par Immanuel Wallerstein

Depuis la nuit des temps, des gens qui se sentent opprimés et/ou ignorés par les puissants ont résisté à ceux qui détiennent le pouvoir. Une telle résistance a souvent fait changer les choses, mais seulement en certaines occasions. Considérer que la cause défendue par ces résistants est vertueuse dépend des valeurs et des priorités de chacun.

Aux Etats-Unis, au cours de la seconde moitié du siècle passé, a émergé une résistance latente à ce qui était perçu comme une oppression exercée par les élites, ces dernières ayant introduit des changements dans les pratiques sociales qui heurtaient de front certains groupes religieux et ignoré les populations rurales et les gens dont les niveaux de vie déclinaient. Au début, la résistance a pris la forme d’un retrait de l’engagement social. Puis elle a pris une forme plus politique, au sein d’un mouvement qui a par la suite pris le nom de Tea Party.

Le Tea Party a commencé à enregistrer quelques succès électoraux. Mais il était dispersé et n’avait pas de stratégie claire. Donald Trump a compris le problème qu’avait ce parti et a saisi l’opportunité à son profit. Il s’est présenté comme le dirigeant capable d’unifier le populisme de droite et a propulsé le mouvement sur la scène politique.

Ce que Trump a compris, c’est qu’il n’y avait pas d’antagonisme entre le fait de diriger un mouvement contre ce qu’on appelle l’Establishment – la classe au pouvoir –, et celui de chercher à prendre le pouvoir à la tête de l’État via le Parti républicain. Il a, au contraire, compris que la seule manière dont il pouvait arriver à ses fins néfastes, c’était de combiner les deux.

Le fait qu’il ait réussi à le faire dans la plus grande puissance militaire du monde a encouragé des groupes qui avaient des vues similaires partout dans le monde et qui se sont mis à poursuivre des objectifs semblables en attirant des adhérents de plus en plus nombreux.

La victoire de Trump reste à ce jour encore incomprise par la majorité des dirigeants politiques des deux grands partis traditionnels qui sont à l’affut de signes indiquant qu’il va enfin adopter ce qu’ils appellent une posture « présidentielle ». En clair, ils attendent qu’il abandonne son rôle de dirigeant d’un mouvement et se limite à être le président et le dirigeant d’un parti politique.

Ils saisissent le moindre signe donnant à penser qu’il va aller dans ce sens. Lorsque le président américain modère ses propos l’espace d’un instant (comme il l’a fait le 28 février dernier dans le discours qu’il a prononcé devant le Congrès), ils ne comprennent pas que c’est précisément là la tactique trompeuse d’un dirigeant de mouvement. Et ils en sortent encouragés et pleins d’espoir. Mais Donald Trump ne sortira jamais de son rôle de dirigeant de mouvement parce qu’au moment même où il le ferait, il perdrait le vrai pouvoir.

Au cours de l’année passée, confronté à la réalité de la victoire de Donald Trump, un mouvement d’opposition a émergé aux États-Unis (et ailleurs) qui a pris pour nom « Resist » (Résistez). Ceux qui sont engagés dans ce mouvement ont compris que la seule chose capable de contenir et éventuellement de battre le trumpisme, c’était de lui opposer un mouvement social qui défende des valeurs différentes et des priorités différentes. Ceci constitue le « pourquoi » de « Resist ». Ce qui est plus compliqué, c’est de connaître le « comment » de « Resist ».

Le mouvement « Resist » s’est développé avec une remarquable rapidité jusqu’à devenir une force suffisamment impressionnante pour que la presse grand public commence à faire état de son existence. C’est ce qui amène Donald Trump à fulminer en permanence contre la presse. La publicité nourrit un mouvement et le président fait tout ce qu’il peut pour anéantir ce mouvement d’opposition.

Le problème de « Resist », c’est qu’il en est encore au stade où ses multiples activités sont dispersées et sans stratégie claire ; ou, du moins, il ne dispose pas encore d’une stratégie collectivement adoptée. Et il ne compte jusqu’ici aucune figure capable d’unir le mouvement comme Trump l’a fait avec le Tea Party.

« Resist » s’est engagé dans une multiplicité d’actions différentes. Ses militants ont organisé des manifestations de rue, interpellé leurs élus au Congrès lors de leurs rassemblements publics, organisé des dispositifs de protection des personnes menacées d’expulsion par l’État. Ils ont bloqué les transports en commun, publié des dénonciations, signé des pétitions et créé des communautés locales qui se réunissent pour étudier et décider d’actions locales à mettre en œuvre dans le futur. « Resist » a réussi à engager de nombreuses personnes ordinaires dans la voie du militantisme, et ce pour la première fois dans leur vie.

Mais « Resist » est confronté à quelques dangers qui le guettent. Un nombre croissant de ses participants seront arrêtés et mis en prison. Militer est un travail exténuant : après un temps, beaucoup de gens vont se lasser. Et, pour garder le moral, ils ont besoin de succès, grands ou petits. Personne ne peut garantir que « Resist » ne va pas disparaître. Il a fallu au Tea Party des dizaines d’années avant d’en arriver au stade où il en est aujourd’hui. Et cela peut prendre autant de temps à « Resist ».

Ce que « Resist », en tant que mouvement, ne doit pas perdre de vue, c’est le fait que nous sommes en plein milieu d’une transition structurelle historique, avec le passage d’un système-monde capitaliste – dans lequel nous vivons depuis quelque 500 ans – vers l’un des deux systèmes appelés à lui succéder : un système non capitaliste qui conservera tous les pires traits du capitalisme (hiérarchie, exploitation et polarisation), ou son opposé, un système relativement démocratique et égalitaire. J’appelle cela la lutte entre l’esprit de Davos et l’esprit de Porto Alegre.

Nous vivons une situation de transition chaotique et déroutante. Cet état de fait a deux implications pour notre stratégie collective. A court terme (disons, dans les trois ans à venir) nous devons nous souvenir que nous vivons tous dans le court terme. Nous voulons tous survivre. Nous avons tous besoin de nous loger et de nous nourrir. Tout mouvement qui espère prospérer doit aider les gens à survivre en soutenant tout ce qui minimise les souffrances de ceux qui sont dans la détresse.

Mais à moyen terme (disons à l’horizon 20-40 ans), soulager les souffrances ne change rien. Nous devons concentrer nos efforts à nous battre contre ceux qui représentent l’esprit de Davos. Il n’y a pas de compromis possible. Il n’existe pas de version « réformée » du capitalisme qui puisse être construite.

Le « comment » de « Resist » devient alors clair. Il nous faut développer collectivement une vision plus lucide de ce qui se passe, définir des choix moraux plus décisifs et des stratégies politiques plus perspicaces. Mais cela n’arrive pas automatiquement. Nous devons construire la combinaison de tous ces éléments. Nous savons, bien entendu, qu’un autre monde est possible, mais nous devons aussi être conscients qu’il n’est nullement inévitable.

Traduction : Mireille Azzoug

Resist

Le mouvement anti-Trump « Resist » (Résistez, Résister) est un mouvement de résistance et de solidarité citoyenne avec ceux qui sont stigmatisés par Donald Trump : les musulmans, les noirs, les pauvres, les femmes, les homosexuels, etc. Largement spontané, ce mouvement politiquement inorganisé et constitué au travers des réseaux sociaux (#Resist en est le mot clé) s’est propagé via les téléphones portables. « Resist » et « Resistance » sont ainsi devenus les mots d’ordre de ces mouvements protestataires. Certains font d’ailleurs un parallèle avec la Résistance française lors de la deuxième guerre mondiale, et Michael Moore a lancé un site Internet intitulé « The Resistance Calender » (calendrier de la Résistance) contre la politique de Trump.

La Californie a joué un rôle de tête de pont dans la constitution du mouvement, étant donné sa forte assise démocrate (Hillary Clinton y a remporté 61,5% des voix, 85% à San Francisco) et les mesures sociales progressistes qu’elle a mises en place sur son territoire (législation en faveur du changement climatique, salaire minimum et égalité des salaires, contrôle des armes, droits des immigrés, etc.). « Resist » est présenté comme une sorte de mouvement de gauche alternative (Alt Left). Une partie de ses initiateurs veut calquer sa stratégie sur celle du Tea Party – qui a été capable, tout en étant minoritaire, d’imposer ses valeurs et de contribuer à faire élire Trump – mais avec des valeurs totalement opposées à celles de ce parti – valeurs d’inclusion, de tolérance, et de justice. Voir le site de « Indivisible », un des collectifs de « Resist » qui développe un véritable mode d’emploi copiant littéralement les stratégies du Tea Party : https://www.indivisibleguide.com/web/

Mireille Azzoug

L’article original est accessible ici