Par Vincent Tardieu pour Colibris.

« À travers les jeux coopératifs, nous goûtons le plaisir de découvrir que l’on peut jouer avec les autres, et non contre les autres. Le plaisir de faire l’expérience que c’est ensemble que l’on peut gagner, sans exclure mais en intégrant les différences de chaque joueur. Plaisir d’apprendre progressivement à construire un objectif commun… Et de bâtir un à un les éléments de compétence ou de stratégie qui nous permettent d’atteindre cet objectif. De ce point de vue le jeu Hanabi est emblématique : si les joueurs ne s’entraident pas, ils ne parviendront à rien ! » On le voit, Chloé di Cintio, fondatrice en 2009 de l’association EnVies EnJeux, a autant la passion du jeu que de la coopération.

Apprentissage et pratique ludique de la coopération

Diplômée en philosophie et en psychologie, cette femme originaire de Lorraine et basée dans le sud-est de la France, s’est d’abord engagée dans la formation à la non‑violence en 1996, puis dans l’éducation alternative avec l’association Altern’Educ à partir de 2002, avant d’en devenir la présidente.

Auteure d’un Petit Traité de désobéissance civile  (éditions Res Publica, 2010), elle va diriger ou collaborer à plusieurs revues (Éduquer Autrement, Grandir Autrement, Non Violence Actualité) puis s’affirmer dans l’univers du jeu coopératif. « EnVies EnJeux s’implique sur différents territoires afin d’accompagner et promouvoir le développement des relations de coopération entre les personnes, mais également des relations non violentes, où chaque personne se construit de manière positive dans la confiance en soi et aux autres. » 

En ce sens, les jeux coopératifs constituent des outils remarquables. « Ils favorisent l’écoute, l’affirmation de soi sans violence, la gestion de conflits, l’entraide, la communication ou la négociation », insiste-t-elle. Ce type de jeu met souvent en évidence les mécanismes qui régissent n’importe quel groupe… « Est-ce que gagner est important pour moi  ? Est-ce que ce qui compte, c’est le moment que l’on passe ensemble ? Ai-je tendance à diriger la partie, et même peut-être à jouer à la place des autres ? Ai-je au contraire tendance à m’effacer devant l’avis de mes partenaires ? Ou devant l’avis d’une personne en particulier ? Quel est le degré d’écoute dans le groupe ? Comment sont gérés les désaccords, lorsqu’ils se manifestent ? Comment sont prises les décisions, supposées valoir pour toute l’équipe ? Ce sont toutes ces questions, toutes ces postures, que les jeux coopératifs permettent d’explorer. Et cette approche que nous nommons « l’éducation relationnelle » est la posture commune à toutes nos activités. » Pour autant, peut-on transférer au quotidien ces moments ludiques où l’on coopère par une attitude solidaire ? Et faire de ces pratiques de jeux coopératifs une répétition des relations dont on rêve dans la vraie vie ? Pas si simple…

L’âge ludique du Flower Power

Au passage, ce type de jeux ne constitue pas totalement une nouveauté dans le paysage du divertissement. En effet, comme le retrace Chloé di Cintio, les jeux coopératifs n’ont pas été inventés sur le Vieux continent mais aux États-Unis dans la mouvance non-violente, au moment de la guerre du Vietnam. Et probablement bien avant dans d’autres régions du monde : ainsi, l’anthropologue américaine Margaret Mead découvre dans les années 50 que certaines tribus, notamment Esquimaux et Inuits, aiment davantage jouer à s’entraider qu’à s’opposer.

(Crédits photo : Association EnVies EnJeux)

Durant la guerre du Vietnam, Steward Brand crée ce qu’il appelle les « New Games » : « Il s’agit de jeux favorisant le contact voire l’engagement physique, mais sans gagnant ni perdant, relate Chloé. Steward va dès lors sillonner les communautés hippies et autres – pas moins de 10 millions de personnes à l’époque aux USA ! –, avant de s’installer à Menlo Park en Californie. Il expérimente alors ces « nouveaux jeux  » avec des dizaines de millier de personnes. » Autre pionnier remarquable du jeu coopératif : Jim Deacove et sa famille, qui créent en 1972 la petite maison d’édition baptisée Family Pastimes, à côté de Perth, en Ontario. Celle-ci va développer pas moins de cent jeux pour des joueurs de tous âges.

Si l’un des tous premiers jeux coopératifs européens date de 1971 – Chômageopoly, en France, en écho de la lutte des LIP à Besançon –, les jeux coopératifs pointent le bout de leurs cartes sur le continent en Allemagne à partir des années 80 : Herder Spiele édite ainsi les tout premiers jeux de société coopératifs européens (Sauerbaum, Corsaro, Eskimo). Ces jeux débarqueront véritablement dans l’Hexagone dix-huit ans plus tard, grâce à la revue Non-violence Actualité puis Jeux de Traverse. À partir de 2001 l’association Altern’Educ anime divers jeux de société et coopératifs dans une visée d’éducation relationnelle. EnVies EnJeux prendra le relais.

Un projet éducatif, mais pas que…

Si à l’origine les jeux coopératifs ont eu une visée éducative et ont été davantage développés en milieux scolaires, les publics visés par ces jeux s’élargissent au fil des ans. « Des travaux de recherche dans les écoles du Canada ont permis de mieux cerner l’impact de la pratique de tels jeux sur les comportements et plus particulièrement sur la faculté d’évoluer en groupe, ce qui intéresse de fait les pédagogues, rappelle Chloé. Mais depuis les années 2000 et plus encore 2010, les jeux coopératifs pour adultes se développe dans une optique de divertissement. Ou peut-être par un besoin inconscient de créer des espaces d’entraide, encore peu valorisés socialement. » 

Ainsi, le jeu coopératif pour adultes est en train de creuser son sillon : dans les années 2000, Le seigneur des anneaux de Reiner Knizia cartonne, de même que Les chevaliers de la table ronde de Serge Laget et Bruno Cathala. Puis c’est au tour de Pandémie de Mat Leacock, et de Ghost Stories d’Antoine Bauza. Mieux, à partir de 2012, chaque année des jeux coopératifs reçoivent des prix prestigieux, qu’il s’agisse de l’As d’or à Cannes ou du Jeu de l’année (“Spiel des Jahres”) à Essen en Allemagne : ont été ainsi récompensés Sherlock Holmes (1985), Andor (2013), Hanabi (2013), Concept (2014), Mysterium et Pandemic Legacy (2016), Unlock (2017), Nom d’un Renard (2018) etc. « Secouant le genre, ces jeux accompagnent une génération de jeunes adultes adeptes des jeux de société en recherche de nouvelles sensations ludiques. De quête de sens aussi…»

Des jeux de pleine nature, mais aussi en ligne…

Sur son site, l’association EnVies EnJeux diffuse aussi toute une gamme de jeux en bois ou à pratiquer à l’extérieur. « La majorité des jeux que nous animons se mènent sans matériels. Et à l’issue des parties, nous réalisons des temps d’échanges afin d’interroger la place de chacun, les émotions vécues et ainsi d’accompagner des prises de conscience et des compétences émotionnelles et sociales à partir de ces jeux. » 

Jeux en bois coopératifs. (Crédits vidéo : Association EnVies EnJeux)

De plein air, où les jeux coopératifs peuvent s’effectuer avec les matériaux trouvés autour de soi, comme nous le raconte Pascal Deru dans son livre 64 jeux d’écoute, de confiance et de coopération, on peut désormais aussi les pratiquer derrière des écrans… En réseau. Là encore, à partir de millions de joueurs en ligne, plusieurs communautés se sont constituées en France et dans le monde autour des valeurs de la coopération, de la non violence, de l’écologie, etc. « C’est un univers que je connais mal ; néanmoins, il existe des ponts entre les jeux vidéos coopératifs et les jeux de société, mentionne Chloé di Cintio. C’est notamment le cas avec les supports This war of mine et Ghost stories. Cependant, pour moi, la coopération ne peut se passer de rencontres physiques. Il me semble que les écrans ne montrent de nous que les connaissances ou les compétences nécessaires aux échanges dans le groupe, et peuvent masquer une partie de nous même. Permettent-ils d’aborder la question de la confiance, pourtant centrale dans le processus de coopération ? Je n’en suis pas sûre. Quand nous juxtaposons nos compétences ou connaissances sans nous rencontrer vraiment, il s’agit selon moi davantage de collaboration que de coopération. » 

Tout de même, si l’essentiel des réseaux de joueurs numériques se déploient derrière des écrans, à travers des jeux en réseau et des forums spécialisés, ils existent des enceintes permettant des interactions et constructions de relations en présence. Mais nous y reviendrons dans de prochains articles…

 

En savoir +

– Des jeux coopératifs proposés sur la Boutique des colibris

– Le site de l’association EnVies Enjeux

– Les jeux proposés par l’association

– Présentation vidéo de leur approche et leurs activités (un documentaire  Propolis sur la WebTV indépendante Télé Mouche)

 

Sur le Mag / Colibris

– « Et si on se prenait au jeu ? », par Pascal Greboval et Diane Routex, du Magazine Kaizen.

 

Source texte : https://www.colibris-lemouvement.org/magazine/apprendre-a-cooperer-par-jeu?fbclid=IwAR2-XRhj-9VvuY7BV8-K-VHG5r2UPZlt3cQFzpDn_mbiuc72hjaeCFaF8DE