par Renaud Duterme

La violence est bien entendu omniprésente dans l’histoire de l’humanité, et ce quelles que soient les cultures et les régions du monde. Cela dit, celle-ci va prendre une caractéristique particulière (de par son ampleur et de par sa forme) avec l’imposition au monde par les puissances européennes d’un mode de production assez singulier, le capitalisme. Contrairement à ce que prônent certains idéologues, ce système n’est pas la destinée « naturelle » de toute société humaine. Au contraire, il s’est le plus souvent imposé par la violence et la coercition, notamment par le biais de la colonisation. Aussi, 1492 est souvent présenté comme la date symbolique qui a fait basculer le monde dans un processus de pillage des richesses sans précédent, qui perdure jusqu’à aujourd’hui et sans lequel il est impossible de comprendre la fameuse fracture Nord-Sud.

Et l’Europe « découvrit » le monde…

Quand les Européens se mettent en tête de découvrir le monde, leur supériorité économique et technologique est loin d’être acquise. La majorité des chercheurs s’accordent en effet à dire que les niveaux de développement (avec toutes les réserves connotées de ce mot) de l’Europe et d’autres régions sont plus ou moins similaires (royaumes précolombiens, sud-est de la Chine, certaines zones de l’Afrique, etc.) |1| De ce fait, les facteurs ayant encouragé la conquête des autres contrées résultaient davantage du hasard géographique (plus grande proximité entre l’Amérique et l’Europe, absence des chevaux sur les terres du Nouveau Monde, immunité bactériologique des Européens en raison de contacts ancestraux avec le bétail, diffusion des innovations des deux côtés de l’Eurasie, etc. |2|) et politique (le morcellement du territoire européen encourageait la conquête extérieure, les frontières internes étant plus faciles à contrôler, contrairement à la Chine par exemple ; les empires Incas et Aztèques étant très hiérarchisés, la capture des autorités facilitèrent la domination coloniale, etc.). Or, c’est incontestablement la conquête de l’Amérique qui va donner à l’Europe sa supériorité économique plusieurs siècles durant. La découverte et l’exploitation de nouveaux produits alimentaires (sucre, tabac, pommes de terre, etc.) ainsi que le pillage des ressources minérales (or et argent) provenant des contrées découvertes vont constituer des atouts considérables aux puissances maritimes, permettant tantôt d’amorcer un processus d’industrialisation précoce (Angleterre), tantôt à une aristocratie parasitaire d’acquérir des produits de luxe sans commune mesure (Espagne). Bien entendu, la base de ce pillage sera une violence physique considérable, d’abord contre les populations indigènes, ensuite envers les esclaves africains. On voit déjà ici comment deux continents intègrent l’économie mondialisée par la contrainte et la saignée.

Les principes capitalistes s’imposent au monde

En fait, les principes qui seront ceux du capitalisme vont permettre aux colonisateurs de justifier l’appropriation des ressources (naturelles et humaines) des nouveaux mondes. À commencer par le concept de propriété privée de la terre, souvent inconnu chez de nombreuses populations qui privilégiaient une approche communautaire de la terre (excepté dans les empires esclavagistes comme les Incas ou les Aztèques). Cette absence de titres officiels sur les terres permit aux Européens de confisquer « légalement » l’ensemble des terres à leurs occupants, expulsés quand ils ne seront tout simplement pas massacrés.

Par ailleurs, et contrairement à l’idéal libéral qui valorise une concurrence saine et parfaite, le capitalisme tel qu’il se déploie depuis des siècles consiste avant tout à contourner les règles de la concurrence pour dégager des profits exceptionnels. C’est ainsi tout naturellement qu’il va parfaitement s’accommoder des grandes découvertes : « Le capitalisme est à la recherche de positions de monopole, obtenues notamment en allongeant le circuit commercial jusqu’à le rendre opaque. Il trouve ainsi sa meilleure incarnation dans le commerce au long cours, pratiqué tout autant par les marchands vénitiens que par les diasporas juives, arabes ou indiennes » |3|. L’ampleur sera évidemment tout à fait inédite avec le commerce transatlantique.

Au-delà de la dimension Nord-Sud, soulignons que, dès le début, ce système va s’imposer par l’expropriation des terres des paysans anglais, notamment par le biais des fameuses enclosures. Ce qui va d’ailleurs être à l’origine d’un autre trait fondamental pour comprendre ce mode de production si particulier, à savoir la création d’un prolétariat obligé de vendre sa force de travail pour subvenir à ses besoins, auparavant satisfaits par une production relativement autonome. Dans les colonies, ce principe va également s’imposer et va contribuer à la création d’un prolétariat indigène, pour le plus grand profit des plantations et/ou exploitations des métropoles. À noter que la fiscalité servira également d’outil destiné à contraindre la population à adopter le rapport d’exploitation salariale, les impôts devant être payés sous forme monétaire, les peuples étant obligés de vendre leur force de travail pour en acquérir |4|. On voit donc que les principes mêmes du capitalisme (propriété privée des terres et des moyens de production, main d’œuvre salariée) ont été utilisés dès le début pour contraindre des millions de personnes à adopter un mode de production imposé de l’extérieur.

 

Une industrialisation inégale

En fait, il faut prendre conscience que ce sont ces principes d’expropriation et de dépossession des moyens de productions de ceux qu’on va appeler les « prolétaires » qui vont permettre ce qu’on va nommer a posteriori « révolution industrielle ». La plupart des paysans n’auraient jamais accepté de travailler dans des usines ou dans des mines insalubres s’ils n’y avaient été contraints par la dépossession de leurs terres.

D’autre part, l’exploitation du nouveau monde est capital à bien des égards pour expliquer l’industrialisation, et ce pour plusieurs raisons. Les terres nouvellement découvertes vont d’abord permettre à l’Angleterre de soulager ses écosystèmes en y envoyant ses populations « excédentaires », de façon à sortir du goulot d’étranglement malthusien. C’est d’ailleurs, selon l’historien Kenneth Pomeranz, l’avantage qu’avait l’Angleterre sur des régions à développement comparable telles que celle du Yangzi en Chine |5|. Bien entendu, et comme déjà évoqué, le pillage des ressources va également contribuer à l’essor industriel. Le journaliste et chercheur américain Charles C. Mann pointe notamment l’importance du caoutchouc à travers les plantations d’hévéas en Amérique du Sud et en Afrique dans l’industrialisation européenne |6|.

Enfin, il faut également noter les entreprises d’appropriation et de destruction des techniques « indigènes ». Pour le grand historien Fernand Braudel, il est ainsi clair que l’Angleterre Victorienne a copié la proto-industrie textile de l’Inde avant de la détruire pour spécialiser le pays dans la production de coton et inonder son empire de sa production. La spécificité des différents degrés d’industrialisation est ainsi que les premiers à y parvenir bénéficient d’un avantage durable sur les autres, notamment en leur imposant des politiques de libre-échange permettant de casser dans l’œuf toute tentative de développement industriel. C’est ce qui explique le fait que la majorité des pays du tiers-monde aient encore une économie majoritairement basée sur l’exportation de matières premières. Soulignons également qu’un des seuls pays non occidentaux ayant connu un processus d’industrialisation précoce est le Japon, notamment du fait d’une relative autonomie vis-à-vis des puissances européennes.

La mise en place du système-dette

Contrairement à ce que certains ont coutume de dire, les indépendances ne seront pas synonymes d’une véritable émancipation des anciens colonisés. Dès le début va en effet se mettre en place un système néo-colonial constitué de corruption, de coups d’État et d’endettement au profit des grandes puissances et de leurs multinationales. De l’Amérique latine à l’Asie du sud-est en passant par l’Afrique, de nombreux pays seront ainsi contraints de monnayer leur indépendance politique contre des contrats de préférence privilégiant leur ancienne métropole et/ou un endettement qui va se révéler bien plus efficace et rentable que l’ancienne domination. Les chefs d’État récalcitrants seront purement et simplement renversés, voire assassinés, au profit de personnalités parasitaires bien plus dociles (Pinochet, Mobutu, Suharto, etc.).

Cette exploitation par la dette va encore s’accentuer dans les années 80 suite à ce qu’on nomme la « crise de la dette ». La chute des prix des matières premières largement exportées par les pays du tiers-monde, combinée à la hausse des taux d’intérêt, vont précipiter ces derniers dans le nœud coulant de la dette. C’est la fameuse époque des plans d’ajustement structurel imposés par le FMI (Fond monétaire international) et ayant comme unique objectif l’accumulation de devises pour satisfaire le remboursement des créanciers. Les mesures préconisées seront partout similaires, à savoir des coupes dans l’ensemble des secteurs « non-productifs » (santé, éducation, services publics, etc.), des hausses d’impôts (en particulier la TVA) et une spécialisation économique selon les avantages comparatifs du pays. Le résultat est sans appel : une explosion des inégalités, une pauvreté accrue et une prolifération des bidonvilles |7| partout où ces plans furent appliqués (et ce jusqu’à aujourd’hui dans des pays comme la Grèce ou l’Espagne).


Un système contre nature

Ce qui est intéressant de noter également est que cette violence va dès le début s’exercer non seulement contre les populations exploitées mais également contre leur environnement, voire, aujourd’hui, contre la nature dans son ensemble. Ce qu’on nomme ainsi de plus en plus souvent l’anthropocène ne peut se comprendre indépendamment du développement à l’échelle mondiale d’un système exclusivement basé sur le profit et sur les exploitations humaines et naturelles. Ainsi, dès les débuts de l’époque coloniale, on voit s’imposer une agriculture constituée de monocultures désastreuses non seulement pour l’autonomie alimentaire des populations concernées |8|, mais également pour la biodiversité. Ces monocultures seront principalement destinées à satisfaire la demande en produits tropicaux des consommateurs européens (les plus nantis la plupart du temps). Conjointement à l’application à grande échelle de la fameuse théorie des avantages comparatifs de Ricardo, cela va être à l’origine de la situation de spécialisation des pays du tiers-monde, qui perdure jusqu’à aujourd’hui et qui permet encore d’expliquer les millions de kilomètres parcourus chaque année par différents produits.

Par ailleurs, la fin des colonisations et l’imposition du système-dette vont également constituer une attaque contre les écosystèmes des pays du Sud puisque d’une part, les prêts de la Banque mondiale vont régulièrement servir à construire des infrastructures ayant pour but de faciliter la surexploitation de leurs milieux naturels (mines, ports, centrales à charbon, barrages) et d’autre part, les plans d’ajustement structurel vont contraindre les pays endettés à faire pression sur leurs ressources afin d’encaisser des devises pour rembourser leur dette. Ce qui fit d’ailleurs dire au dictateur indonésien Suharto qu’il ne fallait pas se casser la tête pour l’endettement du pays vu que ce dernier avait des forêts pour la rembourser |9|.

Tout ce qui précède permet non seulement de comprendre la situation d’extrême pauvreté dans laquelle subsiste une bonne partie de la population mondiale, mais cela explique également en partie la difficulté de la prise de conscience écologique chez les populations les plus aisées, les externalités |10| de leur surconsommation se faisant sentir bien loin de leur environnement.

Au-delà de ces limites, ce panorama très bref de l’histoire des relations Nord-Sud permet ainsi de comprendre plusieurs choses. A) On ne peut comprendre ce concept indépendamment des rapports de forces capitalistes qui se développent durant cette période. B) Il est fondamental de considérer conjointement l’exploitation des populations ET de la nature. C) On ne peut comprendre ce qu’on nomme la crise écologique sans pointer du doigt la persistance des relations d’exploitation qui se développent et perdurent depuis cinq siècles. Par conséquent, sortir de l’impasse ne pourra se faire sans remettre en cause les logiques de dominations politiques et économiques encore à l’œuvre aujourd’hui.

Notes

|1| Paul Bairoch, Robert C. Allen, Kenneth Pomeranz, Fernand Braudel, etc..

|2| Pour plus de détails sur les atouts géographiques de l’Europe sur l’Amérique, lire DIAMOND Jared, De l’inégalité parmi les sociétés, Gallimard, Paris, 2000.

|3| COLLECTIF, Dix questions sur le capitalisme aujourd’hui, éditions Sciences Humaines, Paris, 2014, p9.

|4| DAVIS Mike, Génocides tropicaux, La Découverte, Paris, 2006, p224 et 335.

|5| Ainsi que des réserves de charbon situées à proximité des nouveaux centres industriels. Lire à ce sujet POMERANZ Kenneth, Une grande divergence, Albin-Michel, Paris, 2010.

|6| MANN Charles C., 1493, Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, Albin Michel, Paris, 2013, pp286-293.

|7| DAVIS Mike, Le pire des mondes possibles, La Découverte, Paris, 2010.

|8| Suite à une série de sécheresses consécutives à un épisode El niño, des millions de personnes périront de famines durant le XIXe siècle en raison de cette perte de souveraineté alimentaire. Se référer de nouveau à l’ouvrage DAVIS Mike, Génocides tropicaux, op.cit.

|9| Cité dans BROSWIMMER Franz, Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Agone, Marseille, 2010.

|10| Les externalités sont les impacts sociaux et environnementaux qui n’entrent pas dans la comptabilité des processus de production. Parmi ces externalités, soulignons notamment les émissions de CO2, le démantèlement de déchets électroniques, l’épuisement des sols, etc.

L’article original est accessible ici