ENTRETIEN

Après avoir lu la nouvelle « Life Sentence » dans le magazine Lightspeed, j’ai décidé de la sauvegarder dans mes collections de nouvelles que je devrais relire. C’était en 2019, et Matthew Baker était dans mon radar.

Il y a deux semaines, j’ai eu l’occasion de revoir cette histoire parce que je l’avais donnée à mes élèves comme exemple d’une histoire racontée au présent.

Je ne pense pas que l’histoire puisse être racontée au passé car le personnage principal, Washington, a été privé de tous ses souvenirs en guise de punition. Nous, les lecteurs, avons rejoint Washington dans sa quête « du présent » pour une nouvelle vie, de nouveaux souvenirs auxquels il puisse se raccrocher.

J’ai également décidé de contacter l’écrivain, Matthew Baker, pour parler de cette nouvelle.

Matthew, merci de m’avoir accordé cette interview.

JS/ Dans un entretien avec Gordon B. White, vous avez parlé de l’inspiration de l’histoire :  » Je vivais en Irlande – et je venais de visiter le musée de Kilmainham Gaol, une magnifique ancienne prison construite au XVIIIe siècle – lorsqu’une idée m’est finalement venue.

Dans mon carnet, j’ai jeté cette note : « une société où, au lieu d’être emprisonnés, les criminels voient leur mémoire, effacée, pour les crimes mineurs, une année ou deux récentes, et pour les crimes majeurs, toute leur vie, et ils doivent alors recommencer… »

Mais je voudrais vous demander si votre histoire est née comme réaction face au système de justice pénale ou comme une exploration de la tension entre le souvenir et l’oubli.

MB/Ma première motivation était d’écrire sur le système de justice pénale. Cela faisait des années que je voulais trouver un moyen d’écrire une histoire sur le système de justice pénale – pour exprimer certaines idées sur ce thème, dans ce pays. Cela dit, j’ai été enthousiasmé lorsque j’ai réalisé que le principe de l’histoire me donnerait également l’occasion d’explorer la relation entre la mémoire et l’identité, un sujet qui m’a toujours captivé.

JS/En lisant l’histoire, j’ai pensé aux personnes qui avaient purgé leur peine en prison et étaient rentrées chez elles.

J’ai pensé à moi, qui vivait en exil depuis plus de vingt ans. Je crois que nous avons perdu une vie entière.

Nos familles ont aussi perdu une vie entière. Avez-vous envisagé d’avoir cet effet sur vos lecteurs ?

MB/ Pour être honnête, je n’avais pas pensé aux exilés en travaillant sur l’histoire. Je n’avais pas pensé aux émigrants, aux immigrants ou aux réfugiés, à la vie perdue lorsqu’on quitte sa patrie.

Ce n’est peut-être pas une coïncidence si les prémisses de cette histoire me sont venus à l’esprit alors que je vivais en Irlande. Je vivais dans un pays où je ne connaissais personne. Je n’y avais pas d’histoire. Je n’y avais aucun souvenir. Je m’y suis installé avec un sac à dos et les vêtements que j’avais sur moi, rien de plus.

JS/ Je pense que l’histoire est fondamentalement injuste. Washington est condamné à oublier toute sa vie, mais la société se souvient toujours.

L’histoire parle-t-elle aussi du droit à l’oubli dans un sens plus large ? 

Serait-il possible pour une société de pardonner et d’oublier un individu qui a commis un crime ?

MB/ Ayant grandi avec Internet, je suis fasciné par la question de savoir si une personne a le droit d’être oubliée, en particulier dans les cas d’infocide, comme celui de _why en 2009.

_why a supprimé tous ses comptes sociaux et tous ses sites personnels dans une tentative délibérée de disparition, et pourtant il y a encore des traces de _why partout sur Internet, y compris une page Wikipédia.

_why ne sera jamais oublié, du moins pas par le web.

Je n’avais pas envisagé « Life Sentence » sous cet angle, mais c’est une question qui me trotte dans la tête – si ce n’est consciemment, c’est inconsciemment.

JS/Une société doit-elle oublier ses crimes passés ? Une société doit-elle se souvenir de ces crimes, et si oui, dans quel contexte

MB/ C’est la question qui me hante. Comme une personne, une société ne peut pas expier les crimes qu’elle a commis si elle a effacé toute mémoire de ces crimes.

Mais, comme une personne, parfois une société peut être détruite par la mémoire. Je me demande parfois si c’est ce qui finira par détruire les États-Unis.

JS/ Dans l’histoire, la société n’a pas éliminé les punitions. Pensez-vous que nous pourrons éliminer les punitions à l’avenir ?

Peut-on abolir le système carcéral tel que nous le connaissons ? Que pensez-vous de la réforme de la police ?

Ne pensez-vous pas que changer la police implique de réformer le système pénitentiaire et le système de justice pénale en général ?

 MB/Dans un certain sens, il est peut-être possible d’éliminer la « punition », mais la société humaine aura probablement toujours des « répercussions » – à moins qu’elle n’adopte l’anarchisme et ne vive que dans l’anarchie la plus totale.

Le système carcéral, en revanche, pourrait absolument être aboli.

Et il n’y a peut-être rien qui doive être aboli de façon plus urgente que l’abomination américaine des « prisons à but lucratif », qui est l’un des systèmes les plus mauvais que les États-Unis aient jamais inventé, et ce dans un pays qui est internationalement connu pour ses mauvaises idées.

JS/ Comment la science-fiction nous aide-t-elle à réfléchir à des sujets d’actualité comme la réforme de la police et des prisons ?

MB/ Dans toute société humaine, il peut être difficile d’avoir une conversation constructive sur des questions sociales ou politiques, et les États-Unis sont aujourd’hui un pays si radicalement polarisé qu’il semble parfois au bord de la guerre civile.

Si vous essayez d’avoir une conversation avec quelqu’un sur un sujet comme le système de justice pénale, immédiatement des murs se dressent, des barrières psychologiques aussi épaisses que de la brique.

Il est devenu impossible de parler de quoi que ce soit d’important. Il n’y a aucun moyen d’y arriver – à moins de déguiser ce dont on veut parler, de dissimuler le sujet sous une forme apparemment inoffensive.

Je me suis tourné vers la science-fiction dans l’espoir d’offrir aux lecteurs un espace où ils pourraient véritablement s’attaquer aux idées qui se cachent derrière ces questions et accéder aux émotions qu’elles suscitent.

JS/ Pouvez-vous me parler de votre livre Why Visit America…

MB/ Why Visit America est un recueil de treize histoires dans des univers parallèles, chacune se déroulant dans une réalité alternative différente des États-Unis.

Au cours du livre, les histoires couvrent les cinquante États du pays et traversent simultanément un large éventail de genres – science-fiction, horreur, fantastique, comédie romantique, érotisme, noir, western – ce qui est peut-être une autre façon de dire que, comme l’Amérique, c’est un livre qui a quelque chose pour tout le monde.

JS/… et vos prochains projets ?

MB/ Je travaille actuellement sur un roman que l’on peut probablement qualifier d' »expérimental », même si, dans un certain sens, il est aussi extraordinairement traditionnel. Et pour l’instant, c’est probablement tout ce que l’on peut dire à son sujet.

Merci. Peut-être que je vous verrai dans un train à destination de Brooklyn la prochaine fois et s’il vous plaît, ne m’oubliez pas.

Merci !

Pour plus d’informations, vous pouvez consulter la page Facebook @WriterJhon.


  A propos de l’auteur

Nommé l’un des « 10 storytellers à suivre » par Variety, Matthew Baker est l’auteur des recueils de nouvelles Why Visit America et Hybrid Creatures. Ses histoires ont paru dans des publications telles que le New York Times Magazine, The Paris Review, American Short Fiction, One Story, Electric Literature et Best American Science Fiction And Fantasy.  Né dans la région des Grands Lacs aux États-Unis, l’auteur vit actuellement à New York.

 

Traduction de l’anglais : Valérie Egidi