Par Aude Raux pour Kaisen

Les cours d’autodéfense intellectuelle ont été mis en place au collège Travail Langevin, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), à la rentrée scolaire 2015. Ces rencontres hors temps scolaire, animées par des intervenants issus de différentes disciplines, permettent aux élèves de se muscler le cerveau et d’affûter leur esprit critique.

« La violence est l’arme des faibles » : telle est la punchline du poète latin Syrus (né vers 85 av J.-C.) ! Pour ne pas en venir aux poings, s’impose une mise au point. C’est ainsi qu’une fois par mois, Anne-Lise Le Brun organise un cours d’autodéfense intellectuelle. « Il s’agit de muscler le cerveau et d’affûter son esprit critique », explique la jeune femme. Grâce à elle, le collège Travail Langevin ouvre ses portes à des professionnels venus de tous les horizons pour élargir celui des élèves.

Tout est parti d’une phrase « Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle ». Des mots prononcés par l’américain Noam Chomsky, professeur émérite de linguistique au MIT (Massachusetts Institute of Technology) et cités dans Petit cours d’autodéfense intellectuelle, un ouvrage écrit par le Canadien Normand Billargeon. Ce professeur en sciences de l’éducation y décortique les outils fondamentaux que doit maîtriser tout penseur critique : le langage, la logique, la rhétorique, les nombres, les probabilités ou encore la statistique. « C’est devenu mon livre de chevet » confie Anne-Lise Le Brun, pour qui la transmutation a toujours été un sujet d’intérêt. En témoigne parmi ses nombreux engagements, la revue thématique illustrée qu’elle a cofondée, Citrus, dont la ligne éditoriale est axée sur l’éducation populaire.

La rentrée de son fils aîné a réveillé chez cette maman de trois enfants de sombres souvenirs de sa propre scolarité : « J’ai trouvé que c’était une supercherie : les élèves n’étaient pas protégés du système qui impose ses normes. L’école ne nous ouvrait pas assez au monde et ne nous amenait pas à penser par nous-mêmes. C’est d’autant plus vrai quand il n’y a plus de mixité sociale qui permettrait d’amoindrir les inégalités scolaires. »

Ne plus être télécommandés

Pour nourrir sa réflexion sur la transmission, Ane-Lise Le Brun s’est notamment formée, en suivant un cycle consacré à l’éducation. Un matin, en buvant son café, la jeune femme entend  à la radio une interview de Sophie Mazet. En 2011, cette enseignante  a été la première en France à avoir donné des cours d’autodéfense intellectuelle  pour les jeunes.  Anne-Lise Le Brun demande  alors à la rencontrer. « A chacune de ses phrases je me disais c’est exactement ce que je voulais faire ». N’étant pas enseignante, seulement « parent élu », elle se tourne vers le principal adjoint du collège, Laurent Kaufmann : « c’est un véritable humaniste qui a une réflexion magnifique avec les élèves. Il m’a tout de suite dit on y va ! » A la rentrée scolaire, se déroule alors le premier cours d’autodéfense intellectuelle. « Un mois plus tard il y eut les attentats du 13 novembre, c’est devenu une urgence absolue, une responsabilité énorme qu’amener ces enfants qui grandissent devant les écrans à chercher l’information par eux-mêmes en croisant leurs sources. A être davantage dans le doute que dans l’assertion ». Loin du « vu à la télé » comme le dénonce le rappeur Gaël Faye dans son titre TV  « je suis prisonnier de mes chaînes, vu qu’ici la télé commande ».

Des clés pour comprendre la complexité du monde

« J’ai dit oui », raconte Laurent Kaufmann. Parce qu’il faut tenter autre chose. Les instruments traditionnels de l’Education nationale ne suffisent pas avec ces élèves. Il y a beaucoup de familles défavorisées et une grande diversité de nationalités. Avec le temps j’ai moins de certitudes mais des convictions, parmi lesquelles : il faut se parler ». A ses yeux, les cours d’autodéfense intellectuelle sont justement un outil pour permettre aux élèves d’échapper à la pensée facile. Notre rôle consiste à leur donner des clés pour appréhender cette complexité ». Et de paraphraser Hannah Arendt : « Eduquer, c’est faire entrer un enfant dans un monde qui le précède ».

Inspirés par cette philosophie, les intervenants se succèdent chaque mois autour d’une thématique particulière : un journaliste chargé de décrypter « la relation aux médias numériques et les théories conspirationnistes » ; l’humoriste Ahmed Sylla sur le thème « l’humour comme arme intellectuelle » ; une association sur l’usage des nombres dans le débat public ; ou encore le champion de France de mémoire pour répondre à cette question « qu’est-ce qu’apprendre ? ».  « Mon critère c’est qu’ils soient capables de s’adresser aux jeunes ».

Un mentaliste contre la manipulation mentale

La participation des élèves se faisant sur la base du volontariat et hors temps scolaire, des goûters sont offerts, parce qu’on réfléchit mieux le ventre plein ! Les plus impliqués communiquent auprès de leurs camarades en leur distribuant des flyers. Résultat : leur nombre varie entre une centaine… et deux. « Je me suis sentie manipulée. Tellement gavée que j’ai compris qu’il fallait que je réfléchisse par moi-même  sans me faire influencer par les images qu’on voit dans les publicités, à la télévision, ou les vidéos sur internet ». Halima, 14 ans, élève en 4e, regagne sa place abasourdie. Elle vient de participer à un cours. Gabriel W. l’a emmenée avec d’autres collégiens au « frontières du réel ». Son message est d’autant mieux reçu qu’il fait directement appel au ressenti grâce à des mises en scène qui créent l’illusion dans le corps et dans l’esprit. « Je m’en souviendrai toute ma vie, témoigne Khadidja, 15 ans. J’étais hypnotisée, comme quand on passe trop de temps devant un écran. Ça m’a fait réaliser qu’il fallait vérifier ses hypothèses comme on nous l’apprend en SVT, pour chercher la vérité ». Avant de partir, les deux camarades de classe demandent à Gabriel W.  de leur dévoiler ses trucs et astuces : « Ce n’est pas de la magie, leur répond-il. J’essaie de vous montrer que tout est affaire de perception, à chacun « sa » réalité. Le but, c’est de trouver un juste milieu et de vous faire votre propre opinion. A l’inverse il ne faut pas tout gober. C’est ça, avoir un esprit critique ».

Source : Kaizen Magazine, no° 30, janvier – février 2017.