La crise évolutive à venir n’est manifestement pas une crise évolutive ordinaire comme il y en a eu beaucoup dans l’histoire du système planétaire. C’est la crise totale d’un parcours évolutif de 4 milliards d’années. On peut dire que c’est une crise du caractère très critique de l’évolution précédente, une crise des crises. Il est difficile de faire des prévisions précises sur le développement futur de la civilisation, mais il y a un pronostic qui semble tout à fait inévitable : dans un avenir visible, l’effet d’accélération de magnitude constante du temps historique, exprimé en termes de séquence de transitions de phase, prendra fin, puisque nous sommes proches du point où cette vitesse devrait être formellement infinie.

L’histoire doit passer par le point de bifurcation et poursuivre sur une voie totalement nouvelle. Notre analyse phénoménologique ne nous donne aucune possibilité de prédire ce que sera ce chemin. Cette analyse prédit, non pas tant ce qui va se passer, que certaines limites aux possibilités de prédiction; elle montre ce qui ne peut pas être : il n’est pas possible que, désormais, l’accélération exponentielle de l’évolution se poursuive.

Il n’y aura plus d’effet de l’accélération du temps historique, car nous sommes très proches du point où cette vitesse devient formellement infinie. Maintenant, inévitablement, le caractère de l’évolution de l’humanité doit changer profondément, l’histoire doit franchir le point de la Singularité et avancer sur une voie entièrement nouvelle. Pour la civilisation humaine, le moment de vérité est arrivé : ce que sera ce nouveau cours dépendra entièrement de notre comportement.

[…] Cela rend le mécanisme de dépassement de cette crise de la singularité sensiblement différent des crises civilisationnelles précédentes. Dans ces dernières l’évolution a toujours eu la possibilité de sacrifier les sous-systèmes insuffisamment flexibles de la civilisation et, profitant du surplus de diversité, de transférer la guidance aux sous-systèmes plus progressifs. On peut affirmer qu’en atteignant le point de poly furcation, le niveau de sélection passe de l’intra planétaire au galactique, et à partir de ce moment, la compétition de la Terre avec les autres civilisations cosmiques commence. Nous ne parlons pas ici de rencontres directes entre civilisations, mais le milieu culturel galactique futur (ou peut-être déjà existant ?) (si une telle chose est possible en général) sera façonné par les civilisations cosmiques qui ont réussi à surmonter le point de singularité. [1]

Akop Nazaretian analyse trois scénarios possibles : un scénario descendant, qui serait le scénario normal, et deux autres : un scénario horizontal et un scénario ascendant.

Les états quasi-stables vers lesquels le système instable peut tendre sont appelés attracteurs.

Trois outils mutuellement complémentaires ont été utilisés pour analyser les attracteurs du développement à venir des événements et les conditions dont peut dépendre la transition de la civilisation planétaire vers l’un ou l’autre attracteur.

Tout d’abord, le modèle de l’histoire de l’Univers (méga histoire), qui couvre la distance rétrospective maximale réalisable aujourd’hui : de la formation des noyaux atomiques, des galaxies et des étoiles jusqu’ à la civilisation post-industrielle.

Deuxièmement, la méthode synergique (la théorie de la complexité), qui permet une vision interdisciplinaire de l’objet d’étude et aide à révéler le mécanisme complexe de l’intensification et de la résolution des crises dans les différentes étapes de l’évolution universelle.

Troisièmement, la psychologie évolutionniste, qui démontre comment le rôle de la réalité subjective (les « facteurs mentaux ») dans les relations causales du monde matériel n’a cessé de croître. [2]

Dans le cas de la dégradation, nous parlons de changements dans la direction de l’attracteur simple, tandis que les attracteurs éloignés de l’état d’équilibre… sont appelés attracteurs étranges. [3]

Parmi les attracteurs étranges, nous distinguons les attracteurs horizontaux : états à un niveau de non-équilibre proportionnel à celui de l’environnement ; et les attracteurs verticaux ascendants : à un niveau de non-équilibre plus élevé.

Atractor simple

Le deuxième principe de la thermodynamique proclame que tous les processus physiques s’accompagnent d’une croissance de l’entropie. En avançant dans le passé, nous trouverons de plus en plus d’organisation dans le monde, jusqu’à atteindre l’origine où la matière et l’énergie ont l’organisation maximale possible.

Il a donc été conclu que le développement progressif est illusoire, car il contredit les lois de la nature.

L’interprétation télique (inhérente à l’absolu) des concepts synergétiques a conduit à des analogies superficielles telles que : la chute d’une pierre par l’action de la gravité, ou le mouvement des masses d’air dans la direction d’une pression atmosphérique plus faible.

Cela correspond à la théorie de la dégénérescence qui signifie que les problèmes de cette planète – tous ensemble ou l’un d’entre eux soudainement – finiront par dépasser la capacité de résolution et une situation d’effondrement du système planétaire global se produira.

Vue de Sendai, inondée après le séisme de Fukushima et le tsunami qui a suivi, 2011

Attracteurs étranges

La mégahistoire utilise des expressions telles que : crise endo-exogène, épuisement de la croissance linéaire de l’activité anti-entropique ou phase de polyfurcation, pour se référer à ce point, où le système doit se libérer des conditions obsolètes dans lesquelles il se trouve.

Deux attracteurs étranges apparaissent à ce point : l’horizontal et le vertical ascendant.

La crise des missiles cubains. 1962.

Les deux hommes d’âge mûr, l’expansif italo-américain de l’Ohio et le flegmatique natif de Moscou, étaient des garçons pratiques. (N.d.T.: les deux hommes étaient le président américain  John F. Kennedy et le Premier soviétique Nikita Khrouchtchev). Assis à la table du restaurant, ils n’ont pas philosophé sur l’amitié entre les peuples, mais avec empressement et opportunément, ILS ONT SAUVÉ LA CIVILISATION DE LA PLANÈTE TERRE. Ils ont discuté de compromis mutuels qui empêcheraient l’invasion des troupes américaines à Cuba (où quarante mille soldats soviétiques étaient stationnés et où l’assemblage de 42 missiles à tête nucléaire était pratiquement terminé), l’occupation consécutive de Berlin-Ouest (contrôlée par les troupes américaines, britanniques et françaises) par les chars soviétiques et, dès lors, l’escalade inévitable de la troisième guerre mondiale (« froide ») vers sa phase chaude. Au cours de ces semaines cruciales, la continuité de la civilisation humaine a dépendu des efforts non dissimulés de quelques dizaines (au maximum quelques centaines) de personnes des deux côtés de l’océan, prises au piège des événements. Je n’ai pas été en mesure de trouver un autre cas dans l’histoire où le sort de l’humanité a été résolu en si peu de temps (13 jours et nuits !). Akop Nazaretian. Futur non linéaire.

… au cours de deux millions et demi d’années, le genre Homo a plus d’une fois été au bord de l’autodestruction – ce que les habitants de la gorge d’Olduvai ont failli faire – ou a été confronté à un tel épuisement des ressources disponibles que la poursuite de son existence était problématique. De nombreuses tribus et oasis sociales ont été victimes de leur activité à courte vue. La raison pour laquelle toutes ces catastrophes ne se sont pas soldées jusqu’à présent par un suicide à l’échelle mondiale est un véritable mystère ; et tant qu’il n’est pas résolu, il est prématuré de discuter de l’avenir de la civilisation mondiale. [4]

Attracteur horizontal

Sous cette tendance, une stagnation évolutive sans précédent se manifeste.

Un attracteur étrange horizontal, à son tour, implique l’inclusion de certains mécanismes de stabilisation (« suspension », « gel » ?) à un niveau synergétique suffisamment élevé et dans une perspective à long terme ; en un sens, c’est aussi la « fin de l’histoire », puisque, en cessant progressivement de se développer, le porteur d’intelligence limite sa capacité à contrôler les processus à grande échelle et devient prisonnier des tendances naturelles au vieillissement du biote, de la Terre, du Soleil, etc. [5]

Dans un monde où le virtuel remplace le monde tangible, l’interaction avec le monde perceptif se perd progressivement. Ce qui compte vraiment se trouve dans les nuages. Le concept de ce qui est considéré comme réel est en train de changer.

La possibilité du vecteur horizontal comme résultat ne semble pas se prolonger indéfiniment dans le temps. Nazaretián l’a considéré comme instable, tandis que A. Korotaiev ou R. Kurzweil et A. Panov jusqu’à un certain point sont favorables à cette issue face à la Singularité (ou à l’étape post-singularité).

… il n’y a aucune raison, après Kurzweil, de s’attendre à une accélération sans précédent (de plusieurs ordres de grandeur) des taux de développement technologique. Il y a d’autant plus de raisons d’interpréter ce point comme l’indication d’un point d’inflexion après lequel le rythme de l’évolution mondiale commencera à montrer un ralentissement systématique à long terme. [6]

Alexander Panov est enclin à penser que la courbe reflétant la trajectoire de l’évolution planétaire prendra une forme logistique, c’est-à-dire qu’à mesure qu’elle s’approchera de la singularité calculée, la ligne deviendra doucement horizontale. […] On a tacitement supposé que, d’ici le milieu du siècle, les progrès de la science et des technologies fondées sur la science permettront de résoudre les problèmes mondiaux sans les coûts qui, précédemment dans l’histoire, accompagnaient invariablement la résolution des crises. En conséquence, la civilisation entrera dans une phase d’autorégulation soutenue et à long terme [Panov 2007, 2009]. [7]

Attracteur vertical (vers le haut)

En réalité, cette tendance n’est pas si étrange, elle s’est manifestée à de nombreuses reprises au cours du processus d’évolution. En fait, on peut se demander si elle n’est pas toujours à l’œuvre. Là où la thermodynamique simple voit le chaos ou la stagnation, la mégahistoire observe un processus de croissance. A chaque transition de phase, l’attracteur ascendant apparaît, sinon la crise aurait signifié la fin du processus évolutif ou le maintien du système en question dans un état cristallisé.

Crédit image: Earth_History_Timeline_Prentice_Hall_2005.png (1573×1194) (wp.com)

Chaisson (2001) a qualifié le troisième attracteur de flèche cosmologique du temps.

Les données accumulées sur certains épisodes cruciaux correspondent exactement au scénario des crises endo-exogènes. Comme suite à une partition synergique a été « réalisée », par exemple, la transition du Protérozoïque inférieur au Protérozoïque supérieur (révolution néoprotérozoïque) il y a plus de 1,5 milliard d’années. Nous l’avons évoquée en discutant la loi du dysfonctionnement différé et la règle de la variété redondante. [8]

En comparant les calculs probabilistes de la Singularité avec le schéma développé par Silo, la civilisation actuelle se trouve à la limite de la fin de la deuxième période de l’évolution de la vie sur la planète, ou, alternativement, au seuil de la troisième période.

L’intérêt d’un nouveau regard est celui d’un élargissement de la conscience, capable de sortir du système des déterminismes donnés à une échelle plus réduite.

L’enjeu va au-delà de la connaissance de certaines dates; il s’agit aussi d’entraîner le regard à présenter en même temps la situation actuelle de pré-singularité. Cela renvoie à la supra-conscience qui doit déjà fonctionner à un certain niveau.

Il est possible que se déroule sur la planète un acte commencé en quête de sens, un acte qui tend à compenser la Singularité. Nous analyserons cette hypothèse dans la troisième partie.

 

Notes

[1] Alexander Panov. Point de bifurcation évolutif. Institut d’astronomie – Université de Moscou Lomonosov, 1991.

[2] Akop Nazaretián. Futuro No-lineal. Suma Qamaña Ed. Buenos Aires, 2005. P. 41

[3] Vladimir Arnold, auteur de la théorie mathématique des catastrophes. Cité dans Futuro No-Lineal (Futur non linéaire).

[4] Akop Nazaretián. Futuro No-lineal. Ed. Suma Qamaña. Buenos Aires, 2005. P. 31

[5] Ibid. p. 303.

[6] A. Korotayev. Dans l’étude The 21st Century Singularity and its Big History Implications : A re-analysis (La singularité du 21e siècle et ses implications pour la grande histoire: une réanalyse) (www.researchgate.net), Korotayev expose ses postulats avec de nombreux supports mathématiques, en consonance avec Kurzweil mais éloigné de la vision synergétique et de la psychologie évolutionniste de Nazaretián.

[7] Akop Nazaretián. Futuro No-lineal. Ed. Suma Qamaña. Buenos Aires, 2005. P. 332. et note 3 à la p. 389.

[8] Ibid. p. 252.

 

Voir aussi

Partie 1. Singularité : Principes fondamentaux 
Partie 2. Atracteurs et scénarios
Partie 3. Singularité : Représentation
Partie 4. Singularité : un saut évolutif  ?

 

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Traduit de l’espagnol par Evelyn Tischer