L’inacceptable piraterie

La prédominance de la finance et de la guerre

Les trente dernières années, l’argent (la finance) et la puissance (la guerre) ont intensifié et étendu leur mainmise sur la vie grâce, entre autres, aux innovations technologiques (nouvelles biotechnologies et intelligence artificielle) dans un contexte dominé par l’économie de marché et ses logiques de conquête et d’exploitation.

Graduellement, les biens communs publics mondiaux essentiels pour la vie pour tous ont été réduits à des marchandises, monétisés, privatisés.  En particulier, l’eau, les semences, la santé, les forêts, … Ces derniers temps, c’est la nature dans son ensemble (le « monde naturel ») qui est devenue l’objet d’un accaparement systématique et traitée comme «un capital naturel » en soi. En outre, les conflits entre les grandes entreprises multinationales privées  pour l’appropriation et le contrôle des terres, de l’eau, des océans, … ont intensifié les différends entre « leurs » Etats. Un  rôle majeur dans la  militarisation  de l’économie globale (et vice-versa)  au nom de la sécurité « nationale » (une mystification) a été joué par la connaissance. D’où l’importance « stratégique » acquise par les  brevets sur le vivant (à partir de 1990, décision de la Cours Suprême des Etats-Unis autorisant la brevetabilité du vivant) et, puis, sur l’intelligence artificielle (IA). La guerre globale pour la suprématie mondiale  en cours  actuellement en Ukraine (autour, entre autres,  des ressources naturelles énergétiques et des terres rares)  et celle annoncée par les Etats-Unis contre la Chine (autour surtout de l’intelligence artificielle) constituent des exemples majeurs de l’incorporation du concept de sécurité militaire dans celui de la sécurité techno-économique, dont les effets de guerre s’annoncent encore plus dévastateurs que les guerres du passé.

Dans ce contexte, une forte mobilisation des citoyens dans le domaine de la finance, en défense de la sauvegarde et de la promotion des droits universels et des biens communs publics mondiaux essentiels pour la vie,  est nécessaire et urgente.

Si la prédominance des logiques de guerre a conduit à la militarisation du monde, la prédominance des logiques de  l’argent a conduit à la financiarisation de la vie.

La financiarisation  en général

Le concept est d’usage plutôt récent. En tant qu’économiste politique, par  financiarisation j’entends non seulement la dimension technique, à savoir  le recours grandissant  à des modalités de financement qui passent par les  marchés financiers, plutôt que par le système bancaire traditionnel, mais aussi la dimension économique se traduisant par l’importance croissante du poids des activités financières dans  l‘économie des pays, ainsi  que,  et surtout,  la dimension sociétale, à savoir les  processus à travers lesquels les  logiques  des  marchés financiers et  de leurs acteurs, influencent et façonnent les stratégies politiques, économiques et sociales des  sociétés actuelles.

Parmi ces processus, la réduction des éléments de la vie à des actifs financiers,  c’est-à-dire, à des biens ou crédits appartenant à un sujet particulier revêt  une importance fondamentale. Le patrimoine d’une personne, d’une entreprise ou  d’une organisation  est composé d’actifs et de passifs.

La financiarisation de l’eau

Elle  aussi est récente. Elle a été facilitée dès les années ’70 par les mesures  prises par la Banque Mondiale (celle-ci a soumis dès 1978 – mesures d’ajustement structurel – l’octroi de prêts aux pays « sous-développés » à la privatisation des services publics)  et par le Royaume-Uni (privatisation totale du service hydrique national en 1989 par le gouvernement Thatcher). En peu d’années, la privatisation du secteur de l’eau est devenue le symbole de la mutation de l’économie à l’aune de la globalisation. Le premier fonds d’investissement privé en soutien  des activités axées sur l’eau, en particulier le traitement des eaux usées et  la qualité de l’eau), fut créé par la banque suisse Pictet en 2000. En 2O23 on ne compte plus les fonds d’investissement   spécialisés dans l’eau cotés en Bourse, très rentables !,  qui  contrôlent le devenir de l’eau dans tous les secteurs. Mentionnons Pictet Water, Thématique Water, Lyxor, Robeco Sustainable Waters, Allianz GI… sans oublier  les placements  dans le secteur de l’eau de Black Rock, de Vanguard et de State Street,  les trois plus grands fonds d’investissement au monde (tous secteurs confondus). (1) Dès lors, ce ne fut  une surprise pour personne lorsque la Bourse de Chicago, la principale  bourse mondiale concernant les matières premières, a ouvert en décembre 2020  les marché boursiers des produits dérivés (les marchés les plus spéculatifs) aux transactions commerciales (contrats à terme) sur l’eau. Par cette décision, les « objets » soumis au contrôle et à la mainmise  de la finance dans le domaine de l’eau ne sont  plus seulement les entreprises  opérant dans le secteur mail l’eau elle-même. Pour la précision, le prix des contrats sur l’eau. Le prix devient un asset  financier  (un actif pour le vendeur et un passif pour l’acquéreur) assujetti aux turbulences et à l’instabilité des marchés financiers. On peut gagner ou perdre de l’argent sur l’eau  en spéculant sur la volatilité de ses valeurs boursières, sans que la quantité et/ou la qualité de l’eau objet du contrat ne change d’un iota. La spéculation se concentre sur le prix du produit financier (le contrat).

L’eau n’est pas le seul bien commun naturel  public à tomber sous  l’emprise  de la finance privée spéculative mondiale.

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(1) Voici, par exemple, les dix principales participations de Black Rock dans les entreprises  du secteur de l’eau : 1. American  Works Co. Inc. 9,7 % 2. Xylem Inc. 6,4 % 3. Ferguson PLC 5,2 % 4. Geberit AG 5,2 % 5. Veolia Environnement SA 5,1 % 6. Halma PLC 5,1 % 7. Severn Trent PLC 5,0 % 8. United Utilities Group PLC 4,9 % 9. Essential Utilities Inc. 4,7 % 10. Tetra Tech Inc. 3,8 %. Source : https://www.blackrock.com/fr/intermediaries/products/251913/ishares-global-water-ucits-etf0011111

La financiarisation de la nature

Pour asseoir leur emprise sur des bases toujours plus solides, et sur l’ impulsion de Black Rock, n°1 mondial des fonds d’investissement privés, la Bourse de New York a décidé en septembre 2021 de créer une nouvelle classe de  biens financiers, les «  capitaux naturels »  (tous les éléments de la nature) et  une  nouvelle catégorie d’entreprises,  les « Natural  Assets Corporations », cotées en Bourse. En un mot, la Nature, notre Madre Terra, cesse d’être le cadre de référence existentiel de la vie  pour toute espèce vivante (humains compris). Elle est réduite à une catégorie particulière de l’économie capitaliste de marché, « le capital naturel », au même titre que le capital productif,  le capital technologique, le capital financier et le « capital humain » !  Elle devient un actif financier. Sa valeur est son prix, un  prix  fixé par les marchés boursiers, ce qui explique que l’on peut  parler de financiarisation de la nature. Une véritable inversion à 360 degrés de la conception de la vie.(2)

Ces idées,  fortement soutenues  par le monde du business et de la finance, tels que le « Business for Nature » (un réseau mondial de 72 importantes organisations, alliances, industrielles, commerciales, technologiques, médiatiques ) et la « Natural Capitals Coalition » (plus de 400 entreprises industrielles et financières mondiales) ont été formellement approuvées par les 176 Etats participants à la COP15-Biodiversité de  l’ONU à Montréal en décembre 2022. La COP15-Biodiversité  a consacré les trois principes clés de la « financiarisation » de toute activité/secteur économique.

D’abord, le principe de la monétisation de la nature(donner un prix). Ce principe avait déjà été inscrit dans la  résolution finale du Troisième Sommet mondial de la Terre (Rio+20)de 2012. « Donner un prix à la nature » est indispensable pour la création des « marchés de la nature » et, donc, pour légitimer les  processus d’appropriation privée, de vente et d’achat des éléments du monde naturel.

Ensuite, deuxième principe : les marchés concernés sont les marchés boursiers, à  savoir des marchés de plus en plus éloignés de l’économie  réelle. Dans ce contexte, on exclut toute prise en considération des questions concernant, d’une part, le droit à l’eau pour tous et le droit de l’eau à un bon état écologique, en tant que source de vie, et, d’autre part, la sauvegarde de l’eau en tant que bien commun public mondial. Le même raisonnement vaut, sur un plan général, pour la nature. Les droits de la nature elle-même n’existent pas. Ils se trouvent encore au stade de reconnaissance comparable aux droits des femmes au début du XIXe siècle en Europe.

Dans les marchés boursiers la responsabilité sociale des entreprises est jeter de la poudre aux yeux. De même, les obligations introduites ces dernières années par les pouvoirs publics en matière d’analyse/évaluation d’impact éco-environnemental, et acceptées par le monde du business  et de la finance si elles se basent sur l’auto-certification, font partie  de la stratégie de communication et non pas de la stratégie des responsabilités.

Pire, la COP15 Biodiversité a accepté – c’est le troisième principe – l’obligation pour tout sujet, public et/ou privé, d’introduire dans le calcul économique  d’évaluation de l’impact de leurs activités sur la nature en  termes de coûts et de bénéfices financiers.

D’où, deux mesures logiquement  cohérentes avec ces principes. La COP15 Biodiversité a approuvé le principe  de confier aux mécanismes des marchés financiers  la gestion des activités de  restauration, conservation et promotion  de 30% du monde naturel,   dont 30 % portant sur les zones de terre et d’eau les plus  dégradées, en acceptant ainsi que le prix boursier définit leur valeur. En outre,  elle a mis avec  force l’accent sur l’importance d’un environnement politique  favorable pour  que les acteurs de la conservation, valorisation et restauration de la nature  puissent atteindre les résultats escomptés, à savoir le maintien de la capacité  du capital naturel  de créer de la valeur pour le capital investi. Par cette emphase, la COP15 a enfoncé davantage le clou de la subordination de l’Etat au service des intérêts de l’économie de marché globale.

Elle a ainsi satisfait (3) les attentes et les propositions  du monde du business et de la finance dont la présence à la COP a été massive et a marqué les travaux de la Conférence davantage que les Etats.

Sous l’alibi de la lutte pour le développement durable (conservation de la nature, arrêt de la réduction de la biodiversité, promotion de nouveaux services éco-environnementaux, …), la COP15 a ouvert la grande porte à la mise de la  nature, de la vie, sous  le contrôle des logiques de puissance/enrichissement et de domination des grands acteurs financiers privés mondiaux, les pirates globaux du XXIe siècle.

Alors que la  nature a toujours été pensée et vécue en tant que fondement et cadre de référence de la vie de la Terre, Mère Nature, la COP15-Biodiversité s’est positionnée  dans la mouvance de la culture capitaliste qui définit  la valeur de la nature en tant que actif financier !

C’est un non-sens. Les écosystèmes et ses « fruits » sont des biens communs publics en soi, indispensables  pour la régénération de la vie et non pas pour la rentabilité des marchés.  Au lieu de protéger la biodiversité, ils ont promu la biopiraterie. Le hold-up de la nature, de la vie, par la finance globale spéculative peut continuer allégrement sans aucune opposition ni freins de la part des pouvoirs publics.

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(2) Pour plus de détails  cf. Riccardo Petrella, La COP15-Biodiversité et la financiarisation de la nature, Pressenza, 17.02.2023, https://www.pressenza.com/fr/2023/02/cop15-biodiversite-et-financiarisation-de-la-nature/

(3) Voir les proclamations de satisfaction du monde du business, ttps://www.reuters.com/business/sustainable-business/how-business-helped-drive-historic-agreement-nature-cop15-2022-12-2, et de la Commission européenne, « COP 15 : Historic global deal for nature and people », https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_22_7834op

L’opposition des citoyens

En 2021, l’Agora des Habitants de la Terre a lancé  une pétition/revendication sur change.org  en France et en Italie « Libérons l’eau de la Bourse ». Nous avons obtenu plus de 120.000 signatures. Les pouvoirs publics en France et en Italie n’y ont prêté aucune attention. Pas étonnant, lorsqu’on sait que en Italie  27 millions de citoyens ont voté par voie référendaire en juin 2011 contre l’introduction de la rémunération (profit) du capital investi dans le tarif  de l’eau  potable et que, malgré cela, depuis lors, tous les  gouvernements italiens, ont maintenu, voire renforcé, l’application de la tarification avec profit. De même, en 2015, 1 million 800 mille citoyens européens ont signé l’Initiative Citoyenne Européenne (ICE) demandant à l’Union d’inscrire dans les Traités de l’Union le principe du droit universel à l’eau et de l’eau en tant que bien commun public.  La Commission Européenne n’a donné aucune suite à la proposition prétextant – véritable mystification- que ses politiques respectent déjà le droit à l’eau et le traitement de l’eau en tant que bien commun.

Multiples, massives et mondiales, aussi,  les oppositions depuis 50 ans contre les dévastations de la nature et sa destruction. Le résultat majeur a été à ce jour qu’on ne fait que parler de développement durable ; on a obtenu des innombrables promesses rarement tenues de lutte  contre le réchauffement de l’atmosphère et  les émissions de CO² ; un petit « accord de Paris » ;  la création de dizaines de milliers d’organisations et associations publiques et privées en faveur du développement durable ; la tenue de centaines de grandes conférences internationales  avec la participation  au total de centaines de milliers de personne; la diffusion d’un nombre incalculable de vidéos, d’émissions TV et radio, de plans, de programmes, d’’articles, d’ouvrages, de films, … Eh bien, peu de changements structurels du système dominant ! Le dernier rapport  du GIEC  sur la survie de la vie de la Terre confirme que les portes de sortie sont désormais très étroites. Par ailleurs, il semble que la capacité et la volonté de lutte de la société civile elle-même se sont graduellement affaiblies  donnant l’impression d’une croissance de  la grande foule des résignés.

Certainement, la puissance des dominants a été telle qu’ils  ont réussi à stériliser les  mouvements d’opposition. Aujourd’hui, même la guerre globale semble inévitable.

Des nouvelles  formes de résistance, de révolte et d’action sont en cours.  Que l’on pense, à titre d’exemple, à la révolte des scientifiques (« Scientists Rebellion ») ou à l’initiative du Brésil de Lula  et d’autres pays  du « South Center » en faveur de l’arrêt de  la guerre globale en Ukraine.

En mars 2023, nous venons de lancer une autre pétition /revendication « Libérons la nature de la domination de la finance ». La réaction des citoyens est faible. La pétition a des difficultés à démarrer.  Vraisemblablement, en plus d’autres facteurs explicatifs, il s’agit de la première pétition internationale centrée sur la mise hors-la-loi du système financier actuel à l’heure où la finance  semble triompher partout comme un jeu passionnant, dû notamment aux exploits impressionnants et «  enthousiasmants » réalisés dans la gestion utilitaire de l’argent et des affaires financières  dans le vécu quotidien (smartphones, ordinateurs, mobile banking, cryptomonnaies,  intelligent finance…).

Mais il ne faut pas arrêter  l’engagement citoyen d’opposition et de résistance, de propositions alternatives. Le futur reste à écrire.