Hier comme aujourd’hui, l’extrême-droite s’impose dans un contexte de crises multiformes : crises économiques et crises sociales consécutives à des évolutions socio-économiques ; sentiment de déclassement et d’impuissance face à des élites politiques inopérantes doublé d’un imaginaire de crise identitaire et existentiel.

Par Perspectives humanistes

Crises économiques, sociales, politiques : l’extrême droite ou l’éternelle illusion d’un rempart contre l’effondrement des institutions, des valeurs, des croyances.

Cette crise, aujourd’hui mondialisée, se manifeste par l’effondrement de toutes les institutions, enceintes et repères qui faisaient encore référence sur le plan international, national et dans la vie personnelle de chacun.

A l’International, les grandes institutions créées pour assurer la paix et le développement harmonieux du monde sont ébranlées dans leur incapacité à faire exister ce pour quoi elles ont été instituées :  c’est le cas de l’ONU[1], impuissante à faire respecter le droit international ; le cas de l’OMC[2], inopérante lors du COVID à assurer la chaîne d’approvisionnement et aujourd’hui mise à mal par la montée des souverainistes et le désir d’hégémonie américaine[3].

Si le concept de nation reste une référence dans le cœur des peuples (montée des nationalismes), les appareils d’État de ces « états-nations » ont perdu tout leur pouvoir politique, notamment ceux de la vieille Europe, soumis aux diktats d’une Union Européenne laissée aux mains de milliardaires. Dans tous les cas, ces derniers concentrent maintenant tous les pouvoirs, jusqu’à celui de remettre en cause l’état dont ils ont tant profité ; dictant leurs lois aux politiques, serviteurs de leur intérêt, ils enterrent avec eux la démocratie.

Plus quotidiennement, les enceintes du travail ou celle de la famille – longtemps ciment de lien social et de stabilité – se sont-elles-aussi disloquées, là sous les coups de boutoir de la mondialisation économique, ici en raison des évolutions sociétales ; puis, elles ont perdu toute centralité en termes de référence, notamment chez une certaine jeunesse. La science elle-même ne fait plus référence ; et il n’est pas jusqu’au plus intime repère, le genre, qui ne soit remis en cause.

A l’effondrement de ces repères, s’ajoute l’imprévisibilité d’évènements qui mettent d’ailleurs l’humanité à dure épreuve : possible krach boursier, crise sanitaire mondialisée, catastrophes climatiques, risque nucléaire.

Aujourd’hui comme hier, l’extrême-droite se présente comme un rempart protecteur contre ces crises et pertes de repères qui génèrent un chaos, effectif et/ou ressenti.

Cependant, contrairement aux précédentes périodes historiques qui ont connu l’émergence de cette extrême droite, c’est aujourd’hui la chronicité, la durabilité et l’approfondissement des crises qui est spécifique au moment actuel ; un état de « crise » permanente qui explique cette lente mais continue progression de l’idéologie de l’extrême droite dans les urnes et dans les esprits.[4]

De la lutte morale contre l’extrême droite à la complaisance avec son idéologie : 60 ans d’extrême-droitisation des esprits

En France, par exemple, l’extrême droite réapparaît à bas bruit au début des années 60 dans le contexte de la décolonisation, avant de se structurer comme force politique 10 ans plus tard (1972, création du Front national) alors que le 1er choc pétrolier charrie la 1ère vague de licenciements. Encore dix ans plus tard, elle fait une première percée dans les institutions démocratiques (Législatives de 1986)[5] tandis que la gauche échoue à mettre en œuvre ses promesses de justice sociale, en prise avec une Europe qui se thatchérise. Les efforts moralisateurs de la gauche[6] pas plus que le cordon sanitaire de la droite des années 90-2000 n’arrêteront cette progression d’autant qu’au même moment, un islamisme intégriste et violent se manifeste (attentat de 1995 et 2001 aux États-Unis), faisant progressivement porter le débat sur un problème « civilisationnel » (2004, débat et loi sur le port du voile) que les émeutes de banlieue (1995 puis 2005) alimenteront.

En 2002, avec M. Sarkozy devenu Ministre de la sécurité intérieure et des libertés locales puis Ministre de l’Identité, la droite républicaine emprunte progressivement les méthodes et le vocabulaire de l’extrême-droite. Dix ans plus tard (2015), avec les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo puis du Bataclan, c’est au tour de la « gauche de gouvernement » de s’emparer des idées et pratiques de l’extrême-droite (débat autour de la déchéance de nationalité).

Cependant, l’emprunt de la rhétorique et des pratiques autoritaires de l’extrême-droite par ces partis s’auto-proclamant toujours républicains n’empêche en rien la percée exponentielle de cette dernière dans les urnes (élections de 2017 puis 2022[7]). Au contraire, avec l’aide des médias acquis par des milliardaires extrême-droitisés et les réseaux sociaux, les rengaines identitaires et racistes de l’extrême droite, sa logique de bouc-émissaire, le bien-fondé de ses méthodes autoritaires imprègnent les esprits de manière outrageusement décomplexée. Ainsi, cette droitisation se retrouvent-elles non seulement dans des groupuscules violents mais – outre la police – dans l’éducation[8], la culture voire dans les discours de certains qui, récupérant certaines préoccupations des féministes ou des écologistes, les détournent, expliquant le délit ou le crime de tels ou tels en raison de sa religion, sa race ou sa civilisation ! 

60 ans de leçon de morale, de cordon sanitaire, de « pas facho mais fâché » n’ont pu endiguer cette nouvelle percée de l’extrême-droite.

Lutter frontalement contre la « résistible »[9] montée de l’extrême-droite ou accompagner l’émergence d’une civilisation humaine qui la rend définitivement désuète.

Aujourd’hui comme hier, il semble évident qu’on ne pourra compter sur le camp des libéraux de la droite et de la gauche sociale-démocrate ultra-libéralisées[10] pour lutter contre l’extrême-droite. Ils cohabitent à nouveau[11] en bonne intelligence d’autant qu’ils partagent les mêmes mantras économiques. Pire ! Après avoir été le marchepied de l’extrême-droite, cet « extrême-centre » s’accommode aisément pour sa propre survie de ses pratiques liberticides et autoritaristes.

Une gauche, abusivement[12] qualifiée de « radicale » sur le plan économique et réellement progressiste sur le plan social et sociétal, constitue – notamment en France – un vrai bastion idéologique (trop théorique ?) contre cette extrême-droite.

Cependant, le brutal et imbécile discrédit dont elle est systématiquement l’objet dans les médias mainstream la fragilise dans l’opinion publique. Par ailleurs, ses positions sur les sujets obsessionnels de l’extrême-droite (l’immigration et l’identité culturelle, de genre, etc…) ne répondent pas aux inquiétudes et préoccupations plus existentielles liées aux réels chamboulements que traversent les sociétés.[13] Et paradoxalement, en soutenant les luttes légitimes des minorités historiquement discriminées par le système de domination patriarcale, colonialiste, capitaliste aujourd’hui démasqué  ; en soutenant ces minorités qui se replient parfois dans une forme de communautarisme identitaire, religieux, de genre, cette gauche semble abonder la logique de repli des nationalistes conservateurs qu’elle critique. Aussi, son honorable combat qui encourage les émancipations et le respect des diversités, participe-t-il, dans la forme, à la polarisation des débats, à la radicalisation des positions, à l’irrationalisme d’opinions, et dans tous les cas à la négation des arguments du camp opposé.

A côté de ces « voies/voix politiques » qui satisfont de moins en moins de gens[14], loin du bruit médiatique qui construit une certaine réalité[15] de la montée de l’extrême-droite, des collectifs se constituent qui apportent des réponses concrètes aux nécessités auxquelles le système ne répond plus. De plus en plus nombreux, ces collectifs cherchent réellement à s’en autonomiser, en y participant le moins possible. Ne cherchant plus à le changer sinon à en expérimenter un autre, ils privilégient l’organisation horizontale, la mise en réseau et la qualité des relations interpersonnelles, en repartant modestement de la base sociale ; ils mettent en pratique la tolérance et revendiquent la non-violence, inventant un style de vie revendiqué comme « politique ».

Invisibles et invisibilisées, malgré quelques reportages qui les mettent à l’honneur[16]; réservées à une élite (du moins dans les pays occidentaux) qui peut au moins partiellement se défaire  matériellement et intellectuellement de l’emprise de système sur ses habitus ; souvent considérées comme des initiatives individuelles (voire « boboïsantes » ce qu’elles sont parfois) sans grande visée révolutionnaire par des leaders qui reproduisent pourtant une verticalité abhorrée, ces tentatives méritent d’être considérées comme le germe d’une transformation profonde du système. Une autre forme de lutte :  non par le combat violent[17] destituant un système lors d’un grand soir, mais une lutte plus radicale par le mode de vie.

Des auteurs de Science-fiction comme Damasio, ayant écrit sur les résistances insurrectionnelles face à des régimes fascisants, ont pu récemment [18]évoquer dans leur nouveau roman cette autre forme de lutte contre les totalitarismes ; une lutte véritablement disruptive en ce qu’elle s’accompagne d’une mutation profonde de l’espèce humaine illustrée – en l’occurrence – par la métaphore des Furtifs. Une espèce humaine « capable de renouer avec le vivant […] une plus haute forme du vivant […] qui échappe au contrôle par une nouvelle capacité à produire du vivant […] à partir de ce qui n’est pas soi, de l’autre que soi, du différent. »

Cette perspective n’est pas sans rappeler les propos du philosophe Gajo Pétrovic dans Humanisme et révolution : « une vraie révolution ne peut se satisfaire des petits changements sociaux, elle demande la réalisation d’un homme et d’une société vraiment humains […] nécessitant la création d’un homme nouveau. », non pas celui du transhumanisme ou des fascistes, mais un homme non-violent.  

Cela semble David contre Goliath. Cependant, si le pire n’est pas à exclure (augmentation du rejet de l’autre, loi du plus fort, contrôle), la force de ces collectifs non violents sera la clé d’un changement profond vers des stades de civilisation plus avancés.

 

Notes

[1] Créée en octobre 1945, l’ONU est censée œuvrer au maintien de la paix, de la sécurité internationale et les droits humains comme le fut avant elle la société des Nations, également créée à l’issue de la 1er guerre Mondiale.

[2] Créée en 1995, en lieu et place du GATT, l’organisation est présentée comme un moyen d’utiliser le commerce pour améliorer le niveau de vie des populations, créer des emplois et de promouvoir un développement durable

[3] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/12/28/le-declin-de-l-omc-une-menace-pour-la-stabilite-mondiale_6155881_3232.html

[4] Jean-François Sirinelli fait le constat de cette durabilité dans son essai, L’extrême droite vient de loin : « Durable : là est bien la différence avec les précédentes périodes de flambée d’extrême droite. Jusqu’ici, le déficit fut toujours passager, à peine quelques années, et ne déboucha jamais sur des processus aussi longs de déflation démocratique »

[5] Bénéficiant du scrutin à la proportionnel mis en place par F. Mitterand, le Front national fait élire 35 députés, lui permettant ainsi de disposer d’un groupe à l’Assemblée nationale.

[6] Dans le film, La Crise de C. Serreau (1992), on se souvient du fameux passage sur la leçon de morale donnée au personnage de Patrick Timsit à propos de son racisme : https://www.youtube.com/watch?v=EEySy073BeM

[7] https://fr.statista.com/themes/8798/les-extremes-droites-francaises/#topicOverview

[8] A l’initiative de M. Zemmour, « Parents vigilants » est une organisation de parents d’élèves ://www.parents-vigilants.fr/. On a pu aussi noter le retour des thèmes de l’ordre, de l’autorité, du costume pour les élèves chez les ultra-libéraux de l’extrême centre.

[9] En référence à l’ouvrage La résistible ascension de l’extrême-droite, produit par l’Institut de La Boétie

[10] On a vu, précédemment ce processus par lequel, depuis les années 2000, les politiques libérales qui régulaient encore la main invisible du marché ont donné ce pouvoir aux plus forts de ce marché.

[11] L’historien, Yohann Chapoutot, revient dans son dernier livre, Les Irresponsables, sur le rôle des libéraux et sociaux-démocrates dans l’accession au pouvoir des nazis : https://www.youtube.com/watch?v=b2XytnxW5x8

[12] Pour reprendre les termes de cet autre historien, Jean-Numa Ducange, il s’agit surtout d’un « réformisme radical, un « réformisme révolutionnaire » [à la Jaurès] qui défend des réformes de structures dans le cadre républicain, tout en conservant l’esprit transformateur de la révolution ». https://letempsdesruptures.fr/index.php/2023/06/19/lechec-de-la-grande-allemagne-de-gauche-dans-les-annees-1930-a-ete-une-tragedie-non-seulement-pour-le-peuple-allemand-mais-pour-le-mouvement-ouvrier-en-general/

[13] Dans ce même article, l’historien rappelle combien cette gauche a minimisé « le ressentiment nationaliste ». On retient ici l’idée de ressentiment qui anime l’extrême droite, la notion de nationalisme non comme repli et haine de l’autre mais comme spécificité pouvant être partagée par une frange de la gauche d’alors comme d’aujourd’hui.

[14] Lors du 1nd tour des dernières élections présidentielles de 2022, quand 9,8 Millions de Français portaient leur voix sur E. Macron, 8,1 millions sur M. Lepen et 7,7 millions sur J.L Mélenchon, c’est presque 24 millions de personnes en âge de voter qui ne l’ont pas fait : non ou mal inscrits (12 millions) dont beaucoup par désintérêt de cette politique, abstentionnistes (12 millions) sans compter les presque 800 000 bulletins blancs et nuls (source Ministère de l’intérieur)

[15] Certains disent en effet que, contrairement à ce que véhicule les médias, la population serait moins raciste, plus tolérante.

[16] On pense notamment au documentaire « Demain » (2015) ; mais grâce aux réseaux sociaux, on peut en découvrir tant d’autres.

[17] Il s’agit des actes violents commis par les extrêmes gauches qui légitiment cette forme de lutte contre la violence légitimée de l’état.

[18] A propos de son dernier livre Les Furtifs, à partir 14’ https://www.youtube.com/watch?v=zBIHx0BqpNU ; ou encore le livre Les Aggloméré.es, d’un collectif d’auteurs et autrices.