Entretien avec Piers Robinson de l’Organisation pour l’Etude de la Propagande

Alors que l’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques a publié la semaine dernière un rapport indiquant qu’il existe des « motifs raisonnables de croire » que le gouvernement syrien a lancé une attaque à l’arme chimique dans la ville de Saraqib en février 2018, allégation que Damas a démentie avec véhémence, nous avons discuté avec le Dr. Piers Robinson, un universitaire britannique qui a suivi de près le conflit syrien et a posé à plusieurs reprises des questions difficiles qui ont clairement mis mal à l’aise les autorités occidentales qui cherchent à renverser le gouvernement de Bachar Al Assad.

Dans cette interview, nous avons interrogé Piers sur le contexte du conflit, les problèmes au sein de l’OIAC qui ont permis de remettre en question sa neutralité institutionnelle à plusieurs reprises, le manque de journalisme d’investigation dans les grands médias, et ce que les gens peuvent faire pour mieux s’informer sur des situations qui mènent finalement à la guerre et à la destruction de centaines de milliers de vies. Piers parle également des attaques médiatiques insupportables qu’il a subi après avoir posé des questions difficiles.

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Transcription

Pressenza : Bienvenue à vous tous présents aujourd’hui. Nous allons interviewer Piers Robinson sur un sujet qui a été un peu passé sous silence cette semaine en raison de la publication par l’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques d’un rapport qui rend le gouvernement syrien responsable d’une possible attaque aux armes chimiques dans la ville de Saraqib en 2018. Ce rapport a été accepté par tous les grands médias. Mais à mieux y regarder, on s’aperçoit qu’il y a des inquiétudes à ce sujet. Nous nous entretenons donc aujourd’hui avec Piers Robinson, de l’Organisation pour l’Etude de la Propagande au Royaume-Uni. Il va nous expliquer son organisation et, nous l’espérons, nous donner quelques éléments clés supplémentaires que nous pourrons utiliser afin de déterminer si le rapport de l’OIAC est plausible ou non. Piers, merci beaucoup d’avoir accepté cette entrevue. Nous sommes très heureux de vous avoir avec nous. Avant d’entrer dans les détails de l’attaque à l’arme chimique en Syrie, pouvez-vous nous parler un peu de vous, de votre parcours et de l’Organisation pour l’Etude de la Propagande ?

Piers Robinson : Bien sûr. J’ai été professeur à l’université pendant 20 ans, un peu plus si l’on inclut mon doctorat. Pendant mon doctorat, j’ai été à l’université de Bristol, puis de Liverpool, de Manchester et enfin à celle de Sheffield. Depuis deux ans, je suis chercheur indépendant. J’ai pris en charge, enfin je me suis impliqué dans l’Organisation pour l’Etude de la Propagande, une organisation qui en est à ses prémices. J’ai passé beaucoup de temps à travailler sur les questions relatives à l’OIAC, ce qui a occupé la majeure partie de mon temps au cours des deux dernières années. Mais l’Organisation pour l’Etude de la Propagande est essentiellement gérée par un groupe d’universitaires et de chercheurs. Elle est née de mes propres recherches universitaires, qui m’ont amené à quitter mes nombreuses années dans le domaine de la politique étrangère, de la communication politique et de l’étude des médias pour me consacrer à une recherche plus ciblée sur ce que nous aurions appelé historiquement la propagande, mais qui est aujourd’hui connue sous une série d’euphémismes : relations publiques, marketing politique, communication stratégique, etc.

Mon intérêt pour ce sujet est en grande partie motivé par une préoccupation normative ou éthique quant à la manière dont la propagande perturbe les processus démocratiques. Dans les démocraties où la propagande est forte, il est très difficile pour la population de demander des comptes à son gouvernement ou de mener un débat rationnel et informé. L’Organisation pour l’Etude de la Propagande (OPS) a été créée parce que certains de mes collègues et moi-même avions l’impression que de nombreux chercheurs restaient aveugle devant la propagande et les démocraties. Le terme « relations publiques » a été inventé par Eddie Bernays pour rebaptiser la propagande, car elle avait mauvaise réputation dans les années 1950. Ainsi, ces techniques de manipulation, incluant le mensonge et bien d’autres techniques de manipulation, sont toujours actuelles dans les démocraties contemporaines, mais nous les appelons autrement. Et parce que nous les appelons autrement, les gens sont moins conscients. Même les universitaires sont moins conscients de la force de ces processus.

L’OPS a donc été créée pour essayer d’encourager, au fil du temps, un engagement croissant de la part des universitaires mais aussi du public, face à ces questions sur la propagande et à cette idée que la propagande n’existe pas seulement dans les États autoritaires ou historiquement en temps de guerre, mais qu’elle est en fait très présente autour de nous, dans nos propres démocraties.

C’est vraiment la raison d’être de l’OPS. Mais comme je l’ai dit, c’est une toute nouvelle organisation, et je n’ai pas eu autant de temps à lui consacrer que je l’aurais voulu au cours des deux dernières années en raison de mon engagement dans l’OIAC et la question de la Syrie. Cela m’a accaparé la plupart de mon temps.

Pressenza : Bien sûr, parlons-en. Cette semaine, comme je l’ai dit dans l’introduction, l’OIAC a publié un nouveau rapport que le gouvernement syrien a dénoncé avec beaucoup de colère. Nous avons l’impression que l’un dit la vérité, et que l’autre ment. Mais avant de parler de cela, que savons-nous réellement de l’attaque qui s’est produite à Saraqib en 2018 ?

Piers Robinson : Bien. Le rapport est publié par l’Equipe d’Investigation et d’Identification (EII) de l’OIAC, chargée d’attribuer la responsabilité des attaques chimiques présumées qui ont déjà fait l’objet d’une enquête par la propre mission d’enquête de l’OIAC. Le rapport de l’EII publié cette semaine s’appuie essentiellement sur le rapport initial de la mission d’enquête sur cette attaque présumée et attribue ensuite les responsabilités. Et comme vous le soulignez ou le dites si correctement, ils ont en fait accusé le gouvernement syrien. Pour essayer de comprendre, en quelque sorte, le contexte de cette affaire : depuis 2013, l’attaque chimique de la Ghouta reste controversée. La Syrie a adhéré à l’Accord sur les Armes Chimiques et a adopté une politique de remise ou de destruction de toute arme chimique et biologique.

Mais depuis lors, les gouvernements occidentaux, ainsi que leurs alliés sur le terrain en Syrie, n’ont cessé d’accuser le gouvernement syrien de mener systématiquement des attaques chimiques et des attaques au sarin dans le pays. Il s’agit d’allégations régulièrement depuis 2014. Et comme vous le soulignez à juste titre, les gouvernements syrien et russe en nient toute responsabilité. Les gouvernements occidentaux disent qu’ils mènent ces attaques. Entre les deux camps, l’OIAC, l’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques, a été chargée d’enquêter sur ces événements puis d’en rendre compte.

Voilà donc le contexte général. Au fur et à mesure que le temps passe, des réclamations et des allégations sont systématiquement formulées. Elles ont fait l’objet d’une enquête.

Tout cela est très très controversé et, bien que vous ayez raison de mettre en avant le rapport de l’EII qui vient de sortir sur Saraqib, la véritable grande controverse de ces deux dernières années est la contre-attaque présumée de Douma et ce qui en a découlé. Le problème sous-jacent, ou l’argument avancé par ceux qui remettent en question les enquêtes de l’OIAC et les affirmations des gouvernements occidentaux, est que l’OIAC n’a pas été en mesure de visiter les sites directement. Elle s’est principalement nourrit d’informations provenant de Syrie et à destination de l’OIAC fournies par des groupes se trouvant sur le terrain. On critique surtout le fait que les informations recueillies pour élaborer ces rapports et pour formuler des allégations d’utilisation d’armes chimiques sont toutes fournies par des groupes qui ne sont pas neutres dans le conflit. Elles sont effectivement reliés à des groupes belligérants, le plus célèbre étant bien sûr les Casques Blancs, connus également sous la Défense Civile Syrienne. Mais les Casques Blancs ont joué un rôle essentiel dans la transmission de ces informations. On critique la fiabilité des informations. Si vous vous basez sur des faits et des rapports produits par l’une des parties pour produire vos propres rapports, vous pourriez bien faire face à de la désinformation.

Ceci était et est toujours au cœur de cette préoccupation. Les critiques existent depuis l’attaque de la Ghouta en 2013 et l’identité du responsable supposé. Bien sûr, en 2013, l’administration Obama avait tracé une ligne rouge et s’apprêtait à lancer l’assaut mais Obama s’est rétracté parce que les services de renseignement américains avaient des doutes sur l’identité de l’auteur de l’attaque au sarin.

Seymour Hersh, journaliste (américain) à l’époque, écrivait que des groupes rebelles ou des groupes d’opposants avaient obtenu du sarin via la Turquie, etc. Cette controverse existe donc depuis cette époque, mais avec ces missions de recherche de données et l’attaque aux armes chimiques, elle a continué à grandir au fil du temps pour culminer d’une certaine manière avec l’incident de Douma en 2018 – et je vais m’arrêter dans une seconde – alors que c’était une zone de Damas qui était sur le point d’être reprise par les forces gouvernementales syriennes, et qu’il y a eu une attaque présumée dans laquelle plus de 50 civils ont été tués. Et ce qui distingue cet incident, au-delà du fait qu’il a été immédiatement revendiqué, c’est que la Fédération de Russie a affirmé que c’était une attaque mise en scène. Presque immédiatement après le gouvernement syrien fut en mesure de reprendre ce territoire et ensuite, pour la première fois, une équipe de l’OIAC a été réellement autorisée sur le terrain à Douma pour enquêter réellement sur ce qui s’était passé.

Avec cet incident, ce qui a été différent c’est qu’en dehors des affirmations immédiates selon lesquelles il s’agissait d’une mise en scène, la Fédération de Russie a affirmé qu’il s’agissait d’une attaque mise en scène. Cela a eu pour conséquences casi immédiates la reprise de ce territoire par le gouvernement syrien et, pour la première fois, l’autorisation pour une équipe de l’OIAC de se rendre sur le terrain à Douma pour enquêter sur ce qui s’était passé.

Ainsi, plutôt que de s’appuyer sur les Casques blancs et les groupes associés belligérants pour obtenir des informations, une équipe a pu se rendre sur le terrain. L’équipe a ainsi écrit un premier rapport sur ce qui s’était passé. Ce rapport maintenant accessible au public, a fait l’objet d’une fuite et a soulevé de nombreuses questions très sérieuses quant à l’existence d’une attaque. Ce rapport a été préparé par l’équipe de Douma, et juste avant sa publication, quelqu’un s’est introduit à l’OIAC, a secrètement modifié le rapport et a ensuite tenté de publier une version falsifiée. Cela a immédiatement créé une discorde au sein de l’OIAC, car l’un des inspecteurs qui avait participé à la production du rapport a découvert qu’il avait été modifié et manipulé. S’en est ensuivie une protestation interne. Depuis lors, d’une certaine manière, le reste appartient à l’histoire. Cette controverse croissante sur la manipulation de l’enquête de l’OIAC dans le cas de Douma a conduit à des fuites, à des témoignages et à des déclarations d’anciens scientifiques de l’OIAC, etc., ce qui a permis d’affirmer que les enquêtes de l’OIAC ont été cooptées efficacement par les puissances occidentales afin d’étayer les allégations selon lesquelles le gouvernement syrien mène actuellement les attaques. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Avec ce rapport sur Saraqib cette semaine, on se pose les mêmes questions que sur Douma. Vous avez des questions sur ce qui se passe à l’OIAC. Souffre-t-elle d’une influence indue de l’Amérique, de la Grande-Bretagne et de la France, qui, je le sais, prétendent publiquement être des spectateurs du conflit ?Mais je pense que tout le monde sait pertinemment que la France, la Grande-Bretagne et l’Amérique cherchent à renverser le gouvernement syrien depuis début 2011.

Et c’est là que se situe la controverse aujourd’hui. Elle persiste vraiment, mais comme vous l’avez dit, toutes les parties campent sur leurs positions, et l’OIAC étant sous surveillance croissante, je suppose, que c’est la meilleure façon de dire ce qui se passe.

Pressenza : Oui, je pense. Je trouve cela très, très inquiétant parce que l’OIAC qui, si je me rappelle bien, a été créée à la suite de la Convention sur les Armes Chimiques devrait être, en théorie, une organisation neutre qui se rend sur le terrain pour effectuer un travail particulier et non prendre parti sur la question de savoir à quel camp attribuer la responsabilité. Que se passe-t-il vraiment au sein de l’OIAC ? Qui permet cette manipulation ?

Piers Robinson : D’une certaine manière, ce n’est pas nouveau. Si l’on se penche sur la controverse de l’OIAC, on constate qu’il y a eu un certain nombre de lettres ouvertes signées par divers experts internationaux. Mais José Bustani, qui fut le premier directeur général de l’OIAC, est l’une des personnalités qui s’est exprimée pour dire « que quelque chose ne va pas à l’OIAC, nous devons écouter ces inspecteurs qui essaient de dénoncer l’organisation ». Bien sûr, José Bustani a été évincé de l’OIAC par les Américains avant que la guerre en Irak n’éclate. Comme la plupart des gens le savent, l’histoire de la guerre d’Irak, les mensonges sur les armes de destruction massive, Bustani dirigeait l’OIAC mais était considéré par les Américains comme quelqu’un qui ne jouait pas le jeu et ils l’ont forcé à quitter l’organisation. Et je pense que depuis, on demeure sur l’idée que l’OIAC n’a pas été assez indépendante ni des États-Unis, ni de leurs alliés, et tout particulièrement au sujet des missions de recherche en Syrie. C’est ce qui ressort des déclarations d’anciens fonctionnaires et de hauts responsables de l’organisation. L’un des problèmes de l’OIAC avec la Syrie est que l’enquête sur les événements présumés en Syrie a été menée par une mission de recherche qui ne rapporte pas directement aux entités de vérification et d’inspection. Elle reporte au Bureau du Directeur Général, l’ODG. Cela signifie donc que, normalement, lorsque l’OIAC enquête, ce sont des scientifiques qui contrôlent les entités de vérification et d’inspection. Dans le cadre de la mission de recherche sur la Syrie, le contrôle a été fait par le Bureau du Directeur Général, et lorsque l’incident de Douma s’est produit, le chef de cabinet était un diplomate de carrière britannique, Robert Fairweather. Depuis lors, le chef de cabinet est Sébastien Braha, un diplomate de carrière français. Et donc vous faites effectivement face à un potentiel risque d’influence politique sur les opérations des missions de recherche. Elles ne sont pas vraiment menées de la manière dont l’OIAC mène normalement ses enquêtes. Si vous prenez en compte cet élément, la présence de diplomates français ou britanniques peut évidemment influer politiquement sur les évènements. Et je pense que c’est là tout le problème. Je pourrais en dire plus : avec le Groupe de Travail auquel j’appartiens, nous avons publié des documents sur ce sujet. Certains individus qui sont dans l’OIAC, sont clairement étroitement associés au gouvernement britannique : certains inspecteurs de l’OIAC sont par exemple officiers de l’Ordre de l’Empire Britannique. Et si vous entrez dans les détails de ce qui s’est passé, il y a clairement eu un problème très sérieux avec le personnel et leur relation avec la France, l’Amérique et particulièrement le Royaume-Uni dans ce cas. En effet, le Royaume-Uni a été un acteur particulièrement important dans le conflit syrien en terme de communications stratégiques, entre autres. Et je pense que c’est le problème principal.

Il est important de souligner que dans l’ensemble l’OIAC fait du très bon travail et que la plupart de son personnel est dévoué et travaille très bien. La problématique ici sont les missions de recherche syriennes et la manière dont elles ont été mises en place. Cela explique pourquoi elles sont vulnérables à l’influence politique et c’est ce que nous voyons au sujet des revendications sur les armes chimiques : ce n’est pas objectif, ce n’est pas vraiment indépendant. Et bien sûr, cela a atteint son point culminant avec l’incident de Douma, parce que les inspecteurs sont allés sur le terrain, ils sont revenus, ils avaient beaucoup de questions sur ce qui s’était réellement passé, et puis on les a passé sous silence, puis ils ont été écartés, leurs rapports ont été modifiés. Cela nous mène à la situation actuelle où vous avez deux inspecteurs principaux qui sont connus pour avoir dénoncé ce qui s’est passé. Mais d’autres personnes au sein de l’organisation ont également parlé avec des personnes comme moi et raconté ce qu’il s’était passé.

Il est donc clair que la meilleure façon de décrire la situation est la cooptation des missions de recherche syriennes par la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, essentiellement. Mais bien sûr, ils sont belligérants dans ce conflit.

Pressenza : Bien sûr, ce que je trouve aussi très troublant dans toute cette affaire, en tant que professionnel des médias indépendants, c’est qu’il m’a fallu 10 ou 15 minutes de recherche pour trouver toutes sortes d’articles en ligne ou des sites qui tirent la sonnette d’alarme à ce sujet. Mais il semble que les médias grand public ne trouvent aucun intérêt particulier à remettre en question le récit alimenté par l’OIAC et ces rapports que la France, le Royaume-Uni tentent de manipuler. Que se passe-t-il ? Pourquoi les grands médias ne font-ils pas leur travail de mise en lumière sur des questions comme celle-ci ?

Piers Robinson : Je pense qu’il y a une réponse générale et une réponse plus particulière à cette question. La réponse générale est que si vous regardez la littérature politique ou la littérature critique sur la communication politique publiées au cours des 40 à 50 dernières années, elle démontre que les médias grand public sont très étroitement liés au pouvoir politique et économique. Manufacturing Consent de Noam Chomsky et Edward Herman en est l’explication la plus connue, mais beaucoup d’autres spécialistes de la communication ont confirmé cette explication. Et nous savons que les médias grand public sont très réticents à prendre des risques, surtout lorsqu’il s’agit de politique étrangère. Ils sont très réfractaires à la remise en question. Il y a un grand nombre de raisons à cela, du patriotisme à la dépendance aux sources officielles. Et cela explique en partie le fait que les médias grand public ont tendance à suivre la ligne lorsqu’il s’agit de guerres et de conflits. Même dans les guerres controversées comme la guerre du Vietnam, il a fallu beaucoup de temps avant que les médias américains ne commencent à la remettre en question. Et ce n’est qu’après l’Offensive du Tet, suivi d’un débat politique sur cette guerre que les grands médias américains ont commencé à être plus critiques.

Il en va de même pour l’Irak en 2003 : une grande partie des médias grand public était favorable à l’attaque et la controverse n’a vraiment émergé qu’après cette attaque. Nous savons que les médias n’ont pas tendance à jouer un rôle particulièrement indépendant, et c’est encore plus flagrant lorsqu’il s’agit de politique étrangère. Dans ce cas précis, et si vous écoutez des gens comme Peter Hitchens, un des rares journalistes grand public à avoir fait un reportage sur cette question. Il explique qu’alors même que vous avez des dénonciateurs, que vous avez des documents en très grand nombre, les médias grand public semblent toujours aussi réticents à exploiter le sujet. La seule explication que je vois, c’est que les médias grand public se sont encore plus intensément ou étroitement rapprochés du pouvoir politique au cours des dernières années. Encore plus qu’ils ne l’étaient, à l’époque de Herman et Chomsky, ou il y a 20 ans. Nous savons que les grands médias sont une industrie très vulnérable, que les journalistes ont des contrats à court terme, qu’il y a un problème de “journalisme de masse au 21ème siècle”, qui n’est au final qu’une reprise des annonces de presse. Je pense que la force et le degré d’autonomie que l’on pouvait encore avoir lors de la Guerre du Vietnam ou en Irak en 2003 ont presque entièrement disparu des grands médias aujourd’hui. Ainsi ils hésitent à prendre des risques.

Je pense que l’autre point de discussion est que cette guerre en Syrie continue, et quelle que soit votre avis sur la guerre, c’est probablement le type de récits spécifiques que les médias occidentaux ont beaucoup acheté. Elle dure depuis très longtemps maintenant. Et je pense que les médias grand public qui ont soutenu les affirmations des gouvernements occidentaux ont beaucoup à perdre. Ils ont beaucoup à perdre en crédibilité s’ils admettent que nous nous sommes peut-être trompés. Ce n’est pas comme l’attaque de l’Irak pour laquelle toutes les informations ont été publiées et pour laquelle les médias ont dit « nous avons fait une erreur », ça n’a duré qu’un an entre la préparation de l’attaque et la période immédiate après l’attaque. Cela dure depuis si longtemps en Syrie et je pense que c’est un facteur.

La dernière chose que je voudrais ajouter et je suis moi-même un bon exemple de cela, un cas d’école en quelque sorte. Quiconque pose des questions sur la guerre en Syrie fait l’objet d’attaques des plus féroces sur les réseaux sociaux. Lorsque j’ai formé mon groupe de travail avec quelques universitaires, nous avons immédiatement été traités d’Assadistes, de Poutinistes, de théoriciens du complot, de négateurs de crimes de guerre. Et cela a été vraiment très méchant. Je ne compte plus le nombre d’articles de journaux écrits par le Huffington Post et The Times  qui nous attaquent durement pour avoir posé des questions et enquêté sur ce sujet, même si nous avons maintenant, je crois, la dernière lettre ouverte sur l’OIAC, signée par l’Amiral Lord West, qui fait partie de la Commission du Renseignement et de la Sécurité, et qui clame haut et fort qu’il y a un problème. Lui n’est pas traité d’Assadiste, mais tous les petits, les cibles faciles comme moi, sont sévèrement attaqués. C’est intimidant et ça en dissuade beaucoup. Je connais un Américain, une célébrité très en vue, qui m’a dit qu’il n’avait jamais vu dans sa vie un tel nombre d’attaques, de diffamations et de trolls sur tout autre sujet. Une chose a été dite par cette personne sur les médias sociaux à propos de la Syrie. C’est une machine très bien huilée et si vous soulevez des questions, même si vous ne faites que soulever des questions, on vous attaque très méchamment. Lorsque l’incident de Douma s’est produit le 7 avril 2018, le groupe de travail dont je fais partie n’avait encore rien publié sur la Syrie. J’avais juste adressé quelques commentaires sur les questions à soulever. Et le jour où les États-Unis et la France bombardaient la Syrie, le 14 avril, il y a trois ans maintenant, la Une du Times titrait « Des Assadistes travaillant dans des universités britanniques, des théoriciens du complot essayent de nier les attaques aux armes chimiques menées par Assad ». C’était en une du Times. Un éditorial remet en cause nos emplois, des photos de nous ont été publiées, etc. Il s’agit d’une attaque extraordinairement concertée contre un groupe d’universitaires presque inconnus qui disaient simplement qu’il y avait des questions à se poser sur la guerre en Syrie, comme le ferait tout universitaire. L’ampleur de cette attaque ne doit pas être sous-estimée. J’ai des dossiers sur les attaques et les diffamations sur les réseaux sociaux, certaines sont très déplaisantes voire menaçantes. Ça dissuade les gens d’aborder la question. Les gens se demandent si cela en vaut vraiment la peine. Est-ce que je veux vraiment m’impliquer dans des discussions autour de ce conflit ? Et cela a un effet. Ça ne fait pas taire tout le monde, mais beaucoup de gens.

Je pense qu’en regardant la guerre, ils se disent qu’ils ont d’autres chats à fouetter, ou que ça n’en vaut pas la peine. C’est le sentiment que j’ai avec certains de mes collègues universitaires qui me connaissent bien, avec lesquels je travaille depuis des années. Ils n’abordent pas le sujet et j’ai l’impression qu’ils se disent simplement : « Je ne veux pas m’en mêler ».

Pressenza : La culture de l’annihilation est bien vivante ! Je voulais changer un peu de sujet parce que Pressenza est un média indépendant, nous voulons publier des informations fiables, des informations auxquelles les gens peuvent se fier, et des informations d’un point de vue de la paix et de la résolution des conflits d’une manière non-violente. C’est ce que nous faisons, mais que peuvent faire les gens ? Du moins ceux qui se méfient des informations qui émanent des médias. Que peuvent-ils faire pour mieux se protéger de la propagande qui les entoure ?

Piers Robinson : Eh bien, je pense qu’en premier lieu, les gens doivent vraiment savoir que les grands médias sont très étroitement liés à un pouvoir économique. Lisez les textes de référence, lisez Herman et Chomsky. Lisez même les versions grand public de personne comme l’universitaire américain Lance Bennett. Il faut que vous compreniez que lorsque vous regardez les médias grand public, cette question est traitée sous un certain angle, de la même manière qu’elle est traitée autrement pour quelqu’un en Chine qui regarde les informations de l’État chinois. La propagande sera plus ou moins importante, mais il faut savoir reconnaître le point de vue. Ensuite, compte tenu de ce que j’ai dit précédemment sur la situation des médias grand public aujourd’hui, les gens doivent se tourner vers des médias indépendants tels que le votre et d’autres médias alternatifs et indépendants. Ils doivent commencer à lire et à reconnaître qu’il y a des informations utiles et importantes dans bon nombre de médias, même dans le média Russia Today, les médias chinois et les médias iraniens. Lisez-les. Suivez la BBC, mais regardez aussi les médias indépendants, parce que les indépendants sont probablement les sources d’informations les plus importantes en ce moment. Et bien sûr, les gens doivent arrêter de penser qu’ils obtiendront toutes les réponses en regardant un ou deux de ces sources, mais ils commenceront au moins à appréhender la variété des opinions et des arguments avancés. Les gens ont l’intelligence nécessaire pour comprendre qu’il faut mieux se protéger et commencer à trier les informations pour en tirer leurs propres conclusions. Les gens ont vraiment besoin de se fier à leur propre intelligence et à leur propre capacité à juger les informations. Je pense que l’une des choses que j’ai vues lorsque j’enseignais à l’université, c’est la chute de la pensée indépendante et le fait que les étudiants veulent qu’on leur dise ce qu’ils doivent penser . « Eh bien, qu’est-ce qui se passe ? » etc. Mais je pense que la démocratie exige des gens qu’ils travaillent dur, non ? Les gens doivent réfléchir et penser par eux-mêmes, et les gens peuvent le faire. Je pense que si les gens se détournent des médias dominants en faveur de cette riche variété de médias indépendants qui existent, ils réfléchissent, et pensent par eux-mêmes. Allez voir les tous premiers documents qui circulent sur l’OIAC. Ne croyez pas la parole d’un journaliste, pas même la mienne. Allez tout simplement voir les documents disponibles et utilisez ensuite votre propre intelligence. C’est un travail difficile, mais c’est la démocratie. Je pense que la démocratie implique que les citoyens travaillent dur. Si nous sommes apathiques, nous perdrons la démocratie, n’est-ce pas ?

Pressenza : Merci beaucoup pour cette demie heure vraiment fascinante. Nous vous sommes très reconnaissants d’avoir pris le temps pour cette conversation avec nous et je suis sûr qu’à l’avenir, nous reprendrons contact avec vous pour vous poser des questions sur d’autres sujets sur lesquels le groupe de travail, l’Organisation pour l’Etude de la Propagande et vous-même enquêtez. Je vous remercie donc infiniment.

 

Traduction de l’anglais, Frédérique Drouet