par Maxime Combes

C’est sans doute l’une des négociations internationales les plus importantes de la période : du 24 au 28 octobre 2016, l’ONU a accueilli à Genève une deuxième session de négociations portant sur un éventuel futur Traité international contraignant sur les entreprises transnationales et les droits humains. Le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU s’est en effet prononcé en juin 2014 en faveur d’une résolution en ce sens déposée par l’Équateur et l’Afrique du Sud. Adoptée par 20 voix, contre 14 dont la France [1] (et 13 abstentions), cette initiative est bienvenue et justifiée, tant il apparaît urgent de mettre fin à l’impunité dont bénéficient les transnationales et de garantir l’accès à la justice pour les victimes de leurs activités.

Une bataille qui prendra des années

La première session de négociations, qui s’est tenue en juillet 2015, et la réunion du mois d’octobre 2016, ne sont qu’un premier cycle de discussions au cours duquel experts et représentants de la société civile ont l’occasion d’établir un diagnostic devant les représentants des États. Ce n’est qu’en 2017 que ce groupe de travail du Conseil des Droits de l’homme de l’ONU entrera dans le vif du sujet, avec l’examen d’un premier brouillon de Traité rédigé par l’Equateur. Si le Forum économique mondial de Davos ne tremble pas encore, ces négociations divisent fortement : les pays du Sud en soutiennent le principe, avec l’appui des ONG, tandis que les pays de l’OCDE y sont fermement opposés, tout comme les transnationales.

L’enjeu est de taille. Il n’est pas surprenant que l’Equateur soit à la proue de ce processus de négociations. Le scandale Texaco a profondément marqué le pays. La multinationale du pétrole avait en effet délibérément déversé, en pleine jungle et dans des rivières, des millions de tonnes de déchets toxiques liés aux forages et à l’exploitation pétrolière en Amazonie équatorienne entre 1964 et 1990. Condamné par la justice équatorienne pour les activités de sa filiale, qui s’est retirée des sites exploités sans dépolluer, Chevron refuse d’indemniser les victimes et les a même poursuivi en justice pour « extorsion ».

Des transnationales françaises mises à l’index

Emblématique de l’impunité dans laquelle se complaisent les transnationales, le cas Chevron n’est pas isolé. De Bhopal (20 000 morts au moins) au Rana Plaza (1135 morts), nombreux sont les accidents industriels pour lesquels il est difficile d’obtenir une condamnation des transnationales et des réparations pour les victimes. Le sujet ne concerne pas les seuls pays du Sud. Carrefour, Auchan et Camaïeu [2] sont impliqués dans l’affaire du Rana Plaza. Tandis que des sous-traitants de Carrefour, qui reconnaît ne pas procéder à des vérifications sociales jusqu’au bout de ses chaînes d’approvisionnement, sont accusés de recourir au travail esclave en Thaïlande [3].

Mise à l’index chaque année pour ses pratiques d’optimisation fiscale, Total n’est ainsi que relativement peu inquiétée pour les impacts environnementaux de ses activités pétrolières, notamment au Nigéria : il a fallu plus de 13 ans de procédures pour qu’elle soit condamnée pour la catastrophe de l’Erika. Alstom est accusé de corruption au Brésil, et est engagé dans la construction, avec EDF et GDF, de grands barrages en Amazonie qui dévastent des régions entières et bafouent les droits des populations. En Inde, c’est Veolia qui est accusée de profiter de contrats de gestion de l’eau très défavorables pour les populations, tandis que les projets d’Areva sont violemment contestés par les populations locales [4] .

Une impunité voulue par les pouvoirs publics et facilitée par la mondialisation

Cette (relative) impunité n’est pas fortuite. Les accords de l’OMC, et les accords bilatéraux ou régionaux visant à libéraliser le commerce et l’investissement, ont donné aux transnationales – et plus généralement à l’ensemble des entreprises privées – de nombreux droits. Ces politiques ont institué des cadres juridiques qui accordent des protections unilatérales à leurs activités mais qui ne leur imposent aucune obligation. En termes d’impacts sur les populations affectées, ces protections juridiques instituent ce qui est appelé une « architecture de l’impunité » : les transnationales peuvent violer les droits de l’homme et les droits du travail, dévaster l’environnement, sans être, dans la majorité des cas, réellement inquiétées.

Pour attirer des investisseurs internationaux et des bouts d’activités d’entreprises transnationales, de nombreux pays et collectivités territoriales sont prêts à leur accorder un « environnement attractif », y compris en réduisant les mesures de protection du travail ou de l’environnement. La recherche de compétitivité et l’accès aux marchés internationaux sont érigés comme les deux leviers de création de richesse, indépendamment des considérations d’équité et de soutenabilité écologique. Les territoires, les législations et les populations sont ainsi mis en concurrence les uns avec les autres au niveau international.

Les transnationales organisent et dirigent l’économie mondiale

Sous l’emprise de l’autonomie laissée aux marchés internationaux, le pouvoir déclinant des États se confronte au pouvoir grandissant des transnationales qui sont désormais des acteurs majeurs des relations internationales. Bien aidés par l’apparition de nouvelles technologies et par la financiarisation croissante du capitalisme, les transnationales sont devenues des acteurs dominants du droit commercial international et les marchés internationaux deviennent des espaces qui échappent, pour partie, à la juridiction des États. On est passé d’une économie mondiale structurée par les économies nationales à une économie mondiale reposant de plus en plus sur des réseaux de transnationales.

La division internationale du travail a en effet accentué la concentration des échanges entre quelques grandes transnationales. Près de 30% du commerce mondial s’effectue au sein même des transnationales, entre leurs filiales, et les deux tiers du commerce international correspondent à des échanges de biens intermédiaires, et non de produits finis. Acteurs majeurs du commerce international, elles maîtrisent les chaînes mondiales de valeur [5] : selon le rapport de la CNUCED de 2010, 82 000 entreprises transnationales contrôleraient 810 000 filiales. On considère aujourd’hui que sur les cent économies les plus puissantes de la planète, plus de 50 % sont des transnationales [6] , tandis que la maîtrise des importations et exportations est du fait d’une poignée d’entreprises [7]. A peine 737 banques, assurances ou grands groupes industriels contrôlent 80 % de la valorisation boursière des transnationales de la planète [8].

De l’ONU à l’OIT en passant par l’OCDE, primeur aux règles non contraignantes

Devenues les maîtres du jeu, les transnationales évoluent dans un cadre réglementaire international qui leur va comme un gant. Il n’existe pas, au niveau international, d’instrument juridiquement contraignant, pourvu de mécanisme de sanction, pour réguler et contrôler les impacts de leurs activités sur les droits humains et assurer l’accès à la justice pour les victimes. Toutes les expériences en ce sens ont jusqu’ici échoué. Dans les années 1970, sous la triple influence des pays du Sud, devenus numériquement majoritaires, des pays communistes et des milieux syndicaux internationaux, une réflexion sur la « responsabilité sociale » des firmes transnationales émerge progressivement à l’OIT et à l’ONU. Elle débouchera sur la « Déclaration de principes tripartite sur les entreprises transnationales et la politique sociale », adoptée en 1977 au sein de l’OIT, mais elle restera sans suite dans le cadre de l’ONU.

En parallèle, l’OCDE s’est également saisie de la question au début des années 1970. Très perméable aux intérêts des transnationales de par sa composition et son fonctionnement, l’OCDE adopte en 1976 des principes directeurs à l’intention des entreprises transnationales [9]. Un document qui semble bel et bien avoir influencé, et adouci, le contenu de la Déclaration adoptée par l’OIT un an plus tard. Mis à jour à cinq reprises depuis, ce document se limite à établir des recommandations non contraignantes en matière de « responsabilité des entreprises dans la société » (travail, droits de l’homme, environnement, protection des consommateurs, etc).

En 2000, les transnationales ont réussi à faire adopter le Pacte mondial [10] dans le cadre de l’ONU, tuant dans l’oeuf les volontés de remettre à l’ordre du jour l’idée d’un droit international contraignant. Les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme [11], adoptés en 2011, ne sont guère plus contraignants. En se limitant à des principes volontaires et limités, les institutions internationales ont étendu le domaine de la « soft law » au détriment d’un droit juridiquement contraignant. Bien que nombreux, ces dispositifs ne sont pas dotés d’instrument de vérification indépendante et de sanction. La documentation accumulée sur le terrain au fil des ans montre qu’ils ne permettent ni d’assécher les violations des droits humains, du droit du travail et des normes environnementales, ni de les condamner lorsqu’elles sont avérées.

Vers un traité contraignant ?

Beaucoup de commentateurs critiques prétendent qu’un droit international contraignant serait trop complexe. Il semble au contraire que la complexité, bien réelle, de la mise en œuvre d’une juridiction contraignante au niveau international, pourrait être levée avec un peu de détermination. Il faut bien constater que ce sont les pays du Nord, où siègent 85 % des transnationales, qui répugnent le plus à un texte contraignant : États-Unis, Australie et Canada sont aux abonnés absents tandis que l’UE refuse de s’exprimer clairement et a tendance à poser des conditions qui ont pour fonction de bloquer ou retarder le processus de négociation.

C’est tout l’enjeu des prochaines échéances : obtenir que la France et l’UE se joignent à ce processus historique, sans le bloquer et sans en réduire la portée. Le tout dans la perspective d’obtenir enfin un Traité international permettant aux victimes de dommages causés par les transnationales d’avoir accès à la justice devant une cour internationale. Née pour pour désarmer les marchés financiers et les banques, Attac France a bien l’intention d’apporter sa pierre pour désarmer le pouvoir des transnationales [12].

Notes

[1] Voir le communiqué d Attac France : Le Conseil des droits de l Homme de l ONU favorable à la fin de l impunité des transnationales. La France vote non, juin 2014

[2] Observatoire des transnationales, 2014, Un an après le Rana Plaza, Auchan et Carrefour pas prêts à assumer leurs responsabilités

[3] Bastamag, 2014, Commerce de la crevette : des sous-traitants de Carrefour accusés de recourir au travail esclave

[4] Sur l ensemble de ces cas voir les articles de l Observatoire des transnationales

[5] Une « chaîne de valeur » est un ensemble articulé d’activités (conception, production, logistique, marketing, vente…) qui permet à une entreprise de créer un avantage sur ses concurrents.

[6] Top 200 : The Rise of Global Corporate Power (2000)

[7] WTO, World Trade report 2012

[8] Bastamag, 737 maîtres du monde contrôlent 80 % de la valeur des entreprises mondiales

[9] http://www.oecd.org/fr/investissement/mne/

[10] https://www.unglobalcompact.org/

[11] http://www.ohchr.org/Documents/Publications/GuidingPrinciplesBusinessHR_…

[12] Attac France est membre de la campagne internationale pour démanteler le pouvoir des transnationales

mardi 6 juin 2017
https://france.attac.org/nos-idees/mettre-au-pas-la-finance-les-banques-…

L’article original est accessible ici