L’Organisation mondiale de la Santé a déclaré le 11 mars l’état de pandémie.
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Chloé Maurel, École normale supérieure (ENS)

La crise du coronavirus que nous traversons replace sur le devant de la scène l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Revenons un siècle en arrière, lorsqu’en 1918-1919, l’épidémie de « grippe espagnole » tuait entre 30 et 50 millions de personnes dans le monde en deux ans, soit environ quatre à cinq fois plus que la Première Guerre mondiale. Cette « grippe espagnole », avec un taux de mortalité élevé de 5 %, a submergé les systèmes de santé occidentaux et décimé les populations européennes et américaines, déjà fragilisées par le premier conflit mondial. Beaucoup de villes occidentales ont été paralysées et les infrastructures sanitaires débordées.

En 1919, c’est d’ailleurs cette épidémie qui pousse la Société des Nations (SDN) nouvellement créée à instaurer en son sein un Comité d’hygiène, ancêtre de l’OMS.

Mise en place en 1948 en tant qu’institution spécialisée des Nations unies, cette organisation émanant de l’Organisation des Nations unies a pour objectif initial de mener tous les peuples du monde au niveau de santé le plus élevé possible, la santé étant définie comme un « état de complet bien-être physique, mental et social ». L’organisation compte actuellement 193 États membres.

D’un montant d’environ 2 milliards de dollars par an, le budget de l’OMS est constitué de contributions des États membres mais depuis les années 1990 aussi d’autres donateurs. Cette évolution de son financement est lourdement critiquée : selon ses détracteurs, elle n’est pas sans impact sur son action et sa gestion de crises comme celle que nous connaissons aujourd’hui.

Son image écornée par une mauvaise gestion

Dans le passé, l’OMS a contribué à d’importantes avancées en matière de santé dans le monde. En 1977, elle publie une liste de « 200 médicaments essentiels », génériques reconnus pour leur efficacité. En 1978, son Directeur général (DG) le Danois Halfdan Mahler, fait adopter par l’organisation et par l’Unicef le principe du droit d’égal accès pour tous aux soins de santé primaires.

Et en 1980, l’OMS annonce officiellement l’éradication de la variole. Elle s’assigne alors la mission d’assurer « la santé pour tous », et s’appuie sur des financements importants des deux superpuissances mondiales, États-Unis et URSS, qui rivalisent pour apparaître comme les « meilleures élèves » de l’OMS, les États-Unis se spécialisant dans la lutte contre le paludisme, et l’URSS s’illustrant dans le combat contre la variole et faisant valoir son service public de santé égalitaire.

Dans les années qui suivent, pourtant, le prestige de l’organisation est terni par la mauvaise gestion du Japonais Hiroshi Nakajima, DG de 1988 à 1998, ainsi que par plusieurs affaires de corruption.

L’arrivée à la tête de l’agence, en 1998, de l’ancienne première ministre norvégienne, Gro Harlem Brundtland, est apparue d’abord comme un espoir. Réputée pour son rapport publié en 1987 sous l’égide de l’ONU, qui introduisit la notion de « développement durable », elle entreprend de reprendre en main l’OMS.

Mais ses restructurations énergiques et autoritaires (concentration des activités, réduction du nombre de contrats à long terme au profit des contrats temporaires) ont été à leur tour critiquées et mal vécues.

Au fil des années, les dysfonctionnements de l’organisation se sont faits de plus en plus patents : opacité dans le recrutement, sous-représentation des pays du Sud dans les instances de décision, augmentation des contrats précaires, manque d’indépendance par rapport à certains États et acteurs privés…

Des orientations de plus en plus dictées par des acteurs privés

L’une des principales racines de cette dérive tient à la dépendance croissante de l’Organisation envers certains pays (comme les États-Unis) et intérêts privés (grandes entreprises, fondations, firmes pharmaceutiques).

Un problème lié à l’évolution du financement de l’organisation : dans les années 1990, l’OMS met en place un « partenariat privé », lui permettant de recevoir d’importants financements d’industries privées. La proportion des contributions obligatoires et fixes des États (source de financement normal de l’organisation) n’a depuis cessé de diminuer au profit de contributions extra-budgétaires, volontaires, de certains pays (comme les États-Unis mais aussi aujourd’hui la Chine), de fondations et d’entreprises privées.

Sur l’ensemble des fonds à la disposition de l’OMS, moins d’un quart proviennent des contributions fixes des États membres. Le reste, soit la majorité, est constitué de contributions volontaires. L’OMS devient donc de plus en plus dépendante de ses généreux donateurs.

Bien sûr, les structures qui contribuent « volontairement » à l’OMS décident à quelle action sera affecté l’argent qu’elles versent. Les orientations des actions de l’OMS sont peu à peu dictées par des acteurs extérieurs à l’organisation.

Sous l’influence de ces derniers, l’institution a été amenée à modifier ses conceptions directrices. Sous le mandat de Mme Brundtland, l’OMS a tendu de plus en plus à considérer la santé, non plus comme un droit, mais comme un simple moyen au service de la croissance économique.

OMS, épidémies mondiales et laboratoires privés

Au fil des années, peut-être pour tenter de compenser par la médiatisation la réorientation de son action de fond (délaissant quelque peu, jusqu’à l’arrivée du DG actuel, africain, les maladies touchant les populations pauvres, comme la mortalité maternelle ou le paludisme), l’OMS semble être passée d’une action de long terme à une action de court terme, d’urgence.

La médiatisation de ces alertes ne doit toutefois pas faire oublier d’autres maladies qui au quotidien sont beaucoup plus meurtrières : le paludisme tue plus de 400 000 personnes par an, et le sida, considéré depuis 2002 comme une pandémie globale, en tue près de 800 000 chaque année.

Toujours est-il que l’OMS se concentre désormais essentiellement sur les pics épidémiques ponctuels, comme le SRAS (2002-2003), la grippe « aviaire » H5N1 (2004), la grippe « porcine » A/H1N1 (2009-2010) et maintenant le CoVid-19…

En 2004, la crise de la « grippe aviaire » (H5N1), médiatisée par l’OMS, a largement bénéficié aux firmes pharmaceutiques Roche et GlaxoSmithKline, auxquelles les gouvernements – sur les conseils de l’OMS – ont commandé des millions de vaccins.

Dans les années précédentes, Gro Harlem Brundtland avait favorisé le resserrement des liens entre l’OMS et les laboratoires privés. En 2009-2010, la crise de la grippe H1N1 a relancé le débat sur les liens entre l’OMS et les intérêts de certains États et de l’industrie pharmaceutique. L’alerte pandémique lancée par l’OMS en 2010 aurait permis aux grandes firmes pharmaceutiques de percevoir des milliards de bénéfices. Une opération « grippe A » très rentable donc pour les laboratoires privés.

Une réaction tardive au CoVid-19

Par contraste, en 2020, l’OMS a davantage tardé avant de déclarer, le 11 mars, l’alerte pandémique pour le coronavirus (Covid 19), sans doute par prudence, pour ne pas être accusée de provoquer la panique sans raison, comme cela lui avait été reproché en 2010.

Depuis, l’organisation déplore l’inaction des gouvernements pour combattre ce virus. « Nous sommes très inquiets des niveaux de diffusion et de dangerosité, ainsi que des niveaux alarmants de l’inaction » des États, a ainsi déclaré l’Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, à la tête de l’OMS. Le secrétaire général de l’ONU, le Portugais Antonio Guterres, a lui aussi appelé les États « à agir », et lancé « un appel à la responsabilité et à la solidarité ».

En à peine trois mois, près de 130 000 cas de coronavirus se sont déclarés dans 110 pays, tuant plus de 4 700 personnes, et la propagation continue.

Dans un monde où le fossé économique et sanitaire ne cesse de se creuser (aussi bien entre le Nord et le Sud qu’au sein des pays), l’OMS a un rôle décisif à jouer en cette période d’épidémie mondiale.

Elle doit se concentrer sur l’objectif humaniste qui a présidé à sa fondation : assurer la santé pour tous les êtres humains, riches ou pauvres, dans un esprit de démocratisation.

Pour cela, ses États membres devraient lui verser des contributions fixes plus importantes (rappelons que les financements accordés à la recherche militaire dans le monde – 239 dollars par personne et par an – suffiraient à apporter des soins médicaux essentiels à tous les habitants de la planète), ce qui lui permettrait de se libérer de l’influence des intérêts privés, et de faire primer les intérêts humains sur les intérêts mercantiles de l’industrie pharmaceutique.The Conversation

Chloé Maurel, Chercheuse associée à l’Ecole Normale Supérieure (Institut d’histoire moderne et contemporaine), École normale supérieure (ENS)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.