Alors que la contestation monte contre les ventes d’armes et de composants à double usage à Israël et à la Russie, le gouvernement fait traîner la mise en place de la Commission parlementaire d’évaluation de la politique d’exportation d’armement.

Selon le dernier communiqué de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm SIPRI, la France s’élève au rang de deuxième exportateur d’armes au monde après les États-Unis. L’augmentation des exportations d’armes est faramineuse : plus de 47 % entre les périodes 2014-2018 et 2019-2023.

Déjà trois mois de retard pour la mise en place de la Commission parlementaire

Tentative de remède à l’opacité qui caractérise le secteur, une Commission parlementaire d’évaluation des exportations d’armement devrait déjà être en place pour permettre aux parlementaires d’être mieux informés afin de pouvoir exercer leur rôle de contrôle. Le Parlement avait quatre mois pour l’instituer suite à la promulgation de la loi de programmation militaire en août dernier. Sept mois plus tard, elle est encore dans les cartons. Interrogé, Sébastien Lecornu renvoie la balle aux présidences de l’Assemblée et du Sénat, alors qu’en matière de défense l’aval gouvernemental est la norme implicite. Encore une manœuvre pour escamoter le débat ?

Une industrie européenne tournée vers les exportations aux pays en guerre

Alors que les capacités de production limitées de l’Europe sont souvent pointées dans la presse, l’organisme suédois remet la mairie au milieu du village. Si plus de la moitié des importations d’armes des États européens proviennent des États-Unis, « l’Europe est responsable d’environ un 3ers des exportations mondiales d’armes, y compris d’importantes » expéditions en dehors de la région. À l’heure où la Commission européenne propose un nouveau programme d’armement d’1,5 milliard d’euros[1] qui s’ajoute à d’autres dispositifs existants comme le Fonds européen de la défense (8 milliards sur 2021-2027), cette tendance de fond va s’accentuer.

Exonérés de toute limitation à l’export et d’un contrôle parlementaire de fond, les industriels et les États restent libres d’exporter l’armement financé par l’UE vers des États accusés de crimes de guerre comme Israël ou l’Arabie saoudite. Le principe même de commandes prioritaires à l’Ukraine est écarté, les industriels ne souhaitant pas réorganiser leurs carnets de commande. Les gouvernements font donc le choix d’une logique de guerre et de profit tous azimuts. Derrière le soutien largement instrumentalisé à l’Ukraine (le Fonds européen de la défense est né trois ans avant le conflit), n’y-a-t-il pas plutôt la volonté de développer des outils de puissance permettant à l’UE de peser par la voie des armes sur la marche du monde ?

Les exportations de biens à double usage à Israël et à la Russie se poursuivent

Un mantra dont la France est l’adepte numéro un. Les armes françaises sont en effet diffusées principalement en dehors de l’Europe. Selon le Sipri, 42 % des ventes d’armes françaises vont à l’Asie/Océanie et 37 % au Moyen-Orient sur la période 2019-2023. Or, la plupart des pays du Moyen-Orient sont en guerre, comme l’illustrent les crimes de masse commis par l’armée israélienne à Gaza. La documentation de ces violations de droits humains n’empêche pas les autorités de maintenir leurs exportations tant vers Israël que la Russie.

Les deux situations sont comparables : si le montant des exportations de matériel catégorisé comme militaire est marginal (Israël) ou nul a priori (Russie), les transferts de biens à double usage — à cheval entre le civil et le militaire —, eux, se poursuivent « à plein tube ». On dénombre des licences d’exportation de biens à double usage s’élevant à 159 millions d’euros en 2021 et 34 millions en 2022 pour Israël et de 643 millions en 2021 et 93 millions en 2022 pour la Russie.

Les initiatives de la société civile fleurissent contre les exportations d’armes françaises à Israël et à la Russie

La collaboration entre Tel Aviv et Paris en matière d’armement se place à différents niveaux, comme nous l’avons souligné notamment dans Damoclès n° 169-170 et dans l’étude sur la coopération militaire et sécuritaire : nous vendons par exemple des composants à Israël mais les entreprises européennes (Thales) intègrent aussi des technologies israéliennes à leur programme, sans parler de la participation de certaines sociétés françaises à l’écosystème industriel israélien. C’est le cas des grenoblois Dolphin Design, détenue par Soitec et le fabricant de missiles MBDA, qui possède un bureau en Israël axé sur le développement de technologies critiques pour l’aérospatial/défense [2], notamment, ou de Tronics Microsytems dont les composants dédiés aux avions et drones sont distribués dans l’État hébreu par Avnet [3].

Quant aux exportations de technologies françaises vers la Russie, elles passent en 2023 par des intermédiaires implantés dans des pays tiers, une façon de contourner l’embargo, comme nous l’avons souligné dans la Notes de l’Observatoire n° 7. Il y a des réalités que les chiffres ne décrivent pas.

Ces « réalités » n’échappent pas aux groupes de la société civile qui se mobilisent. Plusieurs collectifs de soutien à la Palestine ont organisé des débats avec des interventions de l’Observatoire des armements. Le collectif Stop Arming Israel [4], né de l’appel des syndicats palestiniens, a organisé plusieurs rassemblements dans la région parisienne dénonçant les liens entre l’industrie d’armement française et Israël.

À Grenoble, onze collectifs associatifs, dont l’Observatoire, Stop Micro… et trois syndicats étudiants somment dans un courrier l’Université de Grenoble de rendre public les termes d’un partenariat qui la lie à l’entreprise d’armement Lynred, dont nous avons longuement documenté les violations d’embargo sur la Russie en collaboration avec différents médias (Blast, Le Progrès, Le Dauphiné Libéré, etc.). L’Université Grenoble Alpes abrite une chaire Deep Red financée par Lynred [5] ; son responsable Jocelyn Chanussot est notamment l’auteur d’une publication mesurant la capacité de l’IA embarquée sur les drones à repérer « les bâtiments détruits », « nouvellement construits » ou « modifiés »… Or, à aucun moment les implications militaires de la chaire ne sont précisées publiquement. Une requête d’autant plus légitime que suite à nos révélations, Lynred a récemment fait l’objet de plusieurs inspections de la part de la Direction générale de l’armement (DGA) [6]. L’Union européenne va bientôt édicter une directive qui érige en infraction pénale la violation d’embargo [7]. Dès lors, la responsabilité de l’Université est pleinement engagée.

Dans une démocratie normale, le gouvernement devrait en référer spontanément au Parlement. Mais c’est tout l’inverse qui se passe : ces inspections sont inconnues des parlementaires. Interrogé le 27 février à l’Assemblée nationale sur le sujet plus large des transferts de biens à double usage à la Russie, le ministre des Armées se met curieusement en retrait : « cette question relève du ministère de l’Économie ».

Sur Israël, Sébastien Lecornu reconnaît « une livraison très récente de composants élémentaires », tels que « des roulements à billes, des vitrages, des systèmes de refroidissement, des potentiomètres, des capteurs de pression » [8]. Une réponse loin d’être suffisante… En effet, l’entreprise française Exxellia Technologies qui fait l’objet d’une plainte pour complicité de guerre à Gaza est elle-même un fabricant de capteurs et de potentiomètres…

Égrainer des indices évite de faire œuvre d’une véritable transparence, c’est-à-dire de rendre public les licences d’exportation d’armement et de biens à double usage, ce qui permettrait au citoyen, journalistes, ONG de vérifier ces propos.

Rappelons que les Pays-Bas publient tous les mois depuis longtemps toutes ces informations [9]… et que la Justice, saisie par des associations, a sommé le 12 février dernier le gouvernement de suspendre la livraison des composants militaires à Israël [10].

 

Notes

L’article original est accessible ici