par David Hamou

Depuis la crise financière de 2007, l’Espagne connaît une situation de crise du logement sans précédent. Des centaines d’expulsions se produisent chaque jour, alors que des millions de logements restent vides. Aujourd’hui encore, le droit au logement est constamment menacé, et l’accès à un logement digne est entravé par des lois très peu protectrices, des prix qui ne cessent d’augmenter et un parc de logement social qui reste largement insuffisant pour reloger les familles. Face à cette situation d’injustice sociale, de nouvelles formes d’activisme sont apparues, et les mouvements sociaux se sont organisés pour constituer un contre-pouvoir populaire engagé dans la défense du droit au logement.

A l’origine des violations actuelles du droit au logement : le modèle financiero-urbanistique espagnol et la bulle spéculative immobilière

Dans les années 1990 et 2000, l’expansion massive du secteur de la construction immobilière a conduit à la constitution d’une bulle spéculative immobilière dont l’éclatement explique en grande partie la situation d’urgence sociale actuelle. Ainsi, entre 1997 et 2007, plus 6,6 millions de logements ont été construits en Espagne, soit la même quantité que le total des logements construits en France, en Allemagne et en Italie sur la même période. Cet emballement du marché a gonflé artificiellement les prix de l’immobilier, alors que se multipliaient les transactions financières spéculatives qui alimentaient en retour le phénomène.

En parallèle, les banques espagnoles ont largement facilité l’accès aux crédits hypothécaires en proposant des contrats contenant des clauses abusives à de nombreux ménages peu solvables, avec l’argument que « les prix ne peuvent pas baisser ». Dans un pays où être propriétaire est la norme, les classes populaires et moyennes ont donc connu un accès massif à la propriété via des crédits hypothécaires à risque avantageux et séduisants. Taux variables, clauses planchers, absence de dation en paiement |1|… les conditions de ces crédits immobiliers les rapprochent en réalité d’une véritable escroquerie généralisée.

En 2008, avec l’éclatement de cette bulle spéculative immobilière, la chute des prix, et l’explosion du chômage, de nombreuses familles se retrouvent sans ressource et ne peuvent plus faire face aux mensualités de ces crédits à risque. Les conséquences sociales de cette crise sont désastreuses : expulsions massives des familles par les banques, surendettement et spirale de la pauvreté. Entre 2008 et 2012, on compote plus de 415.000 saisies hypothécaires et près de 245.000 expulsions. En total depuis 2007, ce seraient plus de 400.000 familles qui auraient perdu leur logement à causes des expulsions. Alors que le pays plonge dans une crise du logement généralisée, et que des centaines de millions d’euros publics sont données aux banques sans contreparties, les pouvoirs publics restent passifs et alimente la culpabilisation des citoyens : la faute serait la nôtre car nous aurions vécu « au-dessus de nos moyens ».

La réaction des mouvements sociaux

Face à cette profonde injustice sociale, les citoyens ont su inventé de nouvelles formes d’activisme et se sont organisés au sein de mouvements sociaux défendant le droit au logement. Ce combat s’est principalement structuré autour de deux moyens d’action : les actions directes de désobéissance civile et les propositions de réforme législative.

La Plateforme des Personnes des Affectés par l’Hypothèque (PAH) est née à Barcelone en 2009, et s’est depuis largement diffusé dans tout le pays : on compte aujourd’hui plus de 200 plateformes locales. Il s’agit d’un mouvement citoyen non partisan d’auto-organisation de personnes affectées par la crise hypothécaire et de personnes solidaires, qui dénonce des lois injustes et lutte activement contre les expulsions et le surendettement des familles. Les exigences fondamentales de la PAH sont l’arrêt total des expulsions, l’obtention de la dation en paiement et la transformation des logements saisis par les banques en parc public de logements sociaux locatifs. Le mouvement s’organise en assemblées générales horizontales et pratique la désobéissance civile par des actions directes. Les groupements citoyens pour empêcher physiquement les expulsions, et les occupations massives des banques et des mairies responsables de ces expulsions, ou encore les actions de réquisition d’immeubles vides possédés par les banques concernées sont autant de moyens d’action pour mettre un terme à ces pratiques et obtenir des solutions de relogement pour les familles. Depuis 2009, la PAH a empêché plusieurs milliers d’expulsions et a offert des solutions de relogement à des milliers de personnes.

Cet activisme s’est également concrétisé dans des Initiatives Législatives Populaires (ILP), à l’échelle nationale et à l’échelle régionale, visant à adopter des lois garantissant le droit à un logement digne et adéquat pour tous. Parmi les mesures les plus urgentes, ces ILP retenaient notamment la dation en paiement, l’arrêt des expulsions et l’augmentation du parc public de logement social. En 2013, à l’initiative de la PAH, de l’Observatori DESC |2| et d’autres mouvements sociaux, le Congrès des députés de l’Etat Espagnol est saisi et amené à statuer sur une première ILP. Malgré près d’un million et demi de signatures recueillies, la ILP est rejetée par le Congrès. Mais en juillet 2015, une nouvelle ILP est finalement adoptée par le Parlement Catalan. Il s’agit d’une grande victoire populaire, puisqu’après des années de lutte les banques et les entités financières responsables de cette crise doivent enfin rendre des comptes. En effet, la nouvelle loi interdit les expulsions des personnes en exécution hypothécaire, oblige les entités financières à proposer un logement social locatif aux familles en situation de vulnérabilité résidentielle. Les administrations publiques sont quant à elles obligées de proposer une solution de relogement si les détenteurs du bien immobilier sont des petits propriétaires.

Malgré cette victoire militante, la situation du logement reste aujourd’hui très préoccupante en Espagne. Très peu de changements législatifs ont vu le jour au niveau national, malgré de nombreuses condamnations internationales de l’Etat Espagnol, notamment par la Cour de Justice de l’Union Européenne en 2013 et par le Comité des Droits Économiques Sociaux et Culturels de l’ONU en 2015. De plus, la crise hypothécaire n’est qu’un des multiples aspects de la crise du logement en Espagne, et les citoyens doivent aujourd’hui faire face à de nouveaux défis afin de défendre le droit au logement.

La précarisation de la location et les squats précaires : de nouveaux défis pour le droit au logement

La précarisation des conditions de location est devenue le nouveau visage de la crise du logement. Ainsi, on considère que près de 90 % des expulsions qui ont lieu à Barcelone sont dues à des impossibilités de payer le loyer. Si traditionnellement l’Espagne compte un haut pourcentage de propriétaires |3|, l’accès à la propriété s’est aujourd’hui restreint pour une partie de la population, et Barcelone compte environ 30 % de locataires. Ces dernières années, nous avons assisté à une explosion du prix de loyers dans notre ville. Le prix moyen du loyer a doublé en 15 ans, et atteint aujourd’hui son taux record de 2007, année précédant l’éclatement de la bulle immobilière. A Barcelone, les lois ne protègent que très peu les locataires, alors que la massification touristique, la gentrification et de nouvelles formes de spéculation fragilisent l’accès au logement locatif et le droit au logement en général. Par conséquent, constituer un contre-pouvoir organisé et garantir l’existence d’un marché locatif protégé et accessible est une de nos priorités pour défendre le droit au logement.

Les lois restent très peu protectrices en matière de location en Espagne. Il s’agit d’un marché totalement dérégulé, et il n’existe ainsi aucun mécanisme de régulation des prix. Une nouvelle loi de 2013 a encore accentué cette asymétrie de pouvoir entre le bailleur et le locataire : la durée des contrats locatifs a été réduite de 5 à 3 ans, et le processus d’expulsion a été facilité (un impayé de seulement un mois peut désormais conduire à une expulsion).

A Barcelone, cette précarité légale est renforcée par des processus qui conduisent au déplacement forcé des populations les plus vulnérables hors des quartiers centraux. L’attractivité de la capitale catalane a provoqué une massification touristique et un renouvellement des pratiques spéculatives. En 2015, plus de 8,3 millions de touristes ont visité Barcelone, qui compte 1,6 millions d’habitants. La prolifération incontrôlée des hôtels, des pensions, et des appartements en location touristique sur des plateformes dites collaboratives comme Airbnb font croître le prix moyen du loyer et ont un impact négatif sur l’accès au logement. Enfin, les entités financières spéculatives se sont adaptées à cette nouvelle situation et investissent maintenant dans le marché locatif afin d’en tirer des plus-values. On a ainsi vu des fonds d’investissement spéculatifs internationaux racheter des appartements, et provoquer l’expulsion des locataires afin de les transformer en logements de luxe et d’augmenter le montant du loyer.

Face à cette situation, il est nécessaire d’organiser un contre-pouvoir populaire capable de mettre fin à ces pratiques, de dénoncer la vulnérabilité des locataires, et de défendre le droit à un logement digne et accessible. A l’initiative de l’Observatori DESC, mais aussi des associations de voisins et de personnes autonomes, les locataires de Barcelone s’organisent et sont en train de créer un syndicat des locataires. Le syndicat, qui sera officiellement présenté au cours du mois de mai 2017, aura pour objectifs d’exercer une pression politique, mais aussi de visibiliser et dénoncer cette situation de précarité du logement locatif, ou encore d’offrir des services d’aide et d’assistance juridique aux locataires.

Enfin, cette exclusion d’une partie de la population qui n’a pas accès au marché du logement conduit les plus vulnérables à recourir massivement au squat. Le discours médiatique et politique hégémonique tente d’imposer une représentation du squat comme choix politique déviant ; et de récentes lois renforcent la criminalisation du squat. Mais alors que l’Espagne est d’un des pays d’Europe avec le plus de logements vides (on compte plus de 3,4 millions de logements vacants dans tout l’Etat), la réalité est toute autre, et le squat reste majoritairement le dernier recours de familles sans ressources pour accéder au logement par d’autres voies. L’impossibilité d’accéder à l’électricité, l’eau ou le gaz légalement place les familles qui squattent dans des situations extrêmement dangereuses et précaires.

C’est dans ce contexte que le secteur immobilier a développé de nouvelles stratégies aux marges de la loi pour expulser les squatteurs. L’entreprise Desokupa propose ainsi à ses clients de réaliser des expulsions extra-judiciaires par des négociations musclées avec les squatteurs, et ces pratiques ont été dénoncées comme pouvant être délictueuses. L’Observatori DESC s’est ainsi constitué partie civile dans l’accusation populaire contre l’entreprise Desokupa et l’agence immobilière qui l’a contracté. Il nous semble crucial de dénoncer fermement cette violence et ce harcèlement immobilier, afin de protéger la population qui se trouve en situation d’exclusion résidentielle.

Notes

|1| Le taux plancher est un taux minimum en dessous duquel le taux d’intérêt du crédit hypothécaire ne peut pas descendre. Une chute de prix ne sera donc pas proportionnellement répercutée sur le taux d’intérêt, ce qui revient en pratique à transférer le risque sur le détenteur du crédit. L’absence de dation en paiement implique que même après la saisie de leur logement, les familles ne pouvant plus faire face à leur crédit restent endettées. Cette clause des contrats hypothécaires en Espagne a provoqué un processus de surendettement massif des citoyens.

|2| L’Observatoire DESC est une entité sociale basée à Barcelone qui défend au quotidien les Droits Économiques, Sociaux et Culturels (DESC), et notamment le droit au logement, le droit à l’alimentation et le droit au travail. Pour promouvoir cette vision intégrale des droits de l’homme, l’Observatoire DESC combine des activités d’incidence politique, de recherche et de formation, d’organisation de cours et de conférences et de litige stratégique.

|3| Le taux de locataires en Espagne est d’environ 15 %. A titre de comparaison, la Belgique compte un taux d’environ 35 % de locataires, selon l’Association Internationale des Locataires.

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