Pressenza présente en 12 parties le Dossier ‘La non-violence en débat’, paru dans la revue Recherches internationales, N° 126, Avril-mai-juin 2023.

Résumé :
La non-violence et le pacifisme sont deux doctrines au champ moral proche. Cependant, ces deux pensées, malgré une apparente concorde, peuvent également s’opposer. Qu’est-ce qui les rapproche et, a contrario, qu’est-ce qui les éloigne ? Dans un premier temps, une analyse succincte, des convergences et divergences de la non-violence et du pacifisme permet d’aboutir à des considérations sur les liens entre ces deux doctrines. De ces dernières, il est tenté au cours d’une discussion de poser une hypothèse sur les raisons de la proximité ou de l’éloignement de ces deux grands courants de pensée afin de mieux comprendre leurs relations parfois ambiguës.

Dossier La non-violence en débat

1- Raphaël Porteilla, De l’utilité d’un dossier consacré à la non-violence [Présentation]
2- Alain Refalo, Panorama historique de la non-violence
3- Cécile Dubernet, Non-violence et paix : faire surgir l’évidence
4- Étienne Godinot, Raphaël Porteilla, La culture de la paix et de la non-violence, une alternative politique ?
5- Mayeul Kauffmann, Randy Janzen, Morad Bali, Quelles bases de données pour les recherches sur la non-violence ?
6- François Marchand, Guerre en Ukraine et non-violence
7- Jérôme Devillard, Sur l’opposition et les liens entre non-violence et pacifisme
8- Amber French, Combler le fossé entre universitaires et praticiens. Le cas du centre international sur les conflits non-violents
9- Document : Appel aux États-Unis pour la paix en Ukraine
10- Eisenhower Media Network, Les États-Unis devraient être une force de paix dans le monde
11- Jacques Bendelac, Les Années Netanyahou, Le grand virage d’Israël [Raphaël Porteilla / Notes de lecture]
12- Alain Refalo, Le Paradigme de la non-violence. Itinéraire historique, sémantique et lexicologique [Raphaël Porteilla / Notes de lecture]

Voir les articles publiés

 

Septième partie :

7- Jérôme Devillard(*), Sur l’opposition et les liens entre non-violence et pacifisme

Non-violence et pacifisme sont deux courants de pensées anciens. On peut sans doute faire remonter les prémices de ces pensées jusqu’à l’antiquité, même si les mouvements pacifistes et non-violents, en tant que groupes organisés, sont pour leur part plus récents.

Ces deux pensées coexistent par conséquent depuis longtemps. Outre cette coexistence dans le temps, elles apparaissent reliées à une même sphère morale. En effet, si l’on s’en réfère au Dictionnaire Électronique des Synonymes (DES) du Centre de Recherche Interlangue sur la Signification en Contexte (CRISCO), les espaces sémantiques de « non-violence » (CRISCO – non-violence) et de « pacifisme » (CRISCO – pacifisme) ont en commun le mot « tolérance ». Le langage, du moins aujourd’hui, associe ces deux mots à la tolérance et à travers elle à un champ moral commun.

Dès lors, il paraît pertinent de s’interroger sur les relations ayant pu exister et existant encore entre la non-violence et le pacifisme, ceux-ci partageant une même temporalité ainsi que certains principes moraux. Ce questionnement apparaît d’autant plus intéressant que malgré ces liens, les relations pouvant être établies entre ces deux concepts sont complexes et parfois contradictoires.

Ainsi, l’article de Wikipédia sur le pacifisme considère que « le pacifisme possède deux acceptions possibles incluant l’action des partisans de la paix, ou une doctrine de la non-violence »[1]. Dans cette vision, non-violence et pacifisme sont liés au point de faire de la non-violence un aspect du pacifisme et inversement du pacifisme un élément de la non-violence. Cependant, à cette perception très « fusionnelle » de ces deux principes s’oppose d’autres les rendant plus indépendants, à l’exemple des mouvements non-violents et pacifistes qui sont la plupart du temps des mouvements séparés les uns des autres[2]. Les militants de ces mouvements se réclament rarement de ces deux principes à la fois, ils sont soit pacifistes, soit non-violents. Cette séparation claire des mouvements marque des différences de points de vue et des divergences entre non-violence et pacifisme. De fait, pour eux, ces deux concepts ne vont pas nécessairement de pair.

Comment se fait-il qu’il existe une telle différence de perception des relations existant entre la non-violence et le pacifisme ? Pourquoi ces deux pensées peuvent à la fois être vues comme convergentes et divergentes ? Autant de questions qui interrogent sur les différences d’entendement de ces principes et sur l’origine éventuelle de ces différences. Cet article tentera d’ébaucher une réflexion, certes rapide, sur les relations existant entre ces deux principes, tour à tour divergentes ou convergentes, puis essayera de proposer une hypothèse sur les raisons pouvant expliquer des perceptions pouvant s’avérer si contradictoires.

Cependant, avant même de discuter de divergences ou convergences entre la non-violence et le pacifisme, il semble important en tout premier lieu de revenir sur la signification de ces termes et leurs définitions.

Non-violence et pacifisme

Il apparaît pertinent de commencer cette étude par définir les termes qui nous occupent et plus précisément en revenant à leur définition linguistique, puisqu’elle est celle qui nous est commune à tous. En effet, ces termes sont ancrés dans un certain imaginaire collectif et ont de surcroit fait l’objet de l’étude de nombreux spécialistes ayant été amenés à les altérer plus ou moins afin de pouvoir mieux les théoriser. Cependant, le sens lexicographique de ces deux mots est particulièrement intéressant ici car il nous donne non seulement une définition commune mais aussi à voir comment la population, dans son ensemble, les perçoit. Il est donc important de s’y référer pour pouvoir commencer avec une vision la plus objective possible.

Si l’on s’en tient en première approche aux définitions du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales non-violence et pacifisme sont deux idéologies différentes :

La non-violence (CNRTL – non-violence) est une « doctrine qui refuse le recours à la violence comme moyen d’action politique ou en toutes circonstances. »

Le pacifisme (CNRTL – pacifisme) est une « doctrine ou attitude qui fait de la paix entre les nations un bien qui conditionne tous les autres et qui doit être fondé sur des bases autres que celles de la paix armée ».

Ces définitions apportent un premier éclairage utile pour mieux comprendre ce que sont la non-violence et le pacifisme. Bien qu’il s’agisse de définitions langagières et non philosophiques ou politiques, elles apparaissent particulièrement intéressantes car elles portent en elles les possibles divergences et convergences que nous avons observées dans ces doctrines.

Ces deux définitions supportent la possibilité de voir dans le pacifisme et la non-violence deux visées différentes. La paix entre les nations pourrait s’obtenir mais pas nécessairement uniquement par l’action non-violente. La non-violence pourrait souhaiter la paix mais pas nécessairement la paix au sens de bannir la guerre. Jean-Marie Muller, philosophe de la non-violence, donne dans son « Dictionnaire de la non-violence » la définition suivante des mots « pacifisme » et « pacifiste » : « [ils] ont dans notre langue, dans notre culture et dans notre histoire une connotation essentiellement péjorative. Le pacifiste est réputé vouloir la paix “à tout prix”, fut-ce au prix de la justice. C’est pourquoi il est accusé de préférer n’importe quelle paix à n’importe quelle guerre et, donc, d’être prêt à se soumettre à l’oppression plutôt qu’à se battre pour la liberté. La collectivité nationale, au nom de l’idéologie dominante, va donc jeter l’anathème sur les pacifistes en les accusant d’être traîtres et parjures. Il est vrai que la paix peut être honteuse et que le refus de la guerre peut être lâche. Ce n’est pas la paix qui est le plus important mais la justice qui permet la dignité et la liberté. Si le choix n’était qu’entre la paix dans l’injustice et la guerre pour la justice, alors, en effet, mieux vaudrait choisir la guerre »[3] (Muller, 2014). On voit ici se dessiner une séparation claire entre pacifisme et non-violence. Un pacifisme prêt à l’injustice s’oppose au pacifisme juste, celui de la non-violence prôné par J.-M. Muller. Il s’insère entre pacifisme et non-violence une notion de « justice » qui réfute l’idée de paix comme objectif, semblant plaider ainsi pour une divergence de ces deux doctrines.

Pour autant, à la lecture des définitions linguistiques de la non-violence et du pacifisme, il n’est pas non plus dénué de sens d’imaginer ces pensées synergiques. Ainsi, une personne souhaitant la paix ne devrait-elle pas désapprouver aussi l’utilisation de la violence et quelqu’un qui est non-violent ne devrait-il pas désavouer la guerre ? En effet, si l’objet du pacifisme est que la paix entre les nations règne, et si celui de la non-violence est de ne pas avoir recours à la violence comme moyen d’action, il pourrait s’agir de deux objectifs parfaitement complémentaires, voire qui se confondent. Ainsi, pour Georges Orwell, la non-violence et le pacifisme vont de pair. Il les amalgame même dans ses Réflexions on Gandhi pour n’en faire qu’un en interpellant Gandhi, non pas seulement sur la non-violence mais aussi sur le pacifisme : « Et les Juifs ? Acceptez-vous qu’on les extermine tous ? Et sinon, que proposez-vous pour l’éviter, si vous excluez l’option de la guerre ? » (Orwell, 1949). Même si G. Orwell critique la non-violence de Gandhi, il l’assimile naturellement au pacifisme, à la volonté de ne pas tuer et donc de ne faire la guerre.

En réalité, force est de constater que les nuances existant dans ces doctrines sont souvent subtiles et dépendent du point de vue. Il faudrait, en effet, prendre en compte les diverses approches et donc parler de pacifismes et de « non-violences » au pluriel pour rendre compte de la diversité de ces pensées. De fait, le pacifisme n’est pas le « nouveau pacifisme » (Porteilla, 2019) axé pour sa part sur la culture de la paix et de la non-violence (CPNV). De même, la communication non-violente (Rosenberg, 2016) ou la non-violence « gandhienne » (Gandhi, 2012) ou encore les actions non-violentes (nonviolent database) pour ne citer que quelques exemples sont différentes approches de la non-violence, parfois même assez éloignées les unes des autres.

Ainsi sans préjuger de l’imbrication ou au contraire de la séparation de ces deux notions que sont la non-violence et le pacifisme, l’important pour répondre à notre interrogation est d’intégrer l’hétérogénéité de ces concepts. En effet, le pacifisme peut s’entendre comme la lutte contre les guerres, et en faveur de l’antimilitarisme et du désarmement. Ces perspectives sont cependant très différentes de la CPNV qui voit la paix comme un concept holistique s’étendant à toute la société. Ici la paix s’obtient par le changement sociétal alors que dans le premier cas la « paix entre les nations [est] un bien qui conditionne tous les autres » pour reprendre la définition du CNRTL. Il en va de même pour la non-violence. La communication non-violente promeut la communication entre individus afin de permettre une meilleure compréhension de tous. Or, ni les actions non-violentes de la « nonviolent database », ni le « Dictionnaire » de Jean-Marie Muller, n’intègrent cette dimension. La communication n’est listée dans aucune de ces ressources. Sans doute que la raison en est que ces derniers ne s’intéressent pas directement à la communication entre individus, mais plutôt aux actions permettant de mettre en place un acte de lutte contre ce qui est « injuste ».

Comme on le constate, les différences au sein même du pacifisme ou de la non-violence peuvent être importantes. Dès lors, l’angle sous lequel on se place va fortement influencer le rapprochement ou l’éloignement que l’on peut faire des doctrines pacifistes ou non-violentes. Ce constat étant fait, comme non-violence et pacifisme sont pluriel, par la suite, lorsque j’évoquerai ces pensées ce n’est nécessairement qu’à un aspect de ces dernières que je me réfèrerai, une non-violence parmi d’autres, un pacifisme parmi d’autres, en fonction de mon propos.

Une divergence entre non-violence et pacifisme due à… des mouvements séparés

Dans une perspective contemporaine, la non-violence et le pacifisme sont chacun liés à des mouvements organisés. On peut considérer que la non-violence et le pacifisme se sont structurés en rassemblements au sens large, dès le XIXe siècle pour le pacifisme et le XXe siècle pour la non-violence[4]. Les mouvements pacifistes furent notamment très actifs dans leur opposition à la première guerre mondiale avec des figures telles que Jean Jaurès ou encore au travers des conférences de Zimmerwald[5] ou de La Haye[6] en 1915. Les mouvements non-violents, pour leur part, connurent leurs heures de gloire avec les luttes emblématiques que sont celles de l’indépendance de l’Inde avec Gandhi et des droits civiques aux États Unis avec Martin Luther King Jr, pour ne citer que les exemples les plus connus. Ces mouvements populaires ont émergé afin de faire aboutir des objectifs spécifiques : pour la non-violence l’indépendance, l’accès à des droits, etc.…, pour le pacifisme la paix, la démilitarisation etc. La séparation des buts entre non-violence et pacifisme se traduit du même coup par une séparation spatiale des mouvements portant ces doctrines. Dans ce cadre, les mouvements créés s’affichent soit pacifiste soit non-violent. Cette stricte division en mouvement distinct conduit à ne pas, ou plus, penser la non-violence et le pacifisme comme deux éléments nécessairement liés.

L’éloignement des objectifs

La séparation en mouvement traduit également une divergence de pensée. En effet, elle répond à des objectifs et des luttes qui ne sont pas les mêmes pour les pacifistes et les non-violents. Les mouvements pacifistes furent très marqués par une idéologie d’internationale socialiste devant conduire, entre autres, à une paix entre les pays. Les congrès pacifistes sont d’ailleurs souvent à l’appel de socialistes tel que Robert Grinn pour la conférence de Zimmerwald. Ce pacifisme « utopique »[7] qui vise à la paix entre les nations, s’oppose au « pacifisme juste » dont parle J.-M. Muller (Muller, 2014), qui se veut dans une résolution concrète et immédiate des conflits. De fait, les mouvements non-violents, pour leur part, s’engagèrent dans des luttes pour l’obtention de « droits » au sens large (décolonisation, droits civiques, égalité femmes-hommes etc.…). Les femmes de la conférence pour la paix de La Haye étaient féministes et pacifistes, et étaient par conséquent engagées à la fois dans l’obtention de la paix et dans une lutte pour leurs droits (égalité femmes-hommes), cela n’empêchait pas de leur part une certaine radicalité ainsi qu’une vision de la paix genrée, essentialisant les genres (Saint-Gille, 2012). Cette vision va plutôt à l’encontre de l’idée « internationaliste » non genrée[8] des pacifistes.

La distinction entre moyen et objectif

Dans cet éloignement des objectifs, la non-violence peut être réduite à un simple moyen pour faire aboutir des luttes. C’est en tout cas ainsi qu’elle se présente dans la « nonviolent database ». En conséquence, parler de lien entre le pacifisme et la non-violence n’a plus de sens en termes de lien idéologique. La non-violence n’est plus qu’un outil. À l’opposé, le pacifisme des mouvements pacifiques demeure en soi un objectif. Les moyens pour y parvenir ne sont pas en discussion ces moyens pouvant relever ou pas de la non-violence. Ainsi, la non-violence peut s’appliquer à l’objectif de pacification, avec les intervenants civils de paix (Dubernet, 2017) mais le pacifisme n’est pas attaché à cette dernière, pas plus que la non-violence le l’est au pacifisme. Les liens, même en matière d’action, sont finalement assez distendus car lorsque la non-violence devient une gestion du conflit, le conflit que le pacifisme voudrait éviter est déjà là. La non-violence apparaît, d’une certaine façon, comme une gestion d’un « échec » du pacifisme.

Une approche du « conflit » différente

Une approche de la non-violence fait du « conflit » un élément central nécessaire à la non-violence (Muller, 1995 ; Ott, 1984). Cette conception du conflit est une conception nouvelle du mot, une conception de « spécialistes » qui n’est pas tout à fait celle commune à l’ensemble de la population. En effet, sous l’éclairage linguistique, qui est celui compris et intégré par tous les locuteurs et toutes locutrices d’une langue, l’un des antonymes du mot « conflit » est le mot « paix » (CNRTL – conflit). Ainsi, lorsque le langage des spécialistes rencontre celui de la population, il existe une incompréhension entre les deux. Si pour les premiers ce conflit ne s’oppose pas à une certaine paix (celle qu’ils définissent comme la paix juste), pour les autres, il est en opposition avec l’idée de paix, opposant par là même une non-violence fondée sur le conflit, à la paix. D’un point vu général, même en tant que spécialiste d’un sujet, notre langage demeure nourri par notre langue et on peut sans doute spéculer qu’une reconceptualisation de termes ayant déjà un sens linguistique marqué n’arrive jamais à effacer totalement le sens premier du mot. Ainsi, peut-on tout à fait penser la paix de la même manière que tout un chacun en intégrant le conflit comme inhérent et normal ? Il apparaît que pour dépasser cet écueil Jean-Marie Muller a dû redéfinir le « pacifisme » dans son « Dictionnaire de la non-violence » pour pouvoir l’intégrer dans sa pensée. Le propos n’est pas de remettre en cause le bienfondé ou non de cette non-violence fondée sur le conflit, mais de mettre en avant une divergence avec la notion de paix communément admise.

À l’opposé de ces éléments de divergences, dans l’esprit d’une autre partie des gens, ces deux principes sont fortement liés.

Une convergence entre non-violence et pacifisme sur… les dominations

Les luttes « justes » de la non-violence « active » et un certain pacifisme se retrouvent sur l’idée d’une lutte contre les dominations. Dominations coloniale, raciale, genrée (etc.…) font échos tant au pacifisme féministe qu’à une internationale ouvrière dominée par le capitalisme. D’après Mathilde Vaerting[9], les groupes sociaux dominés seraient enclin à épouser la cause de la paix, tandis que les groupes dominateurs accepteraient la violence et la situation de guerre, dont ils auraient besoin pour conforter leur pouvoir (Saint-Gille, 2012). Sous cet angle, les mouvements pacifistes et non-violents se rejoignent en partie. C’est une convergence de luttes. Cependant cette vision continue à achopper à associer à cette convergence ponctuelle, une synergie et un sens plus large. Elle se limite, si j’ose dire, à « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ».

La culture de la paix et de la non-violence (CPNV)

La CPNV inclut, comme son nom l’indique, la non-violence dans la paix. La paix se place alors dans une perspective de société. « La demande de paix (positive dans le sens que lui a donné J. Galtung) n’est plus indexée à ce qui rend la paix possible (techniquement et militairement) mais à ce qui la rend acceptable, souhaitable et légitime » (Porteilla, 2019). Elle y intègre certes une part des luttes sociales déjà présentes dans les luttes non-violentes mais dans une dimension sociétale plus large. L’objectif commun et synergique à l’ensemble des points de la CPNV[10] serait d’aboutir à une société de paix (Devillard, 2020). Cet objectif fait écho au pacifisme du siècle dernier, mais en ayant inversé les priorités, la paix venant du changement de société et non la paix provoquant le changement de société. En effet, pour le pacifisme, la paix amenait le changement social alors qu’ici le changement social, voir sociétal, amène la paix. La non-violence est intégrée à cet objectif en tant que moyen mais moyen en cohérence avec l’objectif de paix. La non-violence n’est pas considérée comme une doctrine, elle ne fait d’ailleurs pas partie des huit points de la CPNV, elle n’en est qu’un mode d’action. Bien que la CPNV tente de rapprocher paix et non-violence, mettant ainsi en avant leur éloignement actuel, elle n’ouvre pas un dialogue entre ces deux pensées. La non-violence est pourtant à l’origine une doctrine et non une simple méthode d’action. En effet, si l’on s’en réfère au siècle dernier, comme le souligne Cécile Dubernet, les acteurs de la non-violence (Gandhi, Matin Luther King, le Dailaï Lama) sont « religieusement inspirés » (Dubernet, 2019). C’est pour eux plus qu’une méthode. Cette doctrine se retrouve liée en partie au moins à leur croyance. C’est encore plus marquant si l’on remonte plus avant dans l’histoire, au temps des premiers chrétiens, par exemple. Ils sont plus que religieusement inspirés dans leur non-violence, elle fait partie de leur dogme, même s’il existe peut-être aussi dans cette non-violence une part de non-choix dû à leur situation de domination par l’empire romain. Dans tous les cas, cette non-violence n’est pas une méthode d’action pour eux, bien au contraire.

La philosophie

La non-violence a également des liens étroits avec la philosophie. On pourrait par exemple citer Étienne de La Boétie (La Boétie, 2021) qui théorise les raisons de l’inaction des hommes et des femmes, bien que l’action, non-violente, leur serait facile. Sa réflexion est d’ordre philosophique. Elle n’est pas, là aussi, une méthode d’action pour lutter contre les tyrans. Sans être une philosophie, la communication non-violente (Rosenberg, 2016) est une méthode à part dans les moyens mis en place pour l’action non-violente. Elle considère l’autre comme un partenaire et demande tout autant de l’écouter que de se connaître pour échanger. Il s’en dégage deux principes fondamentaux : la connaissance de soi et l’écoute de l’autre. Cette démarche psychanalytique, Marshall Rosenberg est psychologue, renvoie aussi à un questionnement philosophique. C’est le fameux « connais-toi toi-même » attribué à Socrate. À ce stade, il peut d’ailleurs être intéressant de faire un détour par la Grèce antique et les concepts fondateurs de leurs cités afin de faire le lien avec la paix. L’homonoia (la concorde) s’y opposait à la stasis (la discorde). Il s’agissait d’une crainte récurrente chez les Anciens que celle de voir leur cité détruite par la stasis, cette discorde menant à la guerre interne. La paix intérieure de la cité était donc recherchée, elle était un idéal. Cependant, la polémos (la guerre « extérieure ») était elle aussi crainte car elle entraînait avec elle son lot de malheurs et de destructions pour la cité. Les Grecs anciens n’étaient ni pacifistes ni non-violents mais ils avaient établi, à défaut de réussir à le mettre en place, une idée de la cité, une idée pacifiée, jugeant les guerres internes comme externes dangereuses de même que la violence qui en découlait.

La violence était jugulée par la « Justice » et un ensemble de règles communes (Hésiode, 2018), de vivre ensemble pourrait-on dire aujourd’hui. Les filles des divinités Thémis et Zeus étaient, d’après Hésiode (Hésiode, 2020), Eunomiè, Dikè et Eirènè, la « juste répartition », la « justice » et la « paix ». Ces divinités de l’époque archaïque, collectivement appelées les hôrai (les Heures), sont les régulatrices de la vie humaine. Elles sont les piliers d’une cité heureuse et des hommes et des femmes vertueux et vertueuses. Sur cette approche, assez éloignée il est vrai de celle actuelle, le pacifisme et la non-violence sont des éléments découlant de la société, et ces deux pensées semblent se confondre pour arriver à une « concorde ». Cette perception philosophique apparaît intéressante car elle serait l’autre extrême d’une divergence totale entre pacifisme et non-violence où l’une et l’autre n’auraient rien en commun.

Discussion

Au final, nous avons pu constater, s’il en était besoin, que l’opposition ou l’union pouvant exister entre non-violence et pacifisme sont très dépendantes du pacifisme et de la non-violence dont nous parlons. Ces différences entraînent tout un panel d’interactions possibles entre pacifisme et non-violence. Elles vont d’une divergence totale où ces deux doctrines apparaissent totalement indépendantes l’une de l’autre, à une fusion de ces deux concepts en un seul. S’il existe de nombreuses raisons de divergences entre ces deux doctrines, cependant, il existe aussi une proximité, une intimité qui peut s’exprimer dans la tolérance, la connaissance de l’autre comme de soi. Ces deux aspects de ces deux doctrines rendent parfois difficiles les échanges sur ces sujets.
Afin de rendre compte de cette dualité de comportement, je propose ici une première hypothèse, à étayer bien sûr. Si le rapprochement ou l’éloignement se font en fonction des approches de ces deux doctrines alors on peut avancer que :
– Lorsque l’approche est celle des luttes, non-violence et pacifisme ont chacune des objectifs précis, la paix, ou l’utilisation de la non-violence pour faire aboutir un combat « juste ». Paix et non-violence poursuivraient alors principalement chacune leur propre voie.
– Lorsque l’approche est celle d’une pensée « philosophique » globale, sociétale, la paix et la non-violence sont toutes les deux convoquées dans le même espace de réflexion. Paix et non-violence seraient alors liées dans la vision plus large qu’est celle de la « cité ».

Cette catégorisation de la non-violence et du pacifisme permettrait de mieux saisir d’emblée, si ces deux doctrines sont comprises dans un cadre synergique, convergeant ou bien dans un cadre divergeant avec de simples interactions ponctuelles.

(*) L’auteur

Écrivain, essayiste.

 

Notes

[1] Pacifisme, <https://fr. wikipedia. org/wiki/Pacifisme> (consulté le 10/10/2022).
[2] On peut par exemple penser en France au Mouvement de la paix et à l’IRNC (Institut de recherche sur la Résolution Non-violente des Conflits) qui même s’ils peuvent se retrouver sur certains points ne s’affichent ni non-violent pour le premier, ni pacifiste pour le second.
[3] On retrouve également cette définition du pacifisme sur le site de l’IRNC dont Jean-Marie Muller fut l’un des fondateurs, <https://www.irnc.org/IRNC/Textes/154> (Muller, 1988).
[4] On peut considérer que les mouvements non-violents apparaissent avec Gandhi lorsqu’il rejoint la lutte pour l’indépendance de l’Inde en 1915 et y intègre la non-violence (il forge le terme ahimsa, traduit en non-violence en 1919) et que le congrès de la paix et de la liberté de 1867 à Genève et les congrès universels pour la paix qui débutent en 1889 avec le congrès de Paris, marquent un tournant dans l’organisation des mouvements pacifistes.
[5] La conférence de Zimmerwald réunit principalement des militants socialistes de toute l’Europe dans le but de lutter contre la guerre.
(6] La conférence de La Haye est une conférence internationale qui réunit des femmes de toute l’Europe dont l’objectif est aussi d’aboutir à l’arrêt de la guerre. Cette conférence débouchera en 1919 sur la création de la « Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté ».
[7] Il ne faut pas entendre par utopique, irréaliste, mais bien le sens que Thomas Moore lui donna dans son « Utopia », la pensée d’une autre société, ce qui n’est pas irréaliste.
[8] L’internationale ouvrière ou socialiste est une union qui est fondé sur la lutte des classes, et non sur le genre. Ce dernier n’est pas vraiment pris en compte dans l’idéal de paix entre les peuples.
[9] Féministe et sociologue allemande du xxe siècle
[10] La CPNV est composée de huit domaines d’action : éducation, développement durable, droits humains, égalité femmes-hommes, démocratie, tolérance et solidarité, libre circulation des connaissances et de l’information et enfin la paix.

Références
– CNRTL — non-violence, <https://www.cnrtl.fr/definition/non-violence>, Centre national de ressources textuelles.
– CNRTL – pacifisme, <https://www.cnrtl.fr/definition/pacifisme>, Centre national de ressources textuelles.
– CRISCO – conflit, <https://crisco2.unicaen.fr/des/synonymes/conflit>, Laboratoire CRISCO, Université de Caen Normandie.
– CRISCO — non-violence, <https://crisco2.unicaen.fr/des/synonymes/non-violence>, Laboratoire CRISCO, Université de Caen Normandie.
– CRISCO – pacifisme, <https://crisco2.unicaen.fr/des/synonymes/pacifisme>, Laboratoire CRISCO, Université de Caen Normandie.
– Devillard Jérôme, Vers une société de paix, Harmattan, 2020.
– Dubernet Cécile, Paroles d’intervenants civils de paix : repenser l’impartialité comme espace paradoxal, Terrains/Theories, 9, 2018, <http://journals.openedition.org/teth/1642> ; DOI : <https ://doi. org/10.4000/teth.1642>.
– Dubernet Cécile, « Neutralité, donc silence ? La science politique française à l’épreuve de la non-violence », in Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre ?, Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron (dir.), chapitre 12, p. 245-271, Québec, Éditions science et bien commun.
– Gandhi, Autobiographie ou Mes expériences de vérité, Presses universitaires de France, 2012.
– Hésiode Hésiode, Les Travaux et les jours, Les belles lettres, 2018, p. 21-28.
– Hésiode, Théogonie, Les belles lettres, 2020.
– La Boétie Etienne de, Discours de la servitude volontaire, J’ai lu, 2021.
– Nonviolent database, <https ://nvdatabase. swarthmore. edu/browse-methods>, Global Nonviolent Action Database.
– Muller Jean-Marie, Le Dictionnaire de la non-violence, Du Relié, 2014.
– Muller Jean-Marie, « Le Lexique de la non-violence », Alternatives non-violente, 68, 1988 et en ligne <https://www.irnc.org/IRNC/Textes/154>.
– Muller Jean-Marie, Le Principe de la non-violence, Desclée de Brouwer, 1995.
– Orwell Georges, « Reflexion on Gandhi », Partisan review, 1949 , <https://eportfolios. macaulay. cuny. edu/menonfall16/files/2016/08/George-Orwell-
Reflections-on-Gandhi-1.pdf >.
– Ott Hervé, Non-violence et pacifisme, Autre temps, 1984, p. 29-36, <https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1984_num_1_1_919>.
– Porteilla Raphaël, « Un « nouveau » pacifisme, la culture de la paix et de la non-violence », Les Cahiers de l’IDRP, 10-2019, p. 7-20.
– Rosenberg Marshall B, Les Mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) : introduction à la communication non violente. La Découverte, 2016.
– Saint-Gille Anne-Marie, Les Féministes pacifistes et la Première Guerre mondiale, colloque « Féminisme allemand (1848-1933) », 2012, <https://ciera. hypotheses.org/305>.

L’article original est accessible ici