Pour la première fois depuis 1992, je n’ai pas pu me trouver aux côtés de mes amis devant la statue de Jean Jaurès à Carmaux, pour rappeler le souvenir du grand tribun, assassiné au Café du Croissant le 31 juillet 1914, la veille du déclenchement de la 1ère guerre mondiale.

Ce n’est pas une raison pour oublier en ce jour les messages que Jaurès nous a laissés. Ses analyses, ses réflexions philosophiques, humanistes ou politiques, qui datent pourtant d’il y a un siècle, sont toujours d’actualité dans les temps difficiles que nous traversons.

Alors que des débats confus sur « le monde ancien » et « le monde de demain », entretenus par le choc de la pandémie, donnent parfois le sentiment d’une remise en cause des valeurs qui fondent une nation démocratique, alors que des tensions internationales de tous ordres, attisées par des dirigeants irresponsables, se multiplient et risquent de dégénérer en guerres, il est utile de revenir à Jaurès.

Il faut se souvenir de la lourde responsabilité des dirigeants de l’époque – y compris français – dans la grande boucherie qui fit tant de victimes. Jean Jaurès dénonça avec fougue leur attitude, parce qu’il pressentait le tragique engrenage de la violence et de la barbarie.

Je vous propose de lire ce beau texte de Gilles Candar, Président de la Société d’études jaurésiennes, publié dans la brochure de présentation du spectacle « Jaurès, une voix pour la paix »

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Jaurès, pacifiste et patriote

     Il faut prendre toute la mesure du personnage Jaurès. Champion de la paix, homme bon et généreux, sensible, soucieux de réduire et si possible d’abolir la violence dans les rapports humains, oui. Mais il n’est pas pour autant ce qu’on appelait jadis un « pacifiste bêlant », un prédicateur rêvant à un monde parfait et inaccessible. Il est dans l’histoire, il en connaît les réalités, il sait d’où il vient et donc où il va. Il est, profondément, un politique.

Jaurès est attaché à sa patrie, la France. Il a des mots très forts et très tendres à la fois sur elle. Il n’a jamais dit « à celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien » comme cela a parfois été dit (la phrase est du révolutionnaire Blanqui, dans un autre contexte). Mais par exemple, il conclut un discours à la Chambre, le 11 mai 1907, en s’exclamant « Si noir que puisse devenir le monde, il ne verra jamais cette chose impossible et monstrueuse, la mort de la France ». Les patries sont une construction historique, humaine, destinées à évoluer comme toutes choses. Il comprend bien qu’elles ne peuvent être immuables, qu’elles sont appelées à se transformer et à coopérer surtout sous des formes qu’il est permis d’espérer de plus en plus harmonieuses. L’horizon ultime est celui de la patrie universelle, mais pour longtemps encore, comme il l’explique lors d’un congrès à Nancy (août 1907) à Hervé, trublion assez véhément de son parti, « les patries sont un fait […] elles ont à l’heure présente une valeur socialiste et humaine […] même dans l’unité socialiste, cette diversité prolongée des nations sera un bienfait, parce que l’unité socialiste humaine ne sera pas uniformité ».

C’est au même moment que Jaurès à la fois commence à défendre au sein de l’Internationale socialiste l’idée d’une nécessaire lutte contre la guerre, coordonnée et préventive, usant de tous les moyens y compris éventuellement de la grève générale et insurrectionnelle en cas de refus de l’arbitrage, et qu’il se décide à rédiger un ouvrage consacré à L’Armée nouvelle, c’est-à-dire aux profondes réformes du système militaire français afin de lutter contre une éventuelle invasion.

Son livre paraît finalement en 1911 : il est fondé, compte tenu des dangers de l’époque, sur une stratégie défensive, réduisant la durée du service militaire mais mobilisant toutes les ressources du pays pour assurer l’invincibilité de la nation attaquée. Son grand adversaire est l’esprit de routine, particulièrement prégnant à l’intérieur de l’institution militaire comme à l’extérieur, dès qu’il est question des « choses de l’armée ». Il se plaint de ce désintérêt national que favorise « une conspiration universelle de silence, de mystère puéril, d’esprit de clan, de routine et d’intrigue[1] ».

Être jaurésien aujourd’hui n’est pas nécessairement reprendre de très belles citations de Jaurès sur la paix ou la guerre, la patrie, l’Europe ou l’humanité, mais c’est poursuivre son effort pour penser dans les termes d’aujourd’hui les conditions de la paix, de la coopération entre les peuples, de la défense nationale et internationale contre les maux présents de l’humanité. Et d’abord garder l’esprit en éveil et se méfier des formules routinières.

Gilles Candar

[1] Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, tome 13 des Œuvres de Jean Jaurès, édition établie par Jean-Jacques Becker, Paris, Fayard, 2012, p. 286.

L’article original est accessible ici