Depuis hier (N.d.E. 18/08/2018), les hommages à l’action de l’ancien secrétaire général de l’ONU se succèdent et je ne vais pas rajouter quelques phrases sur les qualités exceptionnelles de ce « faiseur de paix », qui a tenu ce poste dans une période particulièrement difficile (1997-2006). Je souhaite par contre apporter un témoignage personnel sur le contact que nous avons eu à plusieurs reprises concernant les graves carences de l’ONU au moment du génocide rwandais.

Kofi Annan était chef du département des « opérations de maintien de la paix » de l’ONU pendant la période 1993-1994. L’incapacité des Casques bleus à empêcher les massacres à partir du 7 avril 1994, puis leur retrait méritaient en effet une explication. Lors de l’enquête menée en 1998 par la mission d’information de l’Assemblée nationale que je présidais, il eut l’occasion de répondre de façon détaillée le 6 novembre 1998 aux 13 questions que nous lui avons posées (voir pages 322 à 336 du tome 2 de notre rapport)

Toutes ses réponses ne nous ont pas convaincus. Il est vrai que le jugement le plus sévère sur l’action de l’ONU avait déjà été prononcé, par celui-là même qui la représentait, M. Boutros Boutros-Ghali, qui avait écrit le 31 mai 1994 (texte cité dans le rapport de notre mission)

   « La réaction tardive de la communauté internationale à la situation tragique que connaît le Rwanda démontre de manière éloquente qu’elle est totalement incapable de prendre d’urgence des mesures décisives pour faire face aux crises humanitaires étroitement liées à un conflit armé. (…) Nous devons tous reconnaître, à cet égard, que nous n’avons pas su agir pour que cesse l’agonie du Rwanda et que, sans mot dire, nous avons ainsi accepté que des êtres humains continuent de mourir. Nous avons démontré que notre détermination, notre capacité d’engager une action, étaient, au mieux insuffisantes et, au pire désastreuses, faute d’une volonté politique collective »

Après ce terrible échec et l’incapacité de l’ONU, un an plus tard, d’empêcher les forces serbes de massacrer plusieurs milliers de musulmans à Srebrenica, en Bosnie, on comprend mieux cette phrase de Kofi Annan dans son autobiographie: « ces évènements m’ont confronté à ce qui allait devenir mon défi le plus important comme secrétaire général : faire comprendre la légitimité et la nécessité d’intervenir en cas de violation flagrante des droits de l’homme ».

Nous eûmes l’occasion d’en parler à propos de son projet de définition de la responsabilité de protéger, qui est devenue une norme du droit international public adoptée par tous les états-membres de l’Organisation des Nations Unies en 2005, à l’occasion du Sommet mondial. Cette norme souligne la responsabilité juridique des États souverains de protéger leur population « contre les génocides, les crimes de guerres, les nettoyages ethniques et les crimes contre l’humanité », tout en reconnaissant la responsabilité morale de la communauté internationale d’intervenir en cas de manquement.

L’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003 fut pour lui son « moment le plus sombre » et il fit savoir publiquement que cette opération était « illégale » parce qu’elle n’avait pas été entérinée par le Conseil de sécurité.

Ces évènements, parmi d’autres, ont prouvé la nécessité de réformer l’ONU*, dont seule une évolution profonde pourra faire avancer le multilatéralisme, tant vanté dans de nombreux discours. L’ONU retrouverait auprès de tous les Etats, même les plus puissants, une plus grande légitimité et une plus grande autorité.

La situation internationale abonde malheureusement encore d’exemples de l’impuissance de l’ONU à intervenir efficacement dans les conflits. Ce n’est pas une raison pour céder aux discours démagogiques, aux relents parfois populistes, remettant en cause son utilité. Il faut au contraire travailler à l’émergence de ce « pouvoir mondial », souhaité par Kofi Annan et que j’ai cité dans la conclusion du livre que j’ai écrit avec Alexandra Novosseloff en 2006, « Face aux désordres du monde » :

 « Il faut se résoudre à constater que, jusqu’ici, les relations internationales demeurent avant tout le domaine privilégié de l’intervention des Etats et de leurs gouvernements. Le moteur essentiel de leur action est le rapport de forces, feutré lorsqu’il se cantonne au domaine de la diplomatie, implacable lorsqu’il concerne l’économie, brutal quand il se traduit par l’usage de la force. Presque toujours, ce sont les intérêts des Etats et parfois ceux des dirigeants qui gouvernent les relations internationales. Les errements du monde actuel montrent à chaque instant les limites de cette addition des souverainetés nationales pour régler intelligemment les crises et répondre aux grands défis de demain.

   Depuis une trentaine d’années, il existe bien des conférences internationales, qui se concluent par de vibrantes et émouvantes déclarations sur la pauvreté, la santé, l’environnement, les droits des femmes. Leur faible traduction en termes de réalisations concrètes fait apparaître ces manifestations comme des initiatives sympathiques, mais peu efficaces. Seul ce qu’il faut bien appeler un « pouvoir mondial », cohérent et reconnu, sera en mesure, comme le suggère Kofi Annan, de « dépasser nos préoccupations étroites et d’apprendre à appréhender dans la concertation tout l’éventail des questions qui se posent à nous ». Les institutions internationales existantes souffrent de lourdes carences, souvent dénoncées: une inefficacité chronique, un fonctionnement fondé sur une approche formelle de la démocratie – qui donne le même poids à Haïti et à l’Inde ! – des instances décisionnaires dont la légitimité fait débat. Les réformer, ainsi que nous l’avons proposé, constitue le préalable indispensable à l’apparition de ce « pouvoir mondial ». »

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Thème central du colloque international « Pour défendre la paix, réformer l’ONU » tenu à Paris les 31 janvier et 1er février 2001, à mon initiative, en présence de nombreuses personnalités internationales.

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Kofi Annan s’exprime sur les armes nucléaires

« Les armes nucléaires représentent une menace existentielle unique pour toute l’humanité. Cependant, en plus d’être une menace, qui par nature s’étend à tous les domaines, les gouvernements l’abordent de manière sélective, non de manière approfondie. Le monde n’est pas simplement un somnambule qui se dirige vers un désastre. La vérité est pire, nous sommes endormis aux commandes d’un avion rapide. A moins que nous nous réveillions et que nous prenions le contrôle, le résultat est trop facile à prévoir. » (Université de Princeton 28 novembre 2006)

Cité dans mon livre « Quelques citations sur les armes nucléaires »

 

L’article original est accessible ici