Interview donnée à Ouest France

Pour Paul Quilès, ancien ministre de la Défense de François Mitterrand, l’arme atomique est une religion, dont les préceptes sont fondés sur des mensonges. Il cosigne un livre polémique sur la question : «L’illusion nucléaire, la face cachée de la bombe atomique. » Nous l’avons rencontré.

En 1985 et 1986, alors ministre de la Défense, vous étiez au cœur de la question de l’armement nucléaire. Quel était votre avis sur la question à ce moment-là ?

Je n’avais pas de vraie connaissance sur le sujet. Vous savez, ce n’est pas un critère qui rentre en compte lorsqu’on vous choisit en tant que ministre. Il faut des gens loyaux, intelligents et qui apprennent vite. Je récitais ma leçon, comme les autres avant et après moi. J’ai véritablement pris conscience que la logique de « dissuasion » était une folie après la chute du mur de Berlin. On comptabilisait à ce moment-là environ 70 000 armes nucléaires dans le monde, résultat d’une course à l’armement devenue folle. Ces bombes auraient pu détruire la planète 10 fois.

Vous dites considérer l’arme nucléaire comme une « religion », fondée sur le mensonge.

Dans une religion, on peut discuter de tout, sauf de l’existence de Dieu. La même logique s’applique à l’arme nucléaire : ne jamais remettre en cause sa nécessité absolue. Pour cela, on applique les trois techniques du mensonge : la déformation de la vérité, la dissimulation de faits avérés et la sous-estimation volontaire de certaines données.

C’est-à-dire ?

On nous dit que la bombe assure notre sécurité, qu’on m’explique comment elle nous protège du terrorisme ? Qu’elle garantit de notre indépendance, mais la France fait partie de l’OTAN, il est ridicule de penser qu’elle peut prendre une telle décision seule. Enfin, la « stratégie de dissuasion » nucléaire est une blague : l’objectif est d’impressionner, de faire peur, sans avoir à employer la bombe, pour en appeler à la raison de l’ennemi.

Or, le président américain Ronald Reagan le disait très bien : « Vous n’avez que six minutes pour décider comment réagir à un signal sur un écran radar et s’il faut ou non déclencher l’apocalypse ! Qui pourrait faire preuve de raison dans un moment pareil ? ». Ce même Reagan, dont l’image que nous avons conservée n’est pas celle d’une colombe de la paix, disait en 1985 : « Vous apprenez que des missiles soviétiques ont été lancés, vous savez que, désormais, plus rien ne peut les arrêter et qu’ils vont détruire une partie de votre pays, beaucoup plus grande que ce que vous pouvez imaginer. Et vous êtes assis là, sachant que tout ce que vous pouvez faire est d’appuyer sur le bouton pour que des Soviétiques meurent aussi, alors que nous serons déjà tous morts ». Ces mots montrent à quel point le danger est présent, et qu’il est vital de s’engager sur la voie d’une dénucléarisation au niveau international.

Quelle est la situation de l’armement nucléaire aujourd’hui en France ?

Nous nous situons dans une nouvelle course à l’armement. La nouvelle loi de programmation militaire prévoit de doubler le budget consacré à l’arme nucléaire, passant de 3,5 à 6 milliards d’euros annuels. La France bafoue donc le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires signé en 1968, qui l’engage sur la voie d’un désarmement progressif.

Sans compter que l’arme atomique appartient déjà au passé : aujourd’hui, le vrai danger est la cyber-menace. Le piratage, contrairement à l’arme nucléaire, n’est pas traçable. Il peut prendre pour cible des centrales nucléaires, voire des sous-marins à l’armement atomique. Nous ne sommes plus dans la fiction.

Où en est le débat sur le sujet ?

Il est totalement étouffé en France. La séance parlementaire du 23 mai dernier est révélatrice : lorsqu’une sénatrice a proposé un débat national sur la question, le rapporteur lui a répondu : « Il ne me paraît pas judicieux de le relancer, au risque de mettre ainsi à nouveau en lumière toutes les oppositions sur le sujet et de donner la parole à tous ceux qui souhaitent se manifester contre le nucléaire d’une manière générale. » [extrait du journal officiel à la suite de l’article]. Il y a une omerta sur ce sujet qu’il faut à tout prix briser aujourd’hui.

Que répondez-vous à ceux qui estiment qu’on ne peut pas « désinventer » la bombe ?

Que c’est faux. La technologie militaire nucléaire est extrêmement complexe. Certains experts (Donald MacKenzie et Graham Spinardi) ont montré qu’il est possible de « perdre » ce savoir-faire, car celui-ci est principalement transmis entre les différentes générations de personnel. Si cette transmission n’était pas assurée, les ingénieurs de la nouvelle génération ne disposeraient d’aucun retour sur expérience, cela suffirait à enrayer la poursuite du programme. On peut donc « désinventer » l’arme nucléaire, pour cause d’inutilité.

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Annexe:  Extrait du Journal officiel, séance parlementaire du 23 mai 2018

La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret.

Mme Hélène Conway-Mouret. Dans le cadre de cette nouvelle loi de programmation militaire, les dépenses destinées à la dissuasion nucléaire vont pratiquement doubler entre 2019 et 2025. Elles passeront d’une moyenne annuelle de 3,2 milliards d’euros, entre 2014 et 2019, à 5 milliards d’euros entre 2019 et 2023, et approcheront les 6 milliards d’euros en 2025. C’est un choix politique assumé, qui s’inscrit dans la continuité de décisions qui ont été prises par les gouvernements successifs et qui ont été garantes de notre paix jusqu’à présent.

Sur un sujet très important lié à notre sécurité et, surtout, à la défense du territoire, face à l’évolution d’un monde dans lequel les rapports de force changent rapidement, mais aussi lorsque l’on voit comment, aujourd’hui, des acteurs mondiaux majeurs bousculent la notion même de dissuasion, il nous paraît opportun d’organiser un débat au niveau national sur cette question, afin d’informer et de sensibiliser nos concitoyens.

Il ne s’agirait en aucun lieu d’un sondage ni même d’un référendum. Ce serait une occasion pour les Français d’être correctement informés et de s’approprier le thème du nucléaire militaire au travers d’un débat porté, par exemple, par les parlementaires. Je sais combien le Gouvernement est sensible à l’idée de lancer des débats, comme le montre l’exemple de la consultation citoyenne qui vient d’être lancée sur l’Europe.

Ce débat pourrait être porté par le Parlement et répondre ainsi aux besoins des populations locales directement concernées par le dispositif français de dissuasion nucléaire.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Christian Cambon, rapporteur. Après un échange, cet amendement n’a pas été retenu par la commission. Je souhaitais certes que Mme Conway-Mouret puisse le présenter en séance, mais compte tenu de la position de la commission, il me serait un petit peu compliqué de lui donner un avis favorable ce soir.

Sur le fond, un débat national, c’est quelque chose de très compliqué et de très lourd à organiser. Pour notre part, au sein de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, nous avons des rendez-vous qui nous attendent. Ils concernent la dissuasion nucléaire dans le cadre du lancement de la rénovation de la force nucléaire et de ses deux composantes. À cette occasion, nous pourrons, bien sûr, en débattre.

Par ailleurs, un an après la campagne pour l’élection présidentielle, au cours de laquelle ce sujet a été abordé, j’ai le sentiment que le débat a été tranché. Il ne me paraît pas forcément judicieux de le relancer, au risque de mettre ainsi à nouveau en lumière toutes les oppositions sur le sujet et de donner la parole à tous ceux qui souhaitent se manifester contre le nucléaire d’une manière générale.

Pour ma part, je souhaite que la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées multiplie débats et auditions. Ainsi, par notre intermédiaire, nos concitoyens seront librement informés sur ces sujets et connaîtront les propositions qui seront faites, le moment venu, par le Gouvernement.

Après vous avoir laissé la possibilité de le présenter en séance, je vous suggère donc, madame Conway-Mouret, de retirer cet amendement.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État. Même avis : le Gouvernement demande le retrait de cet amendement.

M. le président. Madame Conway-Mouret, l’amendement n° 105 est-il maintenu ?

Mme Hélène Conway-Mouret. Non, je le retire, monsieur le président.

M. le président. L’amendement n° 105 est retiré.