Le productivisme nous presse de produire et de travailler toujours plus, sans souci du gaspillage écologique ni du mal-être. Et il semble indétrônable : la valorisation du travail et le contrôle social remontent à loin, explique la philosophe Céline Marty.

Par Catherine Marin (*) pour Reporterre

Reporterre — Le productivisme commence-t-il avec les temps modernes, comme Charlot nous le montre dans son film de 1936 ?

Céline Marty — Non. En tant qu’idéologie consistant à valoriser l’augmentation de la production, le productivisme existait bien avant les engrenages asservissants que Charlie Chaplin moque dans Les Temps modernes. Dès le XIVe siècle, racontent Les Rythmes du labeur, une enquête sur le temps de travail en Europe occidentale du XIVe au XIXe siècle, il y avait une forme de productivisme dans les petites unités de production, par exemple dans les ateliers à domicile comme ceux du textile. En raison de la concurrence, il était courant que les ouvriers travaillent le dimanche ou des jours de fête.

Ce qui est nouveau avec le machinisme au XIXe siècle, c’est qu’il a dépossédé l’ouvrier des moyens de production. Auparavant, malgré la pression des contremaîtres sur les délais, l’ouvrier avait le pouvoir d’actionner ses outils de travail. Désormais, il devait s’adapter à une machine qui ne s’arrête jamais, et que le train du progrès et la concurrence libérale entre nations survalorisaient. Ce phénomène s’est accentué au début du XXe siècle avec le travail à la chaîne, puis la société capitaliste consumériste, qui développe de multiples artifices pour renouveler en permanence les actes d’achat : propagande publicitaire, obsolescence programmée, etc.

Derrière cette valorisation de la production, il y a aussi, selon vous, la volonté de faire du travail un outil de contrôle social.

C’est une thèse peu connue, sur laquelle j’insiste. Derrière l’impératif économique, il y a depuis longtemps un discours moral de la part des autorités, ecclésiastiques et politiques, pour imposer l’idée que les pauvres doivent gagner leur salut en travaillant beaucoup. Car le temps libre, pour eux, ce serait forcément du temps de débauche, d’ivresse, etc. En 1547, en Angleterre par exemple, une ordonnance royale forçait les vagabonds au travail, en les qualifiant de « membres inutiles de la communauté et plutôt [personnes] ennemies de la chose publique », pour ne pas donner le mauvais exemple.

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Pourquoi cette peur de l’inactif ?

La peur de l’inactif, c’est la peur de l’incontrôlé. Il s’agit pour les pouvoirs de réfréner toute pensée ou occupation mauvaise qui naîtrait de l’oisiveté. Louis XIV a créé les Hôpitaux généraux pour mettre les pauvres au travail et « sauver leur âme », selon les termes officiels, dès 1656, après la Fronde [1]. Plus tard, il y eut la condamnation aux galères, au bagne et l’envoi dans les colonies, pour punir tous ceux qui menaçaient l’ordre social, aussi bien les vagabonds que les « rebelles politiques » comme les communards [2].

La discipline par le travail, c’est une façon morale de répondre au problème politique des inégalités : parce que si les pauvres ont faim, c’est en raison d’une inégale répartition des ressources, bien sûr, et non de leur paresse. En quelque sorte, le politique se cache derrière la morale pour déjouer toute critique politique de la question du travail.

Quelles questions le politique veut-il évincer en faisant la morale ?

Le politique moralise le thème du travail pour faire écran aux problèmes réels que pose son organisation : que produisons-nous, comment (avec quelles conséquences sanitaires, écologiques, par exemple), pourquoi (tous les biens produits sont-ils nécessaires ?) et comment répartissons-nous le travail et ses fruits ?

Encore aujourd’hui, avec M. Macron, toute question relative à l’organisation et aux conditions de travail est rabattue sur une question morale. Plus de 450 000 personnes ont quitté le secteur de l’hôtellerie-restauration pendant la pandémie de Covid-19. Pourquoi ? Dans son discours du 9 novembre dernier, plutôt que d’interroger le sens de ce mouvement inédit, le président avançait la carte de la coercition, en rappelant que le gouvernement a déjà restreint l’accès aux indemnités chômage et qu’il s’apprête à suspendre les allocations des chômeurs qui refuseraient les emplois qu’on leur présente, même s’ils n’ont ni qualification ni dispositions pour l’assumer. C’est un chantage, parce que les allocations, ce n’est pas un « cadeau », c’est le résultat de cotisations mensuelles et d’impôts.

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Est-ce une nouvelle forme de culpabilisation des pauvres pour ne pas remettre en question l’organisation du travail ?

Tout à fait. Cette question des chômeurs et des travailleurs pauvres est une question éminemment politique. Le dernier film du documentariste Gilles Perret et du journaliste et député François Ruffin, Debout les femmes !, le montre bien. Il serait tout à fait possible d’améliorer la vie des « travailleuses du soin », par exemple, qui ont une amplitude de travail bien supérieure à la durée légale du travail pour un revenu d’environ 700 euros par mois ! La mairie de Dieppe, en Seine-Maritime, l’a fait, en fonctionnarisant les aides-soignantes. Alors, qu’est-ce qui empêche le gouvernement de créer un véritable contrat avec un salaire décent pour ces personnes ? Rien, si ce n’est que ne pas le faire est une façon de naturaliser et de normaliser l’organisation inégalitaire du travail, dans la droite ligne de la culpabilisation des pauvres sous Louis XIV : « Vous êtes responsables de ce qui vous arrive, vous devez vous débrouiller pour travailler plus, et gagner plus ! »

Au XIXe siècle, des mesures particulièrement coercitives ont été instaurées pour mettre les ouvriers au pas…

Lors de la révolution industrielle, les conditions de travail en usine étaient si difficiles que la plupart des ouvriers, des miséreux ou d’anciens paysans, résistaient à la prolétarisation en refusant d’aller tous les jours à l’usine et en s’organisant pour œuvrer aux champs. Pour déjouer ces résistances, de multiples techniques ont été développées : en Angleterre, par exemple, des investisseurs achetaient les droits fonciers de grandes étendues de territoire autour des mines pour forcer les villageois à y travailler, sous peine de perdre leurs maisons en cas de refus.

En France, le livret ouvrier a servi dès 1803 à contrôler les déplacements de la main-d’œuvre, pour prémunir le maître contre les « mauvais » comportements des ouvriers (y étaient notamment consignées leurs dettes vis-à-vis de leurs patrons) et le débauchage par la concurrence. En 1910, pour imposer la norme du temps plein profitable à l’organisation du travail industriel, l’économiste britannique William Beveridge finit par conseiller aux bureaux de placement d’empêcher l’accès des usines aux ouvriers qui n’acceptaient pas de travailler à temps plein, alors que le travail intermittent des ouvriers, quelques jours par semaine, restait courant.

« Au XIXe siècle, la discipline au travail s’organisait selon des techniques de contrôle »

Parallèlement, la discipline au travail s’organisait selon des techniques de contrôle : au XIXe siècle, le philosophe libéral Jeremy Bentham préconisa le panoptique, système centralisé de surveillance qui ne permet pas aux travailleurs de savoir s’ils sont effectivement observés, ce qui les incite à se tenir en permanence à carreau. L’instruction elle-même était perçue comme un moyen d’enseigner la discipline horaire et l’effort aux enfants d’ouvriers. Le clerc William Temple, en Angleterre, conseillait même de les envoyer à l’usine dès l’âge de 4 ans pour qu’ils s’habituent à l’emploi industriel !

Les femmes au XIXe siècle étaient-elles aussi les victimes de cette mise au pas ?

Les femmes ont travaillé à l’usine jusqu’au milieu du XIXe siècle, mais en ont été progressivement expulsées, à l’incitation des gouvernements masculins, pour s’occuper de leur mari à la fin de leur labeur — car les bas salaires et les longues journées de travail ne favorisaient ni les bons travailleurs ni les bons soldats… Des campagnes idéologiques promeuvaient alors la maternité et l’amour, dans un but de domination sociale.

Femmes travaillant à l’Arsenal Saint-Malo entre 1940 et 1945. Wikimedia Commons/CC0/Photographe inconnu, Fonds Commissariat de l’industrie, Archives de la Ville de Québec, cote M004-N021555

Il y a aussi une sorte de chantage à la sécurité ?

Oui, car la première sécurité sociale de l’ouvrier, une protection très faible par rapport à la maladie et à la retraite qui s’est progressivement instauré au début du XXe siècle, dépendait d’abord de son entreprise, qui choisissait, ou pas, de la mettre en place, puis de son maintien dans un emploi continu à temps plein. Elle plaçait donc l’ouvrier dans un fort lien de dépendance.

Tout ceci a fait dire au philosophe Friedrich Nietzsche à la fin du XIXe siècle, dans « Aurore », que « le travail est la meilleure des polices ».

Dans ce livre d’aphorismes, le philosophe exalte la force vitale, le sentiment de puissance individuelle qui naît de la réalisation de soi. A contrario, le « travail », c’est-à-dire l’activité aliénée à la nécessité de gagner sa vie, lui apparaît comme une discipline politique de toute la population laborieuse, car il subtilise son énergie pour la soumettre à des activités médiocres, éloignées en tout cas des grands projets qu’elle pourrait avoir. Je trouve que cette formule, « le travail est la meilleure des polices », sonne juste dans la mesure où le travail nous met dans un moule (de normes sociales, d’horaires, etc.) et empêche toute existence en dehors.

La question du travail pose celle de la liberté. Dans quelle mesure les êtres humains peuvent-ils exercer cette liberté s’ils sont contraints de « gagner leur vie » ?

Le théoricien de l’écologie politique André Gorz disait qu’il aurait aimé être toute sa vie un journaliste à la retraite pour pouvoir écrire ce qu’il avait réellement envie d’écrire — il fut journaliste de 1964 à 1982 au Nouvel Observateur. Pour lui, le temps libre, ce n’était pas l’oisiveté, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire tout le temps, mais la possibilité de se réaliser, de s’impliquer dans la société selon ses qualités et convictions propres, indépendamment des besoins du marché économique. Ce philosophe de formation nous permet de comprendre que c’est en repensant la production selon une « norme du suffisant » que nous parviendrons à refonder une organisation sociale plus écologique et plus conviviale. Ce serait possible aujourd’hui du fait des gains de productivité obtenus avec les développements techniques.

« Sortir de l’emprise productiviste, ce serait inventer un modèle alternatif qui démocratise en profondeur le travail »

Mais cette possibilité demeure difficilement audible, du fait de tous les discours qui prônent l’épanouissement au travail. Après Mai-68, et sa critique virulente — « Ne perdez pas votre vie à la gagner », disaient des inscriptions sur les murs —, le management capitaliste s’est démené pour nous faire croire que le travail, c’était génial, c’était l’endroit où on se dépassait, où on se réalisait. Son but est bien sûr toujours de maintenir la centralité du travail dans la société. Et aujourd’hui, alors que la mise en danger des écosystèmes nous presse de questionner le productivisme et le gaspillage insensé des ressources qu’il poursuit au nom de la croissance, on va verdir le travail, vouloir lui redonner du sens. Avant de lui rendre du sens, il faudrait déjà interroger sa nécessité : le marketing, la publicité sont-ils des activités essentielles ? Y a-t-il besoin d’autant d’hypermarchés pour encourager la surconsommation ?

Comment sortir de l’emprise productiviste, alors ?

Individuellement, les gens se rendent bien compte que cette pression à faire toujours plus leur fait du mal, que l’organisation du travail est maltraitante, avec ses burn out, ses suicides, et ce sans raison valable, puisque les objets produits sont souvent de qualité médiocre. Mais comment corréler ces ressentis quotidiens avec un projet politique quand on ne cesse de vous demander de faire « plus » ? Que vous baignez dans un sentiment généralisé de compétition ? Et que l’on vous répète à longueur de journée que plein emploi et croissance du PIB (produit intérieur brut), donc productivité, sont indissociables ?

On nous a fait croire que « le plus », c’est toujours « le mieux ». Il nous faut maintenant réfléchir à comment décorréler les deux. C’est toute une culture à détricoter. Il me semble notamment urgent de se défaire d’une valorisation absolue du travail, qui empêche de questionner son contenu et ses conditions de réalisation. L’écologie n’attend que ça. Une véritable transition écologique impliquerait de s’interroger sur la nécessité de ce qu’on produit et comment — avec quelles conséquences pour la terre, l’air, le vivant en général, dont les animaux — et quelle production de déchets.

Ce faisant, l’écologie interpelle les citoyens-travailleurs que nous sommes sur une chose fondamentale : une des plus importantes victoires du capitalisme productiviste aura été de nous déposséder de tout droit de regard sur la production. Sortir de l’emprise productiviste, ce serait donc inventer un modèle alternatif qui démocratise en profondeur le travail. L’histoire nous a laissé de précieux contre-modèles, avec les conseils ouvriers et l’autogestion.

(*) L’auteure

Céline Marty est enseignante-chercheuse en philosophie, spécialiste de l’œuvre d’André Gorz. Son premier livre, paru en octobre 2021 chez Dunod, s’intitule Travailler moins pour vivre mieux.

L’article original est accessible ici