Nous nous sommes rendus à sa belle maison de Brooklyn, un samedi matin, et il nous a reçus avec son extraordinaire cordialité habituelle. Nous lui avons fait une entrevue approfondie dans un café voisin. Nous avons bavardé pendant environ deux heures et demie, mais au moment de nous quitter, nous avons eu l’impression que la rencontre ne faisait que commencer. Ses recherches sont si fascinantes qu’on en aurait pour bien d’autres séances de questions et réponses, en essayant de comprendre comment on peut aider le cerveau à mieux fonctionner. De même, nous n’avons pas eu le temps de visiter son laboratoire pour le voir dans son propre élément, celui de la recherche. Lucas Parra est un homme très dévoué à son travail et, d’après ce que nous avons pu constater, il y met une grande passion. Il est professeur de génie biomédical au City College de New York et détient un doctorat en physique. Il est également le co-fondateur de deux entreprises en démarrage : soterixmedical.com et neuromatters.com.

Pressenza : Dans le domaine scientifique, quelle est ta spécialité actuelle ?

Lucas Parra : Je fais différentes choses. J’ai commencé à travailler en physique, puis en ingénierie, et j’ai évolué vers la bio-ingénierie. À partir de là, j’ai réalisé plusieurs travaux qui m’ont permis d’évoluer vers un domaine plus médical, vers les neurosciences. Maintenant, j’étudie le cerveau. Et dans le contexte du cerveau, je fais surtout de l’ingénierie. Donc, les projets auxquels je participe envisagent la stimulation cérébrale à des fins thérapeutiques ; je fais de l’électrostimulation. Un autre aspect est l’interprétation des signaux cérébraux, ce que nous appelons « lire le cerveau », interpréter ses signaux en temps réel. Donc, si je devais résumer en quelques mots ce que je fais, je dirais que c’est de lire le cerveau et y écrire.

Pressenza : Quels sont les mécanismes cérébraux que tu lis ou écris ?

Lucas Parra : « Lire et écrire », c’est une façon de le dire ; ce que je fais vraiment le mieux, je vais te le dire en fonction des projets auxquels je participe.

L’un des sujets sur lesquels je travaille beaucoup depuis deux ans est l’électrostimulation à des fins thérapeutiques. Par exemple, nous avons un projet lié au rétablissement de patients ayant subi un AVC ou un infarctus cérébral. Lorsque tu as une crise cardiaque, tu as tendance à perdre plusieurs fonctions, tu peux avoir de la difficulté à parler et tu dois réapprendre à le faire, tu dois ouvrir de nouveaux circuits pour réapprendre à développer ces fonctions que tu as perdues. L’électrostimulation consiste littéralement à appliquer du courant à la tête. Et elle semble avoir certains avantages, pas trop, mais ils aident les gens à apprendre plus vite. Nous nous demandons pourquoi cela se produit et si nous pouvons améliorer l’efficacité de ce processus.

Pressenza : Pourrions-nous l’utiliser en l’absence d’infarctus cérébral, simplement pour apprendre ?

Lucas Parra : Oui, peut-être… Mais je me concentre sur l’aspect médical. De nombreuses personnes utilisent cette technique comme outil de recherche sur le cerveau. Mais dans mon cas, je m’intéresse à l’aspect médical : Peut-on aider les gens à retrouver leurs compétences après une crise cardiaque ? Peut-on le faire plus efficacement ? Comment ça marche ? Telles sont les questions qui se posent, et je mène des projets de recherche pour répondre à chacune de ces questions. Je travaille aussi avec une entreprise qui fabrique des appareils, alors un autre de mes sujets d’étude concerne la façon dont les cellules neuronales réagissent à l’électricité, et la conception d’appareils cliniques qui peuvent les stimuler. C’est un grand domaine de recherche.

Je peux t’en dire plus à ce sujet. Mais l’autre pilier est la lecture du cerveau. Pendant longtemps, j’ai étudié les électroencéphalogrammes qui sont utilisés surtout dans les cas d’épilepsie, pour diagnostiquer l’épilepsie. Une façon simple d’observer ce qui se passe dans le cerveau est de s’occuper de son activité électrique. On l’utilise pour l’épilepsie, pour d’autres types de troubles également, lorsque les gens ont de la difficulté à dormir, et nous pouvons leur mettre des électrodes pour voir ce qui se passe pendant leur sommeil. Ces signaux nous renseignent également sur les processus cérébraux. Nous l’utilisons pour voir si nous pouvons interpréter les signaux du cerveau en temps réel, par exemple pour déterminer si, lorsque nous voyons ou entendons quelque chose, nous pouvons, à partir des signaux du cerveau, interpréter ce qui se passe dans notre tête, pendant que nous sommes en train de traiter cette information.

Cela nous a conduits à ce que certains appellent une « interface cerveau-ordinateur », qui permet de lire les signaux en temps réel et de faire réagir l’ordinateur à ceux-ci. Alors, au lieu d’avoir à déplacer la souris sur ton bureau, il te suffirait de penser à la déplacer. Ce sont les images qui font bouger. C’est un autre domaine général de recherche.

Ce que j’aime le plus, c’est ce qui s’est présenté à lorsque nous avons examiné les électroencéphalogrammes en temps réel de gens qui regardaient des films. C’est un projet amusant qui nous a permis de découvrir que lorsque tu regardes un film et que je le regarde moi aussi, tes ondes cérébrales et les miennes montent et descendent ensemble, et se synchronisent. Face à un stimulus commun, le comportement cérébral se synchronise. Cependant, si tu regardes le même film, mais que tu es distrait, si tu as d’autres choses en tête, alors ton cerveau ne se synchronisera pas avec les autres. C’est un bon moyen de déterminer si tu es attentif ou non.

Pressenza : Alors, nous disions que face à un même stimulus, différents cerveaux se synchronisent en réagissant de la même manière…

Lucas Parra : L’activité neuronale est similaire chez les gens, mais seulement s’ils sont attentifs. C’est un bon moyen de mesurer le niveau d’attention. Un mot que nous utilisons pour cela est « engagement ». C’est un bon mot qui vous dit si vous êtes « engagé » ou non dans le stimulus (« engaged », en anglais). Nous avons regardé des films d’Hitchcock et vu des spots publicitaires, et il y a beaucoup à apprendre également des messages affichés sur les réseaux sociaux, comme Facebook, Twitter, etc., des vidéos et non plus des photos, parce que nous savons que l’activité cérébrale est engagée dès que quelque chose bouge. Et nous constatons que les images qui ne bougent pas ou qui sont trop lentes ne font pas réagir le cerveau. Par contre, les images rapides, avec une bonne dynamique, sont capables de réaliser une synchronisation entre plusieurs cerveaux.

Ce que nous mesurons, c’est la réponse immédiate à un stimulus, dans un laps de temps d’une seconde environ. C’est en raison de la façon dont nous utilisons l’électroencéphalographie, qui montre les fluctuations très rapides qui se produisent. De l’activité neuronale rapide. Tout processus lent, qui prend plusieurs secondes ou minutes, ou peut-être même des heures, ne se synchronisera pas parce que nos pensées n’ont pas la même vitesse. Même si les gens font la même chose, il se peut qu’ils le fassent à des vitesses différentes et ils ne s’alignent pas nécessairement aussi bien. Ce que nous pouvons mesurer, ce sont les réponses rapides.

Il existe des méthodes qui permettent de mesurer les réponses plus lentes, grâce aux résonances magnétiques. C’est une technique qui mesure la réponse hémodynamique, de sorte que lorsqu’une zone du cerveau est activée, elle demande plus de sang. Les vaisseaux sanguins se dilatent et il y a plus de sang, ce qui peut être mesuré comme la réponse hémodynamique, comme la réponse dynamique du sang. Un avantage de cette technique est que l’on peut voir l’intérieur du cerveau, en profondeur, avec une très bonne résolution. C’est donc une technique intéressante qui permet de vraiment lire dans le cerveau.

Certains ont réussi à établir la relation entre l’activité cérébrale de ceux qui racontent une histoire et ceux qui l’écoutent ; entre ceux qui émettent et ceux qui reçoivent ; des activités cérébrales semblables se produisent dans les deux cas, ce qui est très intéressant à constater. Cela prouve l’importance de la communication.

C’est tout un domaine de recherche qui est divertissant, que j’aime bien. Les personnes qui se prêtent à l’expérimentation s’amusent bien ; elles regardent des vidéos pendant une heure, elles voient leur activité cérébrale, c’est très agréable.

Que tu te souviennes ou non de ce que tu as vu dans un film, ce peut être intéressant de vérifier si tu as atteint cette synchronisation avec les autres.

Un des projets que je réalise avec les vidéos concerne l’éducation. De nos jours, une grande partie de l’éducation est offerte en ligne. De plus en plus, on verse du matériel sur Internet et, en fait, les professeurs ne donnent plus de cours magistraux ; ils aident plutôt les élèves à résoudre des problèmes et maintiennent l’interaction avec eux, mais le contenu est fourni au moyen de matériel audiovisuel qui peut être téléchargé sur Internet. La question qui se pose est de savoir si les élèves prêtent vraiment attention aux vidéos. C’est très difficile pour eux de le faire. C’est déjà difficile de le faire quand quelqu’un parle devant nous, d’autant plus avec ce type de matériel didactique qui n’est plus en face à face. Nous avons mesuré l’attention à ce type de matériel, et les gens n’y prêtent effectivement aucune attention, sauf s’il y a des animations, des interruptions, des divertissements qui favorisent l’apprentissage. C’est facile de se divertir en regardant un film, mais cela ne veut pas dire que l’on acquiert de nouvelles connaissances. Alors, comment inciter les élèves à prêter attention à ces vidéos ? Il y a un grand débat à ce sujet.

Pressenza : Et quelles autres recherches réalises-tu ?

Lucas Parra : Il y en a une très intéressante qui nous montre comment la partie préfrontale du cerveau est activée chaque fois que nous avons des perceptions conscientes et attentives. C’est comme si cette zone du cerveau était profondément irriguée lorsque l’on prête attention aux perceptions. Nous avons fait des expériences avec des gens qui sont dans le coma et qui ne peuvent pas se réveiller. Ces personnes peuvent avoir subi des lésions cérébrales et avoir des problèmes physiologiques qui les empêchent de se réveiller. Nous essayons donc de comprendre comment ces personnes qui semblent inconscientes et immobiles peuvent comprendre ce qu’on leur dit : peut-on prédire à partir de leur activité cérébrale s’ils vont se réveiller ou non ? L’idée est de les stimuler cérébralement, en activant le cortex préfrontal. Cette partie est une sorte de seuil qui irrigue le reste du cerveau. C’est l’idée de base et je collabore au moyen de la stimulation cérébrale pour essayer de réveiller ces patients qui sont tombés dans un état végétal. Grâce à l’électrostimulation, nous avons réussi à améliorer les conditions cérébrales de 20 % de ces patients. La stimulation électrique fait réagir le cerveau, et c’est peut-être pour cette raison que les neurones fonctionnent à nouveau.

Les neurones sont des cellules polarisées. L’intérieur de la cellule est négatif et l’extérieur est positif. Mais lorsque l’information arrive, la membrane s’ouvre et une décharge se produit. Cette décharge traverse l’axone et ouvre des chemins. Alors ces charges et décharges s’y produisent en permanence. Quand on parle d’activité neuronale, c’est quand il y a une décharge. Nous l’appelons « feu », quand un neurone entre en « feu ». La stimulation électrique facilite l’ouverture de la membrane. Lors de l’application de l’électricité, l’idée est d’augmenter la sensibilité de cette membrane pour qu’elle s’ouvre et qu’une décharge se produise. C’est un choc électrique. C’est ce que nous mesurons avec les électroencéphalogrammes. Le cerveau est à la fois chimique et électrique. Les neurones individuels, lorsqu’ils se chargent et se déchargent, exercent une activité électrique. Par contre, la communication entre les neurones, les synapses, sont strictement chimiques. Les neurotransmetteurs s’ouvrent et s’écoulent, et une sorte de diffusion a lieu. Ainsi, entre les neurones, l’échange est chimique, mais l’activité interne du neurone lui-même est électrique. Mon travail est exclusivement électrique. Je m’intéresse à l’interaction entre l’électricité et le système. D’une part mesurer, « lire » l’électricité produite face à l’activité cérébrale, et d’autre part, appliquer l’électricité dans le cadre du travail clinique avec les patients.

Cette idée d’appliquer l’électricité a commencé il y a plus d’un siècle ; il y a même beaucoup de films à ce sujet. Les patients qui ne répondent pas aux médicaments, bien qu’ils aient essayé à plusieurs reprises de sortir de la dépression ; et les patients qui ont tenté de se suicider, en expérimentant des thérapies électroconvulsives, ont pu constater des bienfaits incontestables. Les techniques électroconvulsives sont testées depuis de nombreuses années et ont prouvé leur valeur clinique. Il est peut-être possible de les essayer avec moins d’intensité et d’obtenir les mêmes résultats. Il y a une quinzaine d’années, nous avons commencé ce travail d’application d’un courant très doux, aussi doux qu’une batterie, qui ne produit aucune convulsion, on ne la sent presque pas. Il n’a pas d’effets secondaires, mais il produit des effets cognitifs. Par exemple, ce que j’ai déjà mentionné au sujet de l’amélioration de la capacité d’apprentissage. Je travaille maintenant avec des personnes qui, à la suite d’un infarctus cérébral, ont, par exemple, perdu la capacité de parler. Il a été démontré que ceux qui sont stimulés électriquement récupèrent plus rapidement et mieux que les patients qui ne sont traités qu’avec des thérapies traditionnelles.

Nous avons récemment inventé un appareil qui permet d’appliquer de l’électricité sur certaines zones cérébrales, au moyen de petites électrodes, comme s’il s’agissait d’un casque. Nous établissons des liens entre ce type de stimulation et l’apprentissage, en l’utilisant pour améliorer les niveaux d’attention dans les processus d’apprentissage. L’application de l’électricité n’a pas d’effets secondaires, elle est bon marché, mais je suis intéressé par la fonction d’amélioration des processus d’apprentissage, en plus des cas cliniques que j’ai déjà mentionnés. Ces casques sont actuellement utilisés principalement par des chercheurs.

Le champ de l’électricité cérébrale est vaste, fascinant pour la recherche. Nous avons fait plusieurs progrès et nous continuerons sûrement à progresser dans la « lecture » et l’« écriture » du fonctionnement du cerveau dans un avenir proche.

 

Traduit de l’espagnol par Silvia Benitez