Après cinq mois d’un débat historique en Argentine sur la possibilité de légaliser l’interruption volontaire de grossesse, le projet de loi a été discuté au Sénat ce 8 août dernier. L’opposition au projet de loi s’est imposée par 38 voix contre 31. Pendant ce temps, des millions de personnes – principalement des femmes – attendaient le résultat dans les rues, sur les places, dans les maisons, dans les hôpitaux et dans de nombreux pays et latitudes. Trente-huit contre un nombre impossible à comptabiliser.

Il est difficile de mettre en mots ce qui a été vécu dans les rues au cours des derniers mois, en particulier le 14 juin dernier lorsque la chambre de députés a approuvée la loi, et cette impulsion a l’a propulsée vers la dépénalisation de l’avortement au Sénat. Il est difficile de mettre en mots ce que cela signifie de faire l’histoire et de changer le cours imposé d’une histoire écrite et forgée par la plume coloniale, masculine, occidentale et catholique. Il est difficile d’expliquer les émotions, les joies, les sensations, les embrassades et la reconnaissance des femmes, entre elles, et de se battre au coude à coude entre nous et pour nous.

Le monde a déjà changé, mais clairement une partie de ses habitants n’a pas voulu s’en rendre compte. Le 9 août, au lendemain du vote au Sénat, on respirait un air différent dans la capitale argentine, une atmosphère de victoire partagée reflétée dans les regards complices entre les femmes qui sont parties le lendemain à leur travail et leurs études, le mouchoir vert dans leurs sacs [NdT. le mouchoir vert  est le symbole d’appui à la loi de légalisation de l’interruption volontaire de grossesse], sacs à dos et sacs à mains. Plus significatif que jamais.

Le froid descendu en dessous de zéro lors de la première mobilisation lors du vote par les députés était si vigoureux que le traitement marathonique du projet, qui a duré vingt heures, pendant toute la nuit et a été voté au matin du jour suivant en début de session. La pluie du 8 août dernier était si forte que la réclamation qui continue d’être soutenue : quoi faire avec celles qui sont déjà mortes et celles qui continueront à mourir. Puis, cette pluie était si forte – mais démantelée – comme le pouvoir et l’ingérence qui a l’Église dans l’État.

Il est vrai que garantir un accès libre, sûr et gratuit à l’interruption volontaire de grossesse exige beaucoup de choses, mais avant tout le courage d’un État qui s’engage véritablement à se situer sur le plan social et légal. Dans ce cas, l’État argentin actuel n’a pas eu le courage qu’il faudrait avoir (comme celui qu’a une femme lorsqu’elle assume avec son corps la seule alternative qu’elle a : se soumettre à des procédures clandestines pour interrompre une grossesse non désirée). Et l’état n’a pas eu le courage, même s’il se vante de l’avoir eu. Approuver cette loi implique non seulement de l’adopter, mais aussi de la réglementer et de la mener à bien, cela implique de revoir les actes gouvernementaux eux-mêmes car, dans la gestion actuelle, l’Éducation Sexuelle Intégrale a été considérablement abolie dans les écoles. Cela implique également d’appliquer des mesures qui vont à l’encontre des considérations culturelles auxquelles adhèrent leurs électeurs, cela nécessite de veiller à la vie de leurs citoyennes. Mais le parti argentin actuellement au pouvoir, la seule chose que l’intéresse c’est d’appauvrir davantage la population, d’endetter le pays, de ne plus financer les universités et la recherche, et de renoncer à ses obligations envers la population la plus vulnérable en éliminant les plans sociaux au lieu d’envisager de cesser de financer l’Église, par exemple.

Photo Albertina Lombardo Guzzo

L’Église et l’État

L’avortement est la pointe d’un iceberg de plus en plus dégelé, ce qui montre la connivence entre les États et l’Église en Argentine et en Amérique latine. Ce n’est absolument pas une coïncidence si dans le même temps que les rues de Buenos Aires étaient surpeuplées, des femmes d’autres pays de la région accompagnaient de leurs mouchoirs verts les mobilisations face aux représentations diplomatiques du pays à l’étranger. Et c’est que les femmes tuées par des avortements clandestins existent partout dans le monde, sauf là où elles ne sont pas pénalisées, ce sont des pays « soit dit en passant » où l’intervention du clergé a en grande partie cessé d’exister.

Ce débat n’est pas nouveau dans le monde, il est ralenti et lent parce que le monde est une construction phallocentrique, et que pour les femmes voter, étudier, divorcer et – maintenant – avorter, ce sont des revendications et des acquis qui ont valu à des générations de femmes de se battre dans les rues et dans tous les domaines pour faire de ce monde un endroit de plus en plus juste, et donc moins patriarcal. C’est peut-être le résultat des années précédentes au cours desquelles des lois d’un haut niveau d’accès et d’exercice à la pleine citoyenneté ont été sanctionnées, telles que l’égalité des sexes et le mariage pour tous. C’est le résultat d’une présence enracinée et ininterrompue de la campagne pour l’Avortement Légal et c’est avant tout un point de convergence où seules les femmes participent et espèrent, car mentionner l’avortement implique de couvrir les aspects de la maternité, le désir, le plaisir, la décision et le corps. Et ces thèmes, ainsi que ceux des droits humains ou de l’exonération d’impôts pour le clergé, sont des questions que l’Église ne voudra jamais débattre. Comme elle ne l’a pas fait durant ces cinq mois et comme elle ne l’a jamais fait auparavant.

Elle ne l’a pas fait, mais fidèle à sa mythologie, elle a envoyé ses disciples. Parce que ses actions directes au cours de ces mois furent minimales, c’est ainsi que cela a été comme le savent si bien l’Église et le capitalisme : d’une main invisible, jamais à visage découvert. Ce qui était mis en avant à cette époque était avant tout ses paroissiens qui, soutenant les mythes créationnistes de leur foi, vociféraient et chantaient un mensonger « sauvons les deux vies ». Affirmation mensongère car ils ne sauvaient la vie de personne. Tant que la loi ne sera pas adoptée, des femmes continueront de mourir suite à des avortements clandestins (et la pédophilie continuera également), car c’est de cela dont nous parlons : Accoucher et avorter sont des choses de la vie, et beaucoup plus anciennes que les religions monothéistes, mais dans la réalité que nous vivons, résultat des processus de colonisation à base de poudre et de crucifix, pour eux avorter et accoucher sont intégrés dans des échelles de valeurs exclusivement stratifiées en échelles culturelles.

L’un des points les plus importants des programmes de la droite et des conservateurs est de modifier le sentiment commun en altérant les significations des catégories les plus élémentaires – les mots-clés – qui sont utilisés pour comprendre le monde et la place qu’il occupe. Cette tâche consiste à modifier radicalement les croyances et à déterminer comment les principales institutions doivent réagir à cette identité modifiée. En ce sens, les positions de cette partie de la population et du pouvoir qui ont été représentés mercredi dernier par 38 voix estiment que cette société ne peut être sauvée que si nous sommes guidés par des croyances religieuses particulières appliquées dans tous les domaines de la vie.

Photo Albertina Lombardo Guzzo

Sans arguments

L’une des revendications les plus entendues et récurrentes adressées à la position contre la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse était son manque d’argumentation. Même le lendemain matin du 9 août, après avoir démontré à la société tout entière que le monde avait changé, cet indéfectible argument était toujours attendu pour appuyer ces 38 votes condamnant des milliers de femmes à continuer de mourir. La fin de la semaine approche et déjà des messes sont célébrées dans toute l’Argentine et cet argument, si nécessaire et absent, n’apparaît toujours pas. Et ce n’est pas pour rien car ils n’avaient pas d’argument parce que leurs positions répondaient à leurs subjectivités et à la libre élection des cultes.

La seule chose qu’ils ont mentionnée est que la dépénalisation de l’avortement est anticonstitutionnelle parce qu’elle menace la vie ; autre grande erreur puisqu’ils font un usage extrêmement dangereux de la catégorie « vie », faisant passer cet usage et cette interprétation culturelle de la catégorie au-delà de la vie d’une personne existant de manière vérifiable et que pour le cas en question il porte sur le corps de la femme.

Par conséquent, si quelque chose est inconstitutionnel dans tout cela, ce n’est pas la dépénalisation de l’avortement, mais l’obligation à de croyances personnelles et à un ordre religieux pour toute la population d’une Nation.

Qu’est-ce qu’ils craignent en réalité ? Avoir à prendre en considération une femme libre, et à la possibilité d’une séparation entre l’Église et l’État.

La légalisation de l’interruption volontaire de grossesse implique une mobilité sociale pour les femmes et donc pour le monde qui les entoure ; cette mobilité dans l’ordre hiérarchique du christianisme engendre la peur car elle est configurée comme une menace potentielle que la prostituée biblique puisse devenir une vierge.

La légalisation de l’interruption volontaire de grossesse démasque maintenant la place d’incapacité qu’elle a toujours donnée à la femme, la considérant incapable de décider, lui assignant un destin inexorable au sein de son ordre symbolique tout comme elle l’a fait avec les conceptions sur la pauvreté et la maternité.

Ils éduquent leurs paroissiens à vivre dans cette incapacité à décider et à agir dans leur propre vie, justement pour qu’eux mêmes se convertissent en un mérite rédempteur qui les rapproche du ciel catholique, de l’acceptation et de la soumission. Les institutions de ce système, dirigées par l’Église, transforment en destinée individuelle ce qui n’est autre chose que le produit d’une construction sociale, culturelle, politique, juridique et économique.

Si vous êtes une mère sans avoir voulu l’être mais que « cela vous a été donné », alors c’est une bénédiction, en l’acceptant sans chicaner. L’Église catholique fait la même lecture sur la pauvreté, puisque le pauvre vit son désavantage, sans risque, en tant que destin personnel. Le paroissien est quelqu’un qui se fabrique et qui est utilisé comme petit soldat de guerre dans les rues ou au Sénat de la République, pour ne citer qu’un exemple.

Les églises catholiques en Europe sont souvent désertes, contrairement aux églises catholiques et évangéliques d’Amérique latine qui ont plutôt tendance à être surpeuplées. Il ne faut pas oublier que l’un des hommes les plus influents à l’intérieur de tout ce système est le hiérarque du Vatican, nommé Jorge Bergoglio, alias François, qui présente un détail loin d’être mineur : il est argentin. Une désignation plus politique ou géopolitique que celle-ci peut-elle se vérifier ?

Photo Albertina Lombardo Guzzo

Ce qui suit

L’Amérique latine a toujours été un chaudron de lutte et ici, donner à ce combat qui dure depuis des années une telle intensité ces cinq derniers mois, cela n’a pas été facile et c’est pour tout ça qu’il il a été tellement important.

L’Église catholique, en plus de continuer à percevoir des subventions avec les impôts des contribuables, doit également continuer à racheter des âmes, continuer à adopter et à imposer la tradition de soumission aux esprits et aux corps, ce qui en ce cas se traduit par l’utilité et l’obéissance maternelles. L’Eglise continue à travailler ardemment pour maintenir en vie la dignité disciplinaire de la maternité et du rôle d’épouse, redoutables fiefs de l’amour romantique.

« Chaque modèle d’ordre social produit les fantômes qui le menacent. » Car bien sûr, tout comme ils ont inventé cet endroit où ils ont attribué le code postal à Dieu, appelé le ciel, ils ont également inventé l’enfer. Dans cette manœuvre de construction duelle et binaire du monde tel que nous le connaissons, dans laquelle ils ont besoin de cette altérité subalterne pour continuer à s’auto ériger en royaume de Dieu, les cieux et tous leurs super-pouvoirs ensemble. Ils ont besoin de cette altérité, de cette identité subjuguée, des avorteuses, des sorcières et des putains, afin que l’Eglise puisse en contrepartie, revendiquer et renforcer son auto définition rédemptrice. Dans une large mesure, cela peut nous expliquer le pourquoi, même lorsque sont exclues ou refusées les volontés sur le corps de femmes qui continuent à être si actives dans la construction d’une référence à l’identité.

Légaliser l’interruption volontaire de grossesse implique pour l’Église de perdre la légitimité de ses privilèges culturels qui sont transmutés par l’héritage social. Et ici, nous avons deux autres points forts en la matière : la légalité n’est pas la légitimité. L’une est accordée par la loi, l’autre par la culture.

Dépénaliser l’avortement est une question de forme, car l’arrière-plan de ce dont il s’agit est quelque chose de vraiment conjoncturel et même paradigmatique : la surenchère de l’ordre du symbolique.

Le monde a déjà changé, mais pas les femmes tuées au cours d’avortements clandestins. Les avortements continueront d’exister comme il y a des milliers d’années. La résistance aux contraintes violentes sur nos vies et nos corps aussi.

Ils ne nous ont pas arrêtées en nous faisant brûler sur les bûchers, et 38 volontés en feront encore beaucoup moins contre les millions de femmes que nous sommes dans le monde. Maintenant il n’y a plus de marche arrière, l’avortement est un thème qui se répète comme un mantra dans les écoles, dans les rues, dans les quartiers, à table à l’heure du repas. Plus ou moins tard la loi sera votée en Argentine et en Amérique Latine. En attendant, il ne faut pas oublier que nos mouchoirs verts sont le symbole des femmes éternelles porteuses de tout ce que l’Église craint, et d’un patriarcat qui a de moins en moins idée de ce qu’il faut faire.

Photo Albertina Lombardo Guzzo

 

Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet