Texte et photos : Romane Vilain

Il y a de ces endroits sur la planète qui semblent appartenir à un temps passé, où les modes de vie n’ont pas vraiment changé depuis plusieurs décennies. Des endroits qui font rêver par leur insularité et leur isolement, loin de la frénésie des villes occidentales. Des endroits où l’on s’imaginerait bien vivre, mais juste pour quelques temps.

Un enclavement territorial

Le Chocó est un département colombien se situant au nord ouest du pays, bordé à la fois par l’océan Pacifique et la mer Caraïbe et limitrophe avec le Panama. Son territoire est entièrement recouvert d’une forêt tropicale dense et difficilement pénétrable, c’est pourquoi la plupart de ses habitants vivent le long des côtes ou des rivières, en complète autarcie. Ce mot prend tout son sens quand on se rend dans cette partie de la Colombie. Vous ne pourrez en effet pas vous rendre en voiture dans cette région et serez difficilement joignable lors de votre séjour. Les seuls moyens pour se rendre dans ces petits villages côtiers sont le bateau ou l’avion. Il n’y a en effet aucune route terrestre reliant ces territoires maritimes au reste du monde. Quelques quarante minutes en vol charter vous conduiront pourtant à Medellin, ville de plus de trois millions d’habitants et pôle économique du pays. Toutefois, préparez votre porte-monnaie car les billets d’avion sont particulièrement coûteux. Si vous préférez voyager de façon plus économique, vous pourrez toujours prendre un cargo qui vous mènera à destination. Comptez entre 10 et 24 heures de bateau depuis la ville portuaire et chaotique de Buenaventura pour rejoindre les petits villages de la côte pacifique.

Alors qui peut bien vivre dans ces endroits si reculés ? Figurez-vous que le Chocó est peuplé à 85% de communautés afro-colombiennes arrivées là durant l’époque de la traite négrière initiée par les conquistadores espagnols. Les habitants de ces villages vivent principalement de pêche et d’agriculture et de toute activité informelle possible. Toutefois, quand l’opportunité se présente, il est possible de gagner sa vie autrement. Par exemple, quand el ejército – l’armée arrête des bateaux remplis de cocaïne à destination du Panama et que la drogue se retrouve jetée à l’eau, certains habitants vont récupérer ces-dits paquets pour les revendre par la suite. Un peu de gazoline dans le moteur et la « chasse au trésor » peut commencer. C’est un business qui fonctionne apparemment bien dans un pays largement corrompu. C’est également le seul moyen d’obtenir rapidement des revenus conséquents dans des territoires où les perspectives économiques demeurent quasi inexistantes.

Cette partie du monde qui peut sembler aussi miséreuse que séduisante mérite que l’on s’y attarde et ce un peu plus longtemps que pour y observer l’accouplement des baleines.

 

 La richesse et l’abondance matérielles importent peu…

Mais en allant dans le Chocó, vous verrez que la richesse et l’abondance matérielles importent peu. Pas de grandes maisons bordant les plages, ni de restaurants gastronomiques, pas de routes bien bétonnées ni de produits anti-moustiques. Vous n’y trouverez que de simples et petites baraques en bois fraîchement peintes de couleurs joyeuses et variées, qui seront même parfois ornées de fleurs et vergers. Quelques rues terreuses vous mèneront à la plage ou sur la place publique du village, vous n’y trouverez d’ailleurs que de simples bancs, peut-être une église et quelques cafés bruyants. L’atmosphère de ces petits villages invite donc à la détente et ces lieux reculés s’avèrent être un paradis pour les touristes qui osent s’y aventurer. Là-bas, la notion du temps est toute relative. La vie n’est pas rythmée au son des klaxons, des programmes télés ou des heures d’ouvertures des centres commerciaux mais plutôt par la nature qui l’entoure, par le rythme des marées et la lumière du soleil. Dans le Chocó, rien ne sert de se presser, la vie s’y écoule tranquillement, entre averses et chaleur, entre joie et candeur.

…mais des réalités complexes jalonnent ces territoires oubliés

Ceci reste toutefois le ressenti d’une touriste de passage à la recherche d’un peu d’exotisme et de détente. Des réalités bien plus complexes jalonnent ces territoires oubliés. Il est facile de se faire à l’idée que les habitants de ces zones reculées vivent de peu mais ne manquent de rien. Il n’y a certes pas de grosses carences ni de misère apparente. La nourriture élémentaire reste suffisante puisque l’environnement naturel est riche de ressources halieutiques. Les forêts regorgent de fruits divers et variés et les cargos ravitaillent quotidiennement les familles en riz et autres produits. Alors oui, quantité il y a, mais qualité et variété ne sont pas souvent au rendez-vous. Le plat principal de cette région côtière est constitué de riz, bananes frites appelées patacones et poisson. Ajoutez-y quelques empanadas et autres fritures et vous obtiendrez l’ensemble complet de la gastronomie du Chocó.

Le choix ne fait donc pas partie du régime de vie de ces habitants. Toute personne s’étant rendu dans ces zones reculées pourra l’affirmer. La notion de choix, qu’elle soit d’ordre alimentaire, matériel, esthétique ou même de vie reste bien maigre.

C’est en discutant avec la population locale autour d’un comptoir ou sur la plage que l’on se rend compte de la complexité de ces territoires pourtant si jolis. Ennui, passivité, enclavement, manque d’accès à une éducation secondaire, frustration des jeunes et manque de mobilité font partie du quotidien de ces habitants.

De maigres perspectives d’avenir

Quelle perspective d’avenir pour un jeune ayant grandi dans cet environnement ? A l’heure où le monde virtuel pénètre quasiment chaque recoin de la planète, il est difficile pour tous ces jeunes de s’y retrouver entre ce que la télévision leur propose et ce que la vie réelle leur offre. Contrairement à leurs parents, les jeunes du Chocó ont conscience qu’un autre monde –celui de l’abondance, de l’hédonisme et du consumérisme, est à leur portée. Or, difficile de s’échapper de ces terres sauvages quand un simple billet d’avion coûte plus de 240.000 pesos, soit l’équivalent de 70 euros l’aller, une somme élevée quand on gagne péniblement moins de dix euros par jour.

Un territoire aux couleurs de ségrégation

C’est donc en partageant le quotidien des locaux et en sortant de cette bulle touristique paralysante que l’on peut entrevoir ces inégalités territoriales et cette exclusion ethnique flagrante. De petites recherches permettent également de mettre en lumière les inégalités socio‑économiques entre ce territoire et le reste du pays. L’espérance de vie y est moindre ‑ 67 ans contre 74 dans l’ensemble du pays ‑ et le taux de mortalité infantile est trois fois plus élevé. Le taux d’analphabétisme est de 10% alors qu’il avoisine les 6% dans les autres régions et certains indices de santé sont comparables à ceux du Rwanda. Il est assez consternant d’apprendre que le département ne comporte aucune structure hospitalière importante ni d’ambulance médicalisée pour une population comprenant plus de 500.000 habitants. Sans parler de la corruption concernant les fonds publics qui paralyse nombre de projets d’infrastructures et de développement.

Je m’étonne qu’à l’heure d’aujourd’hui, alors que la Colombie est en plein développement économique, que ces riches territoires soient délaissés. Je m’étonne de l’enclavement toujours existant de cette partie du pays pourtant si accessible en termes de distance. Je m’étonne de ce contraste saisissant avec les grandes villes occidentalisées du pays. Je m’étonne d’apprendre que le gouvernement colombien délaisse complètement ce département depuis des décennies et ne réponde pas aux appels à l’aide. Je m’étonne de constater qu’en Colombie, une terre soi-disant de mestizaje-métissage, le racisme et la ségrégation existent encore. Triste est de constater que même encore aujourd’hui et n’importe où dans le monde, la couleur de la peau rend les hommes inégaux.

Alors que faire, que penser ? Ne tombez pas dans le mirage d’un paradis coupé du monde ni dans la désolation et le mépris quant au niveau de vie. Il y a des choses à faire pour améliorer les conditions de vie de ces habitants, tout en respectant le mode de vie, la culture et l’environnement de cette région teintée d’inégalités. Je pense notamment au potentiel touristique de ces endroits préservés. Un tourisme local, respectueux de l’environnement dont les bénéfices reviendraient directement aux habitants pourrait être source de développement communautaire. L’implantation d’organismes alternatifs pourrait être envisagée pour surpasser les carences dans l’éducation et la santé. Finalement ce sont surtout les pouvoirs publics et le gouvernement colombien qui devraient se préoccuper de la situation socio-économique de cette zone. À eux d’investir dans des infrastructures décentes et des programmes de développement. À eux de rendre ce territoire plus égal au reste du pays. À eux d’offrir de nouvelles perspectives aux habitants et de se préoccuper de ces citoyens délaissés depuis des années. Qu’attendent-ils et pourquoi ?