La Défense civile non-violente est une notion peu commune, mal connue et sujette à des malentendus. Cet argumentaire retient dix objections adressées couramment aux partisans de la défense civile non-violente. Si les affirmations sont parfois abruptes, elles contiennent une part de vérité. Il ne s’agit donc pas de donner des réponses péremptoires, mais de fournir des éléments de réflexion pour le débat.

1. La défense civile non-violente n’est pas dissuasive ; elle ne peut empêcher une agression

On est habitué à identifier la dissuasion à la menace de représailles massives qui est une forme historique récente de la dissuasion. Comme toute politique de défense, la défense civile non-violente doit viser d’abord à dissuader un adversaire potentiel d’engager les hostilités. Il s’agit de le convaincre que les profits qu’il escompte tirer de son agression seront réduits à néant par la résistance non-violente. Par ailleurs, l’adversaire doit percevoir que les coûts politiques, idéologiques, économiques, diplomatiques de son agression seront particulièrement élevés. Il pourrait certes occuper le territoire sans que ces troupes subissent de pertes et sans que sa population se trouve exposée à des représailles, mais ses soldats, ses fonctionnaires, ses forces de répression se heurteraient à l’hostilité ouverte de la population qui leur refuserait toute collaboration. La dissuasion sera effective dès lors que le risque encouru apparaîtra disproportionné par rapport à l’enjeu de la crise.

2. Un pays sans armes n’offre-t-il pas une proie toute désignée à un éventuel belligérant ?

Un pays qui renoncerait à l’usage des armes meurtrières ne resterait pas sans défense. Un peuple déterminé à ne pas coopérer avec l’oppression et l’arbitraire, à résister sans haine, mais sans faiblesse pour la défense de ses droits fondamentaux constitue une force qui peut être supérieure à celle des armes.

Les armes attisent les conflits plus qu’elles ne les apaisent. On n’éteint pas un incendie avec un lance flammes, pourtant cette conception de la défense est source de dangers mortels qui pèsent sur l’humanité. La défense non-violente, en cas d’agression armée, est ce que l’eau est au feu. Elle stoppe l’escalade de la violence, introduit le ferment de la solidarité au sein de la population et la division au sein des troupes adverses.

3. Les résistants non-violents ne pourront s’opposer efficacement à la répression, voire à la mort de certains d’entre eux

 Comme tout combat pour la justice, le combat non-violent comporte des risques. Il peut même conduire ceux qui l’adoptent à exposer leur propre vie. Mais il y a quelque perversité à considérer que la mort de résistants non-violents serait la preuve de l’impuissance stratégique de la lutte non-violente, alors que la perte de milliers de soldats n’est jamais interprétée comme un échec de la lutte armée, mais au contraire comme la preuve du courage et de l’héroïsme de ceux qui se sont sacrifiés pour une cause juste.

La stratégie non-violente constitue un défi permanent à la répression. Elle peut la provoquer, mais elle crée les conditions qui réduisent considérablement son efficacité. Les témoignages de généraux allemands interrogés par Sir Liddel Hart montraient qu’ils avaient été décontenancés par la résistance civile.

Les résistants non-violents s’appuient sur l’opinion publique internationale et les médias pour réfréner la brutalité des forces répressives. Ils placent le pouvoir oppresseur devant l’alternative suivante : soit il intervient violemment et prend ainsi le risque de se discréditer devant l’opinion, soit il laisse faire et alors il s’expose à l’extension du mouvement et aux critiques des « durs » de son propre camp. En provoquant l’affrontement avec les forces militaires ou de police sur le terrain qu’ils auront choisi, les résistants civils obligent les tenants du pouvoir à justifier leur abus de violence.

Au demeurant, l’histoire montre que la répression peut enhardir la résistance civile non-violente si celle-ci est suffisamment préparée et déterminée pour l’affronter.

4. La défense civile non-violente n’a jamais été mise en place et expérimentée. Ce n’est qu’une théorie sans prise sur la réalité

Il est vrai que l’on ne peut se référer à aucune expérience historique qui correspondrait à une politique de défense et de dissuasion civile au sens où nous l’entendons. La seule exception étant l’expérience lituanienne, au début des années 90, mais qui fut abandonnée.

Toutefois, l’étude des cas historiques de résistance civile est un puissant stimulant à l’imagination. Elle permet à la théorie de rester en prise avec les phénomènes réels, les gens réels et de rendre compte de l’extrême complexité des situations. Cette confrontation entre la théorie et la recherche historique ouvre des perspectives de travail largement inexplorées. De la sorte, nos généralisations théoriques, prolongeant l’acquis des luttes passées, peuvent résister à l’épreuve des faits.

5. L’adoption d’une défense civile non-violente est inconcevable aujourd’hui car elle implique un haut degré de cohésion sociale et de consensus politique.

Parmi les enseignements de la Seconde Guerre mondiale, on peut retenir celui-ci : plus une société fait preuve de cohésion, moins elle compte de collaborateurs, et plus elle résiste à la répression. Ce degré de cohésion interne dépend de facteurs culturels, sociologiques et politiques, il évolue en fonction des circonstances.

De fait, une société qui maintient une partie importante de ses membres dans une situation d’exclusion sociale ou économique aura évidemment de la difficulté à mobiliser ces groupes pour sa défense le jour venu. Les doctrines inégalitaires, les comportements racistes, les apologies de la « loi du plus fort » constituent à cet égard des atteintes majeures à la capacité de défense de la société. Ils créent et élargissent des zones d’exclusion sociale. Celles et ceux qui en sont victimes n’ont plus aucune raison de se sentir solidaires d’une telle société qui les marginalisent.

La recherche d’une meilleure cohésion sociale doit s’inscrire ici et maintenant dans les combats et les solidarités qui transforment en permanence notre société. Ces combats contribuent, de fait, à créer les conditions d’une mise en place d’une défense civile non-violente, même si le lien n’est pas forcément fait aujourd’hui.

6. Les cas de résistance civile en Europe durant l’occupation nazie sont limités dans le temps et dans l’espace. Leur succès relatif ne permet pas de prouver la validité et l’efficacité d’une défense civile non-violente

Une défense civile non-violente ne peut être ni infirmée ni validée par l’Histoire. Le recours à l’exemple historique ne peut avoir qu’une valeur illustrative, non une portée démonstrative. Les exemples historiques de résistance civile ne peuvent prouver ni l’efficacité ni l’inefficacité de la défense civile non-violente puisqu’il manque à la première ce qui caractérise la seconde : la préparation.

Toutefois, si les luttes de résistance civile ont souvent été spontanées, les problèmes auxquels elles se sont heurtées restent assez semblables à ceux que doit résoudre une défense civile non-violente. Toutes deux reposent en effet sur une mobilisation de populations et d’institutions, dans une perspective de non-coopération et de confrontation avec l’adversaire. C’est pourquoi, il est intéressant, pour faire progresser la réflexion stratégique sur la défense civile non-violente, de s’inspirer d’une analyse des cas de résistance civile. L’analyse historique des cas dont nous disposons fait apparaître des constantes qui permettent de dégager quelques axes principaux d’une dissuasion civile.

7. Quelle serait l’efficacité d’une défense civile non-violente face à un adversaire dépourvu de tout scrupule moral ?

 Personne ne peut dire avec certitude, dans l’abstrait, ce que serait l’efficacité d’une résistance civile de masse organisée à l’échelle d’un pays tout entier. D’une part, parce qu’aucun exemple historique ne permet de trancher ce point de manière décisive. D’autre part, parce que tout dépend du type d’agression envisagé.

On peut admettre que, si l’on a affaire à un agresseur mu par des mobiles peu rationnels, pour qui ce serait une question de principe de ne pas reculer une fois l’intervention commencée, même si ses intérêts en souffrent gravement, la résistance civile s’avérerait inefficace. Mais l’honnêteté oblige à mettre en doute également, dans un tel cas, l’efficacité d’une résistance militaire, plus encore celle de la menace de représailles nucléaires…
Faute de pouvoir vaincre un adversaire prêt à tout, y compris au suicide, la résistance civile pourrait au moins apparaître comme une solution de moindre mal pour « limiter les dégâts ».

8. Il y aura toujours une minorité de collaborateurs pour enrayer la stratégie de la défense civile non-violente

 Rien ne permet de l’affirmer avec certitude. Lors du Printemps de Prague, des sondages ont montré que 90% des citoyens soutenaient, à des degrés divers, le mouvement de réforme. Or, dans la semaine qui a suivi l’agression des troupes du Pacte de Varsovie, cette proportion est montée à 95 %. Autrement dit, dans un contexte de résistance collective à une agression caractérisée, le nombre des collaborateurs tend plutôt à diminuer, au moins dans les premiers jours. Ce n’est qu’ensuite quand le découragement vient, et qu’il apparaît que l’occupation va durer – et surtout quand les dirigeants eux-mêmes cessent de résister – que la collaboration risque de se développer, le plus souvent pour des raisons « intéressées » qu’ « idéologiques ».

Quel que soit le cas de figure, il y aura toujours une minorité de collaborateurs, c’est évident, mais rien ne dit que cette minorité sera toujours assez nombreuse pour faire « capoter » la résistance. Elle peut d’ailleurs être elle-même « mise sur la touche » par des pratiques non-violentes d’ostracisme et de boycott.

Les collaborateurs sont en mesure de briser la résistance que s’ils sont nombreux, s’ils sont « haut placés », connaissant tous les rouages de l’État, s’ils appartiennent majoritairement à des corps comme l’armée ou la police, s’ils jouissent auprès de la population d’une apparence de légitimité (cas du régime de Vichy). D’où l’importance des mesures législatives préconisées dans La dissuasion civile, visant à enlever automatiquement toute légitimité à une autorité qui collaborerait avec un agresseur.

9. Cette forme de résistance ne nécessite-t-elle pas une bonne dose de courage, voire d’héroïsme ?

Ce sont des notions variables et parfois subjectives. Il est assez illusoire de prédire ce que sera en temps de crise « l’héroïsme » d’une personne ou d’un groupe à partir de ce qu’on peut observer en temps de paix. Le courage n’est pas une variante psychologique indépendante de situations sociales et politiques. On a vu, à Prague, en 1968, se coucher devant les chars des gens qui, quelques semaines plus tôt, n’auraient jamais imaginer pouvoir le faire.

Il est donc vain de lancer des exhortations moralisantes au courage. Il est plus important de faire des préparatifs institutionnels tels que, en cas de menace grave contre la démocratie, les gens perçoivent que de leur attitude de fermeté dépend l’issue du combat.  Celui-ci n’est pas perdu d’avance si la population est consciente de ses enjeux. On a de la peine « à risquer sa vie » si l’on pense que, de toutes façons, cela ne changera rien. On peut y être davantage prêt si l’on perçoit en quoi le courage individuel peut influer sur l’issue de l’affrontement.

10. La DCNV est incapable d’assurer la protection et l’intégrité de vastes territoires à faible densité humaine

Cette critique est tout à fait fondée. Elle trace une des limites essentielles de la dissuasion civile : elle ne peut empêcher directement l’occupation militaire. La DCNV est d’abord une défense sociale et non territoriale. Elle est apte à protéger une société contre ceux qui voudraient en prendre le contrôle, mais elle ne peut agir là où il n’y a pas de société.

Il est possible de nuancer un peu cette affirmation. Tout dépend des objectifs poursuivis par la puissance qui veut s’emparer de ces territoires déserts ou inhabités. S’il s’agit simplement pour elle d’en interdire l’usage à une puissance tierce, la résistance non-violente ne peut pas grand-chose. Mais si la puissance occupante veut s’y installer pour y développer ses propres activités, on peut par des sabotages non meurtriers ou des blocus, lui créer quelques difficultés pour ses communications et ses approvisionnements. Une des raisons qui dissuada Hitler de conquérir les montagnes suisses fut la menace proférée par les autorités helvétiques de faire sauter tous les tunnels alpins dès qu’un soldat allemand s’y hasarderait. Or la seule raison qu’avait Hitler de conquérir la Suisse était de faciliter ses communications avec l’Italie du Nord, précisément par le contrôle de ces tunnels.

11. La DCNV est inutile pour conjurer la menace climatique, menace principale sur notre avenir commun

Il est à souligner que la défense militaire n’est d’aucun secours pour faire face aux menaces écologiques liées au dérèglement climatique. La menace climatique est d’une toute autre nature que la menace militaire. Toutefois, cette menace renvoie au modèle de société que nous voulons et par conséquent aux moyens de défense cohérents avec ce modèle. La logique mortifère de la croissance infinie qui implique des activités économiques et industrielles peu respectueuses du vivant et des cycles inhérents à la nature est incompatible avec le projet d’une société construisant des relations de justice et d’égalité dans le respect du vivant. Ainsi, le principe de responsabilité inhérent à la non-violence veut permettre aux citoyens d’être plus responsables de leurs choix. La lutte pour la transformation écologique de la société passe par une stratégie d’action non-violente radicale qui rejoint les méthodes de la défense civile non-violente. Ainsi la DCNV s’accorde parfaitement avec le projet d’une société décroissante visant à conjurer la menace climatique.

L’Auteur

ALAIN REFALO est enseignant, membre-fondateur du Centre de ressources sur la non-violence et membre de l’IRNC. Il est l’auteur de Le paradigme de la non-violence: itinéraire historique, sémantique et lexicologique, Lyon, Chronique sociale, 2023.

 

 

Cet article fait partie du Dossier La Défense civile non-violente, numéro 213 (spécial), Décembre 2024, de la revue Alternatives non-violentes.