Pressenza présente en 12 parties le Dossier ‘La non-violence en débat’, paru dans la revue Recherches internationales, N° 126, Avril-mai-juin 2023.
Résumé :
« Si pour certains la non-violence n’est pas une perspective, voire serait contraire aux valeurs de la République, pour d’autres elle est un mode opératoire efficace contre les régimes autoritaires, et même une philosophie de vie. Cet article se propose d’ouvrir sur quelques éclairages relatifs au concept de violence, pour tenter ensuite de clarifier les principaux concepts adjacents et, enfin, finir sur les potentialités politiques de la culture de la paix et de la non-violence. »
Dossier La non-violence en débat
1- Raphaël Porteilla, De l’utilité d’un dossier consacré à la non-violence [Présentation]
2- Alain Refalo, Panorama historique de la non-violence
3- Cécile Dubernet, Non-violence et paix : faire surgir l’évidence
4- Étienne Godinot, Raphaël Porteilla, La culture de la paix et de la non-violence, une alternative politique ?
5- Mayeul Kauffmann, Randy Janzen, Morad Bali, Quelles bases de données pour les recherches sur la non-violence ?
6- François Marchand, Guerre en Ukraine et non-violence
7- Jérôme Devillard, Sur l’opposition et les liens entre non-violence et pacifisme
8- Amber French, Combler le fossé entre universitaires et praticiens. Le cas du centre international sur les conflits non-violents
9- Document : Appel aux États-Unis pour la paix en Ukraine
10- Jacques Bendelac, Les Années Netanyahou, Le grand virage d’Israël [Raphaël Porteilla / Notes de lecture]
11- Alain Refalo, Le Paradigme de la non-violence. Itinéraire historique, sémantique et lexicologique [Raphaël Porteilla / Notes de lecture]
Quatrième partie :
4- Étienne Godinot (*), Raphaël Porteilla (**), La culture de la paix et de la non-violence, une alternative politique ?
Un paradoxe semble poindre dès qu’un conflit surgit : relève t-il de la violence ou de la non-violence ? Pour certains, la non-violence n’est pas susceptible de remettre en cause le désordre établi et favoriserait même le pouvoir des États[1] ; dès lors, « seule la violence payerait ». Ainsi, dans certains contextes, la violence est admise, voire soutenue dans la perspective de renverser des gouvernements autoritaires ou illégitimes. Pour d’autres, à l’instar du préfet de la Vienne, au contraire la désobéissance civile, en tant que mode opératoire non-violent, serait contraire aux principes contenus dans le contrat d’engagement républicain[2] et donc ne pourrait être admise comme moyen de protestation. Enfin, d’autres ont démontré pourquoi la résistance civile fonctionne, comment et à quelles conditions elle peut conduire à des résultats radicaux en termes de changements politiques[3].
Une telle confusion, souvent intentionnellement entretenue, mérite d’être dissipée en proposant tout d’abord quelques éclairages sur le concept de violence, pour tenter ensuite de clarifier les principaux concepts adjacents et enfin, finir sur les potentialités politiques de la culture de la paix et de la non-violence – par la suite CPNV.
Violence : quelques éclairages
La violence est toute action, parole ou omission de l’homme qui porte atteinte à la vie ou à la dignité d’autrui. Elle est tout ce qui détruit ou meurtrit l’autre, physiquement ou psychologiquement. Elle exerce son emprise dans les profondeurs de notre nature biologique (violence des pulsions, des besoins, des envies), dans les relations de la vie quotidienne (violence du désir, du mensonge, de la colère) ainsi que dans nos structures collectives (violence des plus forts, des plus nombreux). La violence est présente à tous les niveaux de la parole : injure, insulte, mensonge, médisance, délation, provocation, menace, fatwa meurtrière, etc. La plus spectaculaire est la violence physique : meurtre, viol, coups et blessures et bien sûr la guerre qui peut viser la destruction humaine de masse.
Il y a violence quand, dans une situation d’injustice, de maltraitance, d’incompréhension, la parole ne circule pas, quand elle se bloque chez un ou plusieurs acteur(s) :
– chez l’auteur de la violence, agent qui en est plus ou moins conscient : domination, fermeture, refus de constater les situations d’injustice et les conséquences de ses comportements ;
– chez la victime, atteinte dans son corps, lésée dans l’intégrité de sa personne et dans ses droits fondamentaux : enfermement dans la plainte, soumission, incapacité à parler à l’auteur ou aux tiers, résignation ou haine ;
– chez le tiers : omission de dire ce qu’il a vu (signalement), non assistance à personne en danger ;
– ou quand la loi elle-même est injuste, car le manque de dialogue entre les acteurs ou dans la société n’a pas permis qu’elle puisse évoluer ou changer.
La « violence structurelle »[4] est générée par les systèmes économiques, politiques ou culturels d’oppression ou d’injustice.
Dans le domaine économique et social, la misère, l’exclusion es plus faibles, la prédation des ressources naturelles par les investisseurs, la corruption, les paradis fiscaux, le commerce des armes ou des stupéfiants, le conditionnement des consommateurs – particulièrement les enfants – par la publicité, etc. Dans le domaine de l’écologie, le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, la pollution de l’eau, des sols, de l’air, de la mer, l’effondrement de la biodiversité. La violence est un dérèglement du conflit car elle ne lui permet pas de remplir sa fonction qui est d’établir la justice entre les adversaires. Un des protagonistes (ou les deux) met (tent) en œuvre des moyens qui font peser sur l’autre une menace de mort. Il ne s’agit plus alors de rechercher une solution au problème, mais d’éliminer ou écraser l’adversaire devenu l’ennemi.
La violence est aussi une méthode d’action qui paraît parfois nécessaire pour défendre l’ordre établi lorsqu’il garantit la liberté ou pour combattre le désordre établi lorsqu’il maintient l’oppression. Selon la formule de Max Weber, l’État revendique le monopole de la violence physique légitime. Par exemple, pour mettre hors d’état de nuire un terroriste ou un forcené, le recours à la violence de l’État peut s’avérer nécessaire dans l’urgence.
C’est la contre-violence, à distinguer de la force non-violente. La violence peut être utilisée au service de causes justes, mais elle n’en devient pas juste pour autant. Même légalisée par l’État ou légitimée par les autorités morales, la violence meurtrit l’humanité de l’homme, à la fois de celui qui la subit et de celui qui l’exerce.
En tant que méthode d’action, la violence exige, plutôt qu’une condamnation, une alternative efficace dans l’action politique.
Les racines de la violence sont à rechercher dans les idéologies anti-démocratiques (nationalisme, militarisme, racisme, sexisme, xénophobie, intégrismes religieux), mais aussi celles fondées sur la recherche exclusive du profit, le culte de la compétition permanente et exacerbée dans tous les domaines de la vie (économie, sport), la valorisation de la violence par les médias (films, dessins animés) ou par les loisirs (jeux vidéos, jouets guerriers). Une autre source de la violence peut être recherchée dans la notion de mimétisme[5]. Désirer que ce que désire l’autre peut déboucher sur la rivalité et la violence. L’effet de contagion du désir mimétique peut alors se propager entre les personnes, jusqu’à désigner un bouc émissaire, entraîner un antagonisme généralisé et une violence meurtrière. Enfin, une autre cause de la violence provient de la soumission à l’autorité. Le psycho-sociologue Stanley Milgram a prouvé que l’obéissance quasi-inconditionnelle à l’autorité, jusqu’à faire souffrir sciemment des innocents, est un phénomène que l’on constate dans tous les pays et dans tous les milieux sociaux. L’histoire a montré que des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, s’acquittant simplement de leurs tâches, peuvent devenir les agents d’un atroce processus de destruction. Le conditionnement par l’image dévalorisée des victimes (« des sous-hommes » sous le nazisme, des « cafards » au Rwanda) et par l’accoutumance à la violence conduit au génocide.
Clarifier les concepts
Pour combattre la violence, il convient de réhabiliter le conflit et non le nier. Le conflit est la mise au jour d’une tension, d’un désaccord, c’est l’opposition manifestée à autrui dans la relation avec lui. Il permet la reconnaissance de l’autre en tant que « gênant ». Les conflits, non seulement inévitables, mais
bien souvent nécessaires, jamais confortables, toujours appelés à rester temporaires, constituent la trame de l’histoire et de la vie des hommes, qu’ils soient interpersonnels, sociaux, raciaux ou internationaux. Le conflit provient de la non-satisfaction de besoins (physiologiques, psychologiques, sociaux) ou d’aspirations (individuelles ou collectives, tenant à l’identité des personnes ou des groupes). Le conflit permet d’exprimer les besoins et les aspirations à l’autre et aux tiers. Il permet aux souffrances de s’extérioriser plutôt que de s’enkyster, générant alors les rancœurs et la haine.
Le conflit est le signe de la vie : les dictatures ne reconnaissent pas les conflits alors que la démocratie peut être considérée comme un régime de gestion pacifiée des conflits.
Pour assumer les conflits, il faut de la combativité. Alors que l’agressivité est souvent pervertie en destructivité, la combativité est une force de vie et d’affirmation de soi sans laquelle il ne peut y avoir confrontation avec l’autre. Elle permet d’affronter l’autre sans se dérober, de surmonter la peur qui retient de combattre l’adversaire. Comme l’ont fait Gandhi et Martin Luther King, le premier acte d’une campagne non-violente est de mobiliser ceux qui subissent l’injustice, c’est-à-dire de réveiller leur combativité.
L’existence est une lutte pour la vie. La lutte est un affrontement, un combat, pour faire respecter un droit, aboutir une revendication, évoluer la loi. La lutte permet de créer un rapport de force contraignant un adversaire à respecter le droit et la justice. Elle a pour fonction de rendre possible un dialogue vers une solution juste au conflit. Il n’y a de paix que dans la justice, et il n’y a de justice que par la lutte. « Vouloir la victoire et ne pas avoir envie de se battre, je dis que c’est mal élevé », affirmait Charles Péguy. Mais la lutte pour la justice exige des moyens justes, c’est-à-dire non-violents. Une philosophie de la non-violence doit penser ensemble la lutte et le refus de la violence : la lutte, parce qu’elle est la condition même de la vie, et le refus de la violence, parce qu’elle porte atteinte à la vie.
Une force est une cause provoquant un effet ou un mouvement. La lutte non-violente a pour fonction de modifier un rapport de force afin d’établir des relations plus justes entre individus et groupes sociaux. La justice et la vérité sont impuissantes par elles-mêmes. C’est l’exercice de la force ou la menace de son recours qui permet de faire respecter le droit. Seule la force organisée dans l’action appuyée sur le nombre peut être efficace pour combattre l’injustice et rétablir le droit. L’action non-violente exerce sur l’adversaire une pression ou une contrainte qui, à défaut de changer ses sentiments, l’obligent du moins à revoir ses positions et à modifier ses comportements. La force et la contrainte obligent l’adversaire à céder et à négocier. Elles ne doivent pas être confondues avec la violence qui le détruit ou le meurtrit.
Face à la violence et à l’oppression, trois attitudes sont possibles :
– la lâcheté : passivité, résignation, fatalisme, silence, collaboration, soumission, complicité. C’est l’attitude la plus fréquente.
– la violence : mieux vaut la violence que la lâcheté, mais mieux vaut la non-violence que la violence, disait Gandhi.
– le combat non-violent : il consiste à affronter la violence et l’oppression en utilisant des méthodes respectueuses de la vie, de l’intégrité et de l’honneur de l’adversaire, mais qui n’excluent pas le rapport de force et la contrainte.
Philosophie et stratégie de la non-violence
La non-violence est à la fois un mode de vie respectueux de l’homme et de la nature et un mode d’action politique respectueux de l’adversaire. Par « non-violence », il convient d’entendre, sans qu’elles puissent être dissociées :
– une sagesse de vie, une philosophie, personnelle et politique. Cette attitude de refus de la violence vient donner sens, c’est-à-dire à la fois signification et direction, à la vie de chacun et à l’histoire collective des hommes ;
– et une stratégie politique de combat contre l’injustice, l’oppression ou la violence.
La non-violence est ainsi, à la fois un esprit, un principe d’analyse politique et une stratégie d’action.
Dans son esprit, la non-violence est une lutte contre l’injustice dans une visée de réconciliation et de justice, non de vengeance ou d’écrasement. Cela suppose un accord profond entre la fin poursuivie et les moyens utilisés et le refus de toute parole et de tout acte qui enfermerait l’adversaire dans sa propre violence. La non-violence est le refus de toute pensée, action ou situation qui porte atteinte à la vie ou à la dignité d’autrui. Elle est la transcription dans les faits de l’interdit fondateur de l’éthique « Tu ne tueras pas », formulé dans les cultures et les spiritualités par le principe : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse. Fais-lui le bien que tu voudrais qu’il te fasse ». Un autre nom de la non-violence est la reconnaissance mutuelle.
Ainsi, sur le plan individuel, l’action non-violente suppose une bonne écoute de ses propres émotions ainsi qu’une éducation à cette « intelligence émotionnelle » tellement oubliée dans les écoles et les parcours de formation[6]. Les émotions ont une fonction d’indicateur et de stimulateur. Elles sont utiles quand elles aident à faire des choix et à les mettre en œuvre. Mais elles ont aussi la faculté d’envahir et de prendre le pilotage : elles sont alors perturbatrices et empêchent de faire des choix judicieux.
Au plan de l’action, la non-violence est un moyen juste au service d’une fin juste, une lutte contre l’oppression ou l’injustice. Cependant, une technique non-violente peut être mise au service d’une finalité mauvaise : le boycott des magasins juifs par les nazis, la grève des camionneurs au Chili contre Salvador Allende, ou la « Marche verte » des Marocains pour annexer le Sahara espagnol…
Sur un plan collectif, le combat non-violent implique une attention particulière à la dimension politique des événements. Il exige une information permanente et objective, une analyse politique et socio-économique rigoureuse, un projet politique, l’élaboration et la mise en œuvre d’une stratégie. Le principe essentiel de la stratégie de l’action non-violente est le principe de non-coopération[7] : la force des injustices dans une société vient de ce qu’elles bénéficient de la collaboration de la majorité des membres de cette société. La stratégie non-violente vient casser cette coopération par des actions ayant un objectif clair, limité et atteignable.
Les techniques d’action non-violente, fort nombreuses, ont été recensées par Gene Sharp[8] :
– moyens de protestation et de persuasion : démarches, demandes, lettres ouvertes, appel à l’opinion publique, pétitions, renvoi de décorations, etc. ;
– moyens de pression ou d’intervention : marches, jeûnes, manifestations, enchaînements, sit-in, usurpation civile, etc.
– moyens de contrainte : grèves, grèves de la faim, boycott, désobéissance civile[9].
G. Sharp fait remarquer qu’il est essentiel de bien construire de telles actions afin de permettre au plus grand nombre d’y participer. Planifier une telle campagne suppose d’en identifier les différentes étapes : prise de la décision d’agir ; analyse de la situation ; choix de l’objectif ; choix de l’organisation ; premières négociations ; appel à l’opinion publique ; envoi d’un ultimatum ; actions directes de non-coopération et d’intervention ; programme constructif ; résistance à la répression ; négociations finales.
La stratégie comprend donc des étapes, des répertoires variés d’action, des moyens adaptés à l’objectif à atteindre, parfois des objectifs intermédiaires, avec, au final, l’ambition de se retrouver autour de la table de négociations. Ce dernier moment, incertain, transforme des adversaires en partenaires dans la construction d’un avenir commun. À ce stade, le pardon peut souvent être nécessaire, non pas pour oublier le passé, mais pour avoir de nouveau un avenir. Cependant, le pardon ne libère que si l’autre accepte d’être pardonné ou s’il le demande. Sans pardon, la haine et la vengeance peuvent resurgir intactes. Pour que viennent les conditions du pardon, il faut d’abord (r)établir la justice et, pour cela, les coupables doivent être jugés.
Si l’action non-violente a déjà montré son efficacité dans les luttes contre le colonialisme (Gandhi, Lumumba), contre la ségrégation raciale (Martin-Luther King), contre la militarisation (paysans du Larzac), contre les dictatures (Philippines, régimes communistes) ou dans les combats des mouvements écologistes (Greenpeace)[10], il conviendrait d’en inscrire alors les fondements dans nos comportements quotidiens, comme la CPNV invite à le faire.
La culture de la paix et de la non-violence, entre transformation personnelle et changement sociétal
Il n’est plus vraiment besoin de démontrer que la culture de la violence domine nos sociétés depuis fort longtemps. Les exemples sont légions qui témoignent d’une violence enracinée au plus profond des comportements, présentée comme un symbole de la puissance (masculine) et héroïsée au point de paraître naturelle, faisant partie de la nature humaine.
Face à ce narratif dominant monolithique, des scientifiques soutenus par l’Unesco ont publié en 1986 le « Manifeste de Séville » qui conteste « un certain nombre de soi-disant découvertes biologiques qui ont été utilisées par des personnes […] pour justifier la violence et la guerre. […] Par exemple, la théorie de l’évolution a ainsi été « utilisée » pour justifier non seulement la guerre, mais aussi le génocide, le colonialisme et l’élimination du plus faible ».
Mal connu, ce Manifeste[11] mériterait de figurer dans tous les livres en collège et lycée, au côté d’autres textes universels, notamment car il conclut, après une démonstration en cinq propositions, que « la biologie ne condamne pas l’humanité à la guerre, que l’humanité au contraire peut se libérer d’une vision pessimiste apportée par la biologie et, ayant retrouvé sa confiance, entreprendre […] les transformations nécessaires de nos sociétés. […] Tout comme « les guerres commencent dans l’esprit des hommes », la paix également trouve son origine dans nos esprits. La même espèce qui a inventé la guerre est également capable d’inventer la paix. La responsabilité en incombe à chacun de nous ».
La culture de la paix[12] s’entend comme « un ensemble de valeurs, d’attitudes et de comportements qui rejettent la violence et préviennent les conflits, essayant de s’attaquer à leurs causes pour résoudre les problèmes par le dialogue et la négociation entre les peuples et les nations ». Concept holistique, appuyé sur l’interdépendance de ses divers champs d’actions ainsi que sur leur complémentarité, la culture de la paix et de la non-violence entend s’épanouir « par la transformation des valeurs, des attitudes et des comportements de telle sorte qu’ils contribuent à promouvoir la paix entre les individus, les groupes et les nations ».
En dépit d’une faible médiatisation, de moyens budgétaires raccornis, en raison de l’hostilité de plusieurs États au sein des Nations unies, le concept s’est déployé dans de nombreux pays et champs, principalement ceux de l’éducation et de la culture. Parmi eux, dans la rubrique « Éducation » des Objectifs de développement durable (ODD) adoptés à l’ONU dans l’Agenda 2030, on peut lire au paragraphe 4-7 : « D’ici à 2030, faire en sorte que tous les élèves acquièrent les connaissances et compétences nécessaires pour promouvoir le développement durable, notamment par l’éducation en faveur du développement et de modes de vie durables, des droits de l’homme, de l’égalité des sexes, de la promotion d’une culture de paix et de la non-violence, de la citoyenneté mondiale et de l’appréciation de la diversité culturelle et de la contribution de la culture au développement durable. »
Divers champs sociaux pourraient permettre à la CPNV de se déployer et de s’épanouir afin de tenter de modifier nos comportements et d’engager des changements sociétaux.
Le champ éducationnel peut être particulièrement sollicité en ce que la CPNV constitue une exigence essentielle de la conscience humaine. L’éducation à la CPNV se comprend dès lors à la fois comme un outil de conscientisation et un vecteur d’émancipation. Outil de conscientisation, dans le sens que lui donnait Paulo Freire, par une nouvelle approche de la paix qui ne se réduit pas à l’absence de guerre, mais à la présence de conditions socio-économiques et politiques permettant de comprendre le monde dans toute sa complexité pour tenter d’en modifier la pente mortifère. Vecteur d’émancipation aussi, en ce qu’il permet de décoloniser les esprits, de déconstruire l’imaginaire de la guerre et de la violence, et ainsi de créer de nouveaux liens qui libèrent. Ce double processus ambitionne de préparer les enfants à être des citoyens.
Une véritable éducation civique pourrait en effet s’efforcer de favoriser l’autonomie plutôt que la soumission, l’esprit critique plutôt que l’obéissance passive, la responsabilité plutôt que la discipline, l’émulation et la coopération plutôt que la compétition, la créativité plutôt que la reproduction des modèles, la solidarité plutôt que la rivalité.
Une pédagogie de la paix doit apprendre à l’enfant à ne pas fuir les conflits mais à les accepter dans un esprit d’initiative et de créativité, afin de rechercher quelle solution positive peut leur être apportée[13]. Partant, la CPNV conduit « au développement des savoirs, des mœurs, des manières de vivre, des institutions sociales, des échelles conscientes et inconscientes de valeurs, bref de l’ethos collectif tout entier dans sa profondeur, en vue de favoriser le recul de la violence individuelle et sociale et d’inscrire dans les pratiques vécues d’un peuple les pratiques non-violentes des conflits fondées sur les valeurs de tolérance, de respect et de dignité humaine partagée »[14].
Elle peut devenir une alternative à la violence dans des domaines variés de la vie collective et même des relations internationales :
résolution des conflits interpersonnels sans perdant, médiation dans les conflits sociaux, défense civile non-violente, intervention civile, etc.
Dans le champ des relations internationales, la CPNV pourrait à travers diverses techniques et expériences contribuer à changer la manière de penser la défense. La défense civile non-violente peut en effet constituer une politique de défense contre toute tentative de déstabilisation, de contrôle ou d’occupation, conjuguant, de manière préparée et organisée, des actions non-violentes collectives de non-coopération et de confrontation avec l’adversaire, en sorte que celui-ci soit mis dans l’incapacité d’atteindre les objectifs de son agression : l’influence idéologique, la domination politique, l’exploitation économique[15].
De même, l’intervention civile de paix constitue une intervention non-armée de forces extérieures, mandatées par une organisation intergouvernementale, gouvernementale ou non gouvernementale, qui s’engagent dans un conflit local ou régional afin d’accomplir, sur les lieux mêmes de l’affrontement, des missions d’observation, d’information, d’interposition ou de médiation. Ces actions ont pour but de prévenir ou de faire cesser la violence et de créer les conditions d’une solution politique au conflit.
La médiation, visant à créer un espace où les adversaires puissent parvenir à un pacte de coexistence pacifique, est de plus en plus sollicitée comme mode de résolution des conflits/tensions, sans recourir nécessairement au procès ou au contentieux qui repose toujours sur la victoire d’une partie sur l’autre. Une telle déconstruction[16] des schémas de pensées et d’actions puise ses racines dans une forme de justice restaurative au fondement de laquelle la CPNV est inscrite.
Une question demeure au final : Comment agir ? Prendre conscience qu’il est possible d’agir est déjà en soi une étape essentielle. Comment ensuite poursuivre et modifier son comportement face à l’irrationalité de certains comportements et attitudes ? C’est une assez longue démarche qui s’enracine dans une plus longue histoire, celle de l’humanité vers son sens profond. La CPNV, comme manière d’être avec son prochain et avec la nature, comme sagesse de vie et de pensée, mais aussi comme philosophie politique et stratégie collective d’action, peut devenir cette manière indispensable et urgente d’humanisation du monde.
Notes
[1] Gelderloos Peter, Comment la non-violence protège l’État : Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux, Édition Libre, Paris, 2018.
[2] Franceinfo. fr, 29/10/2022 et <https ://www.mediapart.fr/journal/france/301222/la-loi-separatisme-invoquee-en-correze-contre-des-associations-ecologistes>.
[3] Chenoweth Erica and Stephan Maria, Why Civil Resistance Works : The Strategic Logic of Nonviolent Conflict, Columbia University Press, 2011.
[4] L’expression est de Johan Galtung. Helder Camara parlait quant à lui du « désordre établi ».
[5] Développée par le philosophe René Girard.
[6] Cette formation est assurée par des organismes tels que IFMAN, Communication non-violente (CNV), IECCC, etc.
[7] Déjà exprimé par Étienne de la Boétie puis développé par Henry-David Thoreau, Tolstoï et Gandhi.
[8] Sharp Gene, The Politics of Nonviolent Action. I, Power and Struggle, 1973 ; II, The Methods of Nonviolent Action, 1973 ; III, Dynamics of Nonviolent Action, Porter Sargent, 1985. Résumé en français : La Force sans la violence, L’Harmattan, 2009.
[9] La désobéissance civile est la transgression délibérée, publique et collective d’une loi ou d’un ordre dans le but d’exercer une pression sur le pouvoir politique. Voir Muller Jean-Marie, L’Impératif de désobéissance, Fondements philosophiques et stratégiques de la désobéissance civile, Le passager clandestin, 2011 et Cervera-Marzal Manuel, Désobéir en démocratie, Aux forges de Vulcain, Paris, 2013. [10] Chenoweth Erica et Stephan Maria, Pouvoir de la non-violence — Pourquoi la résistance civile est efficace, Calmann-Lévy, 2021, préface de Jacques Sémelin.
[11] Ce jalon posé a été concomitant au travail effectué en 1986 par Felipe Mac Gregor, le premier à poser les contours de la Cultura de paz au Pérou. L’Unesco, par son Directeur général Federico Mayor assisté de David Adams, s’en est ensuite emparée pour finaliser le concept. L’ONU l’a enfin adopté, non sans débat, à travers les résolutions A/RES/52/13 de 1998 et A/RES/53/243 de 1999.
[12] Plus largement, la culture de la paix se fonde sur :
– le respect de la vie, le rejet de la violence, la pratique et la promotion de la non-violence ;
– le respect des principes de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique des États et de la non-intervention, conformément à la
Charte des Nations unies et au droit international ;
– le respect des droits humains et des libertés fondamentales et leur promotion, l’engagement de régler pacifiquement les conflits ;
– l’effort de répondre aux besoins des générations actuelles et futures en ce qui concerne le développement et l’environnement ;
– le respect et la promotion du droit au développement ;
– le respect et la promotion de la parité hommes/femmes ;
– le respect et la promotion des droits de chacun à la liberté d’expression, d’opinion et d’information ;
– l’adhésion aux principes de liberté, justice, démocratie, tolérance, solidarité, coopération, pluralisme, diversité culturelle, dialogue et compréhension (dans la société et entre les nations) ; encouragés par un environnement national et international favorisant la paix.
[13] Dès l’école, les règles de vie doivent préfigurer celles de la société : la sanction doit être davantage une réparation qu’une punition. Pour que les élèves comprennent le sens des règles, le mieux est de les faire participer à leur élaboration. L’autorité de l’adulte doit bien sûr prévaloir, mais dans un espace scolaire où l’enfant a droit à la parole.
[14] Bernard Quelquejeu, Sur les chemins de la non-violence, Vrin, Paris, 2010, p. 20.
[15] En d’autres termes, il s’agit de rendre la société « insaisissable » ou « indigérable » par un agresseur, inexploitable économiquement, incontrôlable politiquement, insoumise idéologiquement, et de dissuader l’agresseur de s’attaquer à cette société, car les coûts qu’il risquerait de subir seraient supérieurs aux gains qu’il pourrait espérer : c’est la dissuasion civile.
Les Auteurs
(*) Étienne Godinot, membre cofondateur du mouvement pour une alternative non-violente (man) et vice-président de l’institut de recherche sur la résolution non-violente des confits, (inrc, <irnc – www. irnc. org>).
(**) Raphaël Porteilla, maître de conférences en science politique à l’université de bourgogne-franche-comté et membre du mouvement de la paix.