Lorsqu’on parle de virage numérique, la critique admise concerne le manque d’accessibilité aux ordinateurs, à Internet, et la perte d’accès aux services pour les personnes ayant de la difficulté à lire et à écrire. Toute autre critique est taxée de dinosaure ou de technophobe. Mais des voix dissidentes s’élèvent et dénoncent l’idéologie du progrès qui n’est pas toujours un gage de bonheur.

La numérisation des services publics s’est accélérée pendant les dernières années. Avec pour conséquence : une fracture de plus en plus évidente entre ceux et celles qui savent utiliser les ordinateurs… et les autres. Ces autres qui doivent l’apprendre coûte que coûte. Dans les groupes communautaires, des gens reçoivent des formations pour ne pas manquer le bateau.

C’est ce que font les organismes en alphabétisation au Québec. Cette fracture numérique était le thème de la semaine de l’alphabétisation partout au Québec, début avril. On pouvait lire dans le journal Progrès du Saguenay le 8 avril dernier, deux textes sur le sujet : « Les exclus du virage numérique » et « Fracture numérique : le fossé se creuse ». On y apprend qu’il y a 1,3 millions de personnes ayant des difficultés de lecture et d’écriture au Québec. Ça fait beaucoup de monde.

Le portrait de la fracture numérique a aussi été fait lors d’une étude de la Ligue des droits et libertés. Non seulement beaucoup gens ont de la difficulté à maîtriser l’univers numérique, mais l’accès à un ordinateur est aussi lié au revenu et à notre position géographique.

Dans le texte « Le capitalisme de surveillance like la fracture numérique » (source : https://liguedesdroits.ca/revue-le-capitalisme-de-surveillance), on apprend que « la cyberadmininistration creuse à elle seule un grand fossé au sein de la population. Le virage numérique du gouvernement entraîne une dépendance structurelle aux technologies Internet de communication afin d’avoir accès aux services, « causant un stress à l’obligation de ses outils. »

Davantage, l’étude souligne que plus une population a de la difficulté à utiliser ces outils, plus elle risque de se faire déjouer, surveiller, manipuler, frauder aussi. « Plus les internautes sont inexpérimenté-e-s, moins ils ou elles se prémunissent contre les tactiques de collectes de données. C’est un gain sans effort pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsolft. »

Bienvenue dans la machine

Comment résister à cette numérisation des services publics et de la société qui se présente comme inéluctable, voire indiscutable ? D’abord en mettant des mots sur les choses, en mettant des mots sur l’accélération actuelle, sur le « cyber-capitalisme » en cours. En développant un discours critique face à un « progrès » qui n’en est pas un pour tout le monde. C’est ce que font les professeurs de philosophie Éric Martin et Sébastien Mussi dans l’essai Bienvenue dans la machine Enseigner à l’ère du numérique paru chez Écosociété au début de l’année 2023. À lire absolument pour qui s’intéresse à cette question (il est disponible dans les bibliothèques de Québec).

Leur propos dépassent le monde de l’enseignement et résonnent dans la société actuelle. Les auteurs soulignent d’emblée que la seule critique acceptée est celle de la discrimination envers les personnes qui ne peuvent s’adapter au numérique. Des gens qui devront apprendre à s’adapter et qui « devront tôt ou tard entrer dans les rangs », précisent-ils.

Mais il n’y a pas que les plus démunis de la société qui ont de la difficulté. Les formulaires numériques et autres sites sont souvent des casse-têtes pour beaucoup de monde. Les plus aguerris aux machines perdent souvent patience ! Les programmes changeant constamment et demandant l’acquisition constante de nouvelles connaissances ; sans compter l’achat de nouveaux ordinateurs. Nous devons sans cesse nous adapter aux machines, comme le soulignent Martin et Mussi. Les machines ne sont pas à notre service. C’est nous qui sommes asservis.

À qui cela profite ?

D’ailleurs, à qui profite cette numérisation des services publics ? Les essayistes répondent : aux classes dominantes, aux marchands de bébelles, à l’État capitaliste, à la bureaucratie, aux manageurs, etc. L’accélération techno-capitaliste met en lumière la réalité profondément autoritaire et antidémocratique de ce système technicien. On le sait, sur cet enjeu, pourtant fondamental, la société n’est pas ouverte à la discussion, rappellent les auteurs : «…il ne reste qu’à  fermer la gueule et s’adapter », écrivent-ils. Le virage numérique de l’État québécois inquiète. Ne serait-ce que parce qu’il annonce « un technotope, un monde-machine, où il faut être connecté pour être inclus dans la socialité et pour survivre dans une vie sociale automatisée et gérée par l’intelligence artificielle », comme l’écrivent encore Martin et Mussi.

La demande de moratoire de six mois sur le développement de l’intelligence artificielle (IA) revendiquée par mille scientifiques à la fin mars et les ratés actuels du virage numérique à la SAAQ ont probablement contribué à freiner un peu les ardeurs de l’État québécois pour l’application de la reconnaissance faciale. La SAAQ, étant encore débordée par la situation, a annoncé la remise de son application. Tant mieux ! Cela donne peut-être un peu plus de temps pour élaborer et partager des points de vue critiques.

Pour Martin et Mussi, qui revendiquent un moratoire sur la numérisation de l’école et de l’enseignement, la résistance au cyber-capitalisme passe par une remise en question de l’idéologie du progrès selon laquelle toute innovation technologique serait synonyme de progrès et de bonheur. C’est déjà commencé.

Nathalie Côté

L’article original est accessible ici