dernière partie, la vie humaine est désacralisée ; tous les jours, on enregistre des vies humaines perturbées, on ramasse des cadavres, on enregistre des enlèvements d’hommes et de femmes : parfois on les retrouve vivants, mais la plupart, ce sont des cadavres ou des personnes qu’on ne retrouve plus.
Quel sont les défis quotidiens auxquels la population de Bukavu fait actuellement face?
Au Sud-Kivu en général et à Bukavu en particulier, c’est l’incertitude : personne ne sait ce qui peut lui arriver et chacun se demande quand finira le calvaire qu’il est en train de parcourir. Les gens ont de la peine à accéder même aux moyens de subsistance : avoir l’eau, l’électricité c’est tout un problème, de la nourriture n’en parlons pas. Comme les gens ne peuvent pas accéder aux banques, au micro-crédit, à leur rémunération, il y a de la peine à pouvoir survivre.
Certaines institutions ne fonctionnent plus : on ne peut pas accéder facilement à son propre bureau ; de nouveaux maitres s’imposent et dictent un mode de vie. Il est difficile de rejoindre les territoires qui produisent pour la ville ou d’acheminer les produits champêtres en ville faute d’entretien des routes et des infrastructures routières et à cause des barrières payantes que les Wazalendo ou les M23 ont installées. Sur les produits venant de la ville de Goma, le M23 impose une double taxation. Tous cela fait élever le cout de vie et augmente l’appauvrissement de la population de Bukavu.
Est-ce que ces taxes profitent à la population?
Selon les informations que nous avons, les taxes perçues n’ont pas de traçabilité: on ne sait pas à qui elles profitent et on ne voit pas leurs dividendes auprès de la population. On a ainsi l’impression que la population continue de ne pas avoir confiance aux nouveaux maitres de la ville. Les gens ne sentent pas concernées chaque fois qu’ils sont invités à payer quelque chose…
Est-ce que les vols et pillages continuent?
Il y a régulièrement des cas de vols et pillages rapportés au niveau des réseaux sociaux. L’identité des auteurs n’est pas encore bien définie: des M23, ou des gens qui se cachent sous l’identité du M23, des gens qu’on présume avoir été dans les prisons et qui cherchent la survie, des bandits de long chemin, des éléments de la Police et de l’Armée incontrôlés qui n’ont pas suivi les autres dans leur fuite… Le monitoring des cas continue. Le moment venu, les acteurs de la Société civile se mettront ensemble pour savoir qui a vraiment fait de tels actes; nous aurons alors besoin de juridictions compétentes. Le vol et le pillage de biens de l’Etat est particulièrement très préoccupants. Il se fait à ciel ouvert. Les maisons, les parcelles et les véhicules sont plus concernés
Que penser de la multiplication des faits de «justice populaire»?
La justice populaire s’exacerbe au niveau de la ville de Bukavu. Dans une situation normale, chaque fois qu’il y a un cas de commission d’un crime ou une infraction, il y a des institutions compétentes qui interviennent, notamment la Police, la Justice, c’est-à-dire les Cours et tribunaux militaires et civils. Malheureusement, depuis l’occupation, ces instances n’existent plus à Bukavu, et il n’y a plus de prisons, plus de commissariats de police. Toutes ces absences amènent une partie de la population à commettre des actions de justice populaire.
Dans la Province du Sud-Kivu, il existait déjà, à côté du Code pénal, un édit provincial de lutte contre la justice populaire. Toutes ces avancées viennent de tomber caduques à la suite de l’incursion armée du M23. Tant qu’il n’y aura pas d’institutions, tant que nous serons dans ce régime de rébellion, nous risquons de vivre encore pendant longtemps des cas de justice populaire.
Il faut vraiment qu’on en finisse le plus tôt possible, que les uns et les autres dosent leurs revendications, de manière à ce qu’on se mette d’accord et que l’on mette l’intérêt supérieur de la population dans les revendications, de manière qu’on n’assiste pas à ce genre de comportements, et qui est en train de casser les nerfs les gens, de réduire l’humanité à des violences. Même l’éducation des enfants risque d’être perturbée : jeunesse et enfants risquent aujourd’hui de s’habituer à voir les gens tuer, les présumés coupables subir la justice de la rue et de croire que c’est normal.
De quelle autre manière la jeunesse est frappée par la guerre?
Déjà les FARDC, les Wazalendo et autres étaient dans la recherche de recrutement des jeunes : des communiqués demandaient à la population de pousser les jeunes à s’enrôler. A l’arrivée du M23 dans la ville de Bukavu, le même discours est en train d’être répandu : le M23 aurait besoin de gens qui une fois partis les Rwandais, pourront les remplacer. Certains jeunes natifs seraient prêts à adhérer, d’autres résistent. La communauté souffre de cela, car elle ne sait pas quel discours tenir aux jeunes, compte-tenu de la situation. Le cadre le plus approprié, je cite la société civile, est presqu’inopérant faute de plusieurs facteurs.
C’est ainsi qu’aujourd’hui la jeunesse est sans repère, sans guide, abandonnée : il n’y a pas de personnes qui puissent les orienter efficacement pour l’avenir. Il y a tout un processus d’éducation à refaire, avec des discours contradictoires qui sont envoyés par certains belligérants et surtout qui ne tiennent pas compte de l’intérêt général de la population.
Et du point de vue de l’école?
Depuis l’arrivée du M23, certaines écoles n’ont pas ouvert. A cause de l’incertitude quotidienne, du traumatisme, les rumeurs que tel ou tel élément du groupe armé va surgir…, les responsables ont préféré ne pas laisser les enfants venir à l’école. Des enfants sont partis en déplacement avec leurs parents dans d’autres villes ou à l’étranger.
En ce temps, beaucoup d’enfants sont renvoyés de l’école, car les parents sont dans l’impossibilité de payer les contributions demandées, qui servent à constituer les salaires des enseignants. Bien que l’enseignement primaire public ait été déclaré gratuit, il est difficile de distinguer aujourd’hui les écoles publiques des écoles privées : on dirait que tout a été privatisé, parce que les parents doivent jouer le rôle qui devrait être joué par l’Etat, qui est absent dans les zones sous contrôle de la rébellion. Ainsi, le nombre d’élèves et d’étudiants a diminué, aussi au niveau des Universités.
Peut-on quantifier les personnes décédées ou disparues suite à cette guerre?
Il est difficile de donner aujourd’hui le bilan des morts, des personnes enlevées, disparues, déplacées, … mais la situation reste alarmante. Aujourd’hui, la plupart d’organisations de la Société civile font le monitoring, mais ils n’ont pas encore eu un espace pour la centralisation des données. Le moment venu, il sera important que tous ces acteurs qui ont pu documenter des cas se mettent ensemble pour faire le bilan et l’appui de la Communauté internationale nous sera précieux. Les gens doivent savoir qu’il existe des institutions au niveau national, régional et international pour leur permettre de vivre convenablement sur cette terre. On n’a pas besoin d’un seul mort, mais de gens vivants.
Face à cette situation, quelle est l’attitude de la population de Bukavu?
La population est en train d’observer. En considérant certains comportements aujourd’hui, on voit une peur qui s’installe et, si on ne fait pas attention, cette attitude cachée, une fois mise à la surface, peut amener à des choses difficiles à gérer dans la ville de Bukavu.
J’ai vu une population de trois quartiers de périphérie brusquement sortir de leur logis en pleine nuit pour descendre dans la rue et protester contre des violations des droits humains opérées par le M23.
Je pense qu’il faut gérer et orienter ces actions, pour qu’il n’y ait pas de débordements. Ceux qui utilisent les armes doivent comprendre que les armes n’apportent jamais de solutions durables, mais il faut que les mécanismes non-violents puissent aider la population à trouver sa liberté, la garantie de la vie.
Quelle que soit l’appartenance religieuse, la foi semble avoir un fort poids dans l’esprit des gens…
Je suis moi-même chrétien catholique et je pense que la foi est très importante dans ce processus. L’Eglise doit jouer correctement son rôle. J’ai suivi les discours de certains prélats catholiques, les messages de certains leaders des églises protestantes, de certains imams de la communauté musulmane, des brahmanistes : tout montre que les églises en ont marre de cette guerre. Un pacte a été proposé par les évêques catholiques et les églises protestantes : ce processus suit son chemin, mais malheureusement certaines églises ne se retrouvent pas et seraient prêtes à mettre en mal ce processus.
Si des églises ont pris une bonne initiative, il faut que les autres s’y greffent, en considérant plus l’intérêt général que les intérêts particuliers, autrement elles risquent de pérenniser le mal dans lequel les gens se retrouvent. Ce processus des églises vient rencontrer le processus international: celui de Nairobi, de Luanda, de Doha, de Washington qui vient de s’ajouter… : tous ceux-ci ne remplacent pas mais complètent le processus local, nécessaire afin que nous trouvions une solutions durable, pour l’intérêt supérieur des générations futures.
Que peut faire la communauté internationale?
Il est temps que la Communauté internationale, qui s’intéresse à la question, active le processus de paix en cours et voie quel est l’intérêt de la population dans cela. En effet, on a l’impression que ce sont les belligérants qui se battent autour du contenu des accords et qu’on ne voie pas du tout l’intérêt de la population, qui n’est pas consultée dans ce processus, surtout les femmes et les jeunes. Nous avons besoin que l’on mette l’intérêt de la population au-dessus de tout et c’est par cette voie-là que les droits humains, la paix, la sécurité, la lutte contre l’impunité peuvent prendre tout leur poids.
Personnellement, quel chemin de paix voyez-vous?
Je pense que dans ces processus commencés, il y a un aspect très important qui n’avait pas toujours été pris en compte: l’aspect économique. Pourtant on est en train de nous rendre compte que la plupart des acteurs ont aussi des intérêts à garantir au niveau de la RD Congo.
Je suis d’accord avec le processus qui a été récemment commencé, parce qu’il faut qu’à un certain moment quelqu’un donne une voie à suivre, et c’est ce que les Usa sont en train de faire. Mais les intérêts des Usa ne sont pas ceux des Chinois; ceux des Chinois ne sont pas ceux des habitants du Qatar, ou du Rwanda, ou de la RD Congo. La question de la souveraineté absolue n’existe pas pour moi: il faut qu’à un certain moment les gens acceptent de céder une partie d’eux-mêmes, mais il faut savoir comment le céder, de manière qu’on trouve des solutions aux problèmes que nous avons.
Mais je signale à tous les acteurs des négociations que la situation dans laquelle se trouve la RD Congo reste préoccupante. Les processus internationaux ne peuvent pas trouver seuls des solutions au problème congolais. Il faut une combinaison de mécanismes internationaux et locaux, de manière à trouver des réponses. Et on ne peut pas sacrifier l’intérêt général à l’intérêt individuel: il faut un certain nombre de consensus de manière à permettre le vivre ensemble.
Précision importante de la part de l’intervieweuse
J’avoue que je reste perplexe face à ces «ouvertures» de mon interlocuteur. Je vois les dangers de faire confiance à des «puissants» comme les Etats-Unis et autres qui ont comme principe déclaré de leur politique étrangère leur propre intérêt. Je vois l’injustice d’accepter de céder une partie de son propre pays pour que la guerre finisse. Mais je comprends que derrière ces ouvertures il y a la peine de décennies d’enquêtes sur les horreurs des guerres au Congo. Il y a la déception face à la seule voie juste mais négligée: des sanctions internationales capables d’arrêter les agresseurs. Il y a le souci de sauvegarder au moins la vie des Congolais. C’est ce que beaucoup d’entre eux disent désormais, désemparés : «Venez, prenez tout, mais laissez-nous la vie».
Teresina Caffi, missionaire a Bukavu