Le livre Démilitariser la France, plaidoyer pour un pays acteur de la paix[1] que je viens de publier est sorti de l’imprimerie le jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie… Une coïncidence fâcheuse diront certains, opportune diront d’autres… La guerre revient en Europe, c’est donc bien l’occasion de se pencher sur nos choix militaires et stratégiques et de s’interroger sur la capacité de la France à être un véritable acteur de la paix. Notre conviction, c’est que la France, aujourd’hui et depuis des décennies, ne contribue en rien à la paix dans le monde, mais participe à son instabilité.

Si la guerre en Ukraine perturbe la campagne présidentielle, il est un fait qu’elle ne perturbe pas trop un élément structurant de notre société, à savoir que la France demeure un pays particulièrement militarisé. J’ai bien dit « militarisé », et non pas « militariste ». Selon l’IEP (l’Institute for Economics and Peace), la France faire partie des cinq pays les plus militarisés au monde, derrière les Etats-Unis, la Corée du Nord, la Russie et Israël. Pour effectuer cette mesure l’IEP utilise sept critères : les dépenses militaires en pourcentage du PIB, le nombre d’individus membres des forces armées pour 100 000 habitants, le volume d’armes conventionnelles importées, mais aussi exportées pour 100 000 habitants, la contribution financière aux missions de maintien de la paix des Nations unies, les capacités en armes lourdes et nucléaires et, enfin, la facilité d’accès aux armes légères et de petits calibres. Au-delà de ces statistiques partielles, il convient de prendre en compte d’autres éléments qui structurent la militarisation de notre pays.

La Ve République, dès son début, a accentué la militarisation de notre pays. Les premières lois de programmation militaire ont permis la mise en oeuvre de programmes d’armement toujours plus sophistiqués et coûteux. La dissuasion nucléaire, entretenue et modernisée par des essais nucléaires qui ont eu de graves conséquences sanitaires et environnementales dans le Pacifique et au Sahara, s’est développée, engloutissant des dizaines et des centaines de milliards de francs, puis d’euros. L’industrie de défense a été soutenue comme jamais auparavant. Les ventes d’armes de la France ont explosé, notamment après 1981 et notre pays est devenu le troisième marchand d’armes au monde. La France vend des armes à des pays qui ne respectent pas les droits de l’homme, et ces armes sont utilisées contre les populations civiles comme en Egypte ou au Yémen.

Selon Claude Serfati, la place de l’institution militaire en France est « sans équivalent dans aucune autre démocratie » et « n’a cessé de se renforcer au cours des dernières décennies »[2]. Ce poids de l’armée dans la vie politique se fait particulièrement sentir dans les priorités de la politique extérieure de la France avec un nombre toujours plus important d’interventions militaires, surtout en Afrique. La dernière au Mali a lamentablement échoué, avec plusieurs dizaines de soldats morts pour rien. Sur le plan économique, le poids du complexe militaro-industriel, un des piliers économique de la Ve République, n’a cessé de se renforcer avec une industrie de défense qui tient en otage la classe politique dans les choix des grands programmes technologiques, stratégiques et militaires. Sur le plan de la sécurité intérieure, le rôle de l’armée, ces dernières années, est allé crescendo, notamment avec l’instauration de l’état d’urgence, mais également avec la militarisation des forces de l’ordre qui font usage d’armes de guerre contre les manifestants.

Sur le plan symbolique, les présidents de la République ne sont jamais en reste pour souligner leur attachement aux valeurs militaires. On l’a oublié, mais le président « jupitérien » Emmanuel Macron, le jour de son investiture, remonte les Champs-Élysées, dans un véhicule militaire, un camion tout-terrain ouvert conduit par un gendarme… C’est une première ! À son bord, le président de la République est accompagné du chef d’état-major des armées. Le convoi est précédé des chevaux de la Garde républicaine. Quand on ne veut pas être un président « normal », on doit montrer qu’on est un président « fort », ce qui signifie de reprendre à son compte toute la symbolique militaire…

La militarisation des esprits est d’ailleurs une constante en France, avec nos livres d’histoire où le récit national met en avant les guerres et les conquêtes de la France, où les héros guerriers tiennent encore une grande place. Elle se prolonge par la valorisation des valeurs militaires, tout particulièrement avec l’obscène défilé national du 14 juillet sur les Champs-Elysées et de nombreuses commémorations nationales où l’armée et son idéologie sont omniprésentes, sans oublier notre hymne national qui n’a rien de pacifique ! Elle trouve aussi une application très concrète dans les accords passés entre l’Education nationale et l’Armée pour promouvoir « l’esprit de défense » auprès des élèves. Le service militaire a certes été suspendu, mais aujourd’hui le Service national universel entend inculquer aux jeunes générations des valeurs proches de celles de l’armée. Enfin, la militarisation des forces de police qui usent d’armes de guerre est un autre signe inquiétant de cette tendance forte à la militarisation de notre société.

Penser la démilitarisation de la France, c’est s’interroger sur notre histoire et notre mémoire guerrière et sélective, c’est mettre au jour et déconsidérer les symboles militaristes qui nous entourent et qui assurent une propagande en faveur des choix militaires et guerriers de la France, c’est contester notre politique de défense, le complexe militaro-industriel, les ventes d’armes et la dissuasion nucléaire qui déshonorent les valeurs fondatrices de la République, c’est ouvrir les yeux sur la militarisation croissante de notre société et l’embrigadement des esprits. Tous ces choix militaristes contestables sont généralement réalisés dans la plus grande opacité, avec très peu de transparence, et surtout sans aucun débat public ou parlementaire.

Dans mon ouvrage, je formule et développe plus de 20 propositions pour démilitariser la France, c’est-à-dire pour que notre pays agisse pour la paix en étant cohérent avec les valeurs de fraternité et de respect des droits de l’homme qu’elle est censée incarner. Un programme quasi présidentiel, mais qu’aucun candidat de 2022 ne reprendra à son compte ! En agissant comme elle fait, en cumulant autant de facteurs de militarisation, la France tourne le dos aux valeurs essentielles qu’elle prétend encore défendre : la liberté, la fraternité, les droits de l’homme et la paix. Il appartient aux citoyens de se réapproprier ces questions trop souvent confinées dans des cercles de spécialistes. L’actualité nous oblige ainsi à faire oeuvre de pédagogie, de réflexion et d’action pour que la France soit au rendez-vous de la construction de la paix dans le monde.

20 propositions pour démilitariser la France :

1. Valoriser davantage les personnages qui, sans armes, ont fait l’histoire, tout particulièrement dans les manuels d’éducation civique et d’histoire. Réduire, dans les programmes scolaires, la part consacrée aux guerres et aux « héros » militaires.

2. Honorer les objecteurs de conscience au service militaire et les réfractaires à la guerre. Reconnaître leur contribution exemplaire à la défense de la paix.

3. Réhabiliter tous « les fusillés pour l’exemple » de la Première guerre mondiale. Inscrire leurs noms sur les monuments aux morts parmi les victimes militaires avec la mention « Morts par la France ».

4. Civiliser les commémorations nationales, réduire la part dédiée à l’armée. Faire connaître les monuments aux morts dits « pacifistes ». En construire d’autres sur la base de propositions citoyennes et d’établissement scolaires.

5. Investir dans l’éducation à la paix et à la non-violence dès l’école.

6. Supprimer le défilé militaire du 14 juillet. Le remplacer par un « défilé » citoyen dans le cadre d’une fête nationale toute entière tournée vers la fraternité et la paix entre les peuples.

7. Abandonner La Marseillaise comme hymne national. Adopter de nouvelles paroles pour un hymne pacifié conforme à nos valeurs universelles.

8. Promouvoir les symboles pacifiques. Débaptiser les rues et places qui rendent hommage aux personnalités guerrières ou colonialistes. Valoriser les héros de la non-violence, comme le général Jacques de Bollardière.

9. Réduire les dépenses militaires et réaffecter les investissements vers les services publics, l’éducation, la santé et la transition écologique.

10. Stopper les ventes d’armes, fermer le salon de l’armement EuroSatory, démanteler le complexe militaro-industriel, engager un processus de reconversion des industries d’armement.

11. Renoncer aux interventions militaires extérieures. Défendre la paix et la justice dans le monde par des initiatives diplomatiques appropriées, le soutien aux sociétés civiles en lutte contre les groupes terroristes ou les dictatures, des aides ciblées au développement économique des pays pauvres.

12. Libérer la France des armes nucléaires, signer le Traité international d’interdiction des armes nucléaires, se prononcer clairement pour le désarmement nucléaire unilatéral de la France.

13. Refuser de participer à la militarisation de l’espace.

14. Sortir de la culture du secret concernant toutes les affaires de défense, mettre en place des mécanismes de contrôle démocratique et de transparence.

15. Investir dans les stratégies civiles de défense et d’intervention civile de paix. Soutenir les formations organisées par les associations et les institutions pour la résolution non-violence des conflits.

16. Abroger les accords Défense-Education, interdire à l’armée de pénétrer dans les établissements scolaires. Favoriser l’éducation à la citoyenneté en dehors de tout cadre militaire.

17. Supprimer le Service national universel (SNU). Lui préférer, sur la base du volontariat, un service civil permettant à tout jeune de s’investir dans une association ou une institution de son choix.

18. Démilitariser la police et la gendarmerie. Interdire la possession et l’usage d’ armes de guerre par les forces de l’ordre. Investir dans la formation des policiers aux méthodes de médiation et de résolution pacifique des conflits.

19. Organiser un puissant mouvement citoyen de résistance à la militarisation en fédérant l’ensemble des luttes partielles actuelles et en les amplifiant.

20. Démilitariser les esprits en organisant de nombreux débats au sein de la société civile afin de permettre aux citoyens de s’approprier toutes ces questions et d’agir en conséquence.

Ces propositions développées dans cet ouvrage ne sont bien sûr pas exhaustives. Toute contribution est la bienvenue…

1 Alain Refalo, Démilitariser la France, plaidoyer pour un pays acteur de la paix, Chronique Sociale, 2022.

2 Claude Serfati, Le Militaire : une histoire française, Éditions Amsterdam, 2017.

L’article original est accessible ici