Par : Alix Mathieu  Opinion Internationale.

 Shinzō Abe, premier ministre japonais, souhaite sortir le Japon de l’ère pacifique née de la tragédie de Hiroshima et de la défaite de la puissance japonaise pendant la seconde guerre mondiale. Abe souhaite modifier le fameux article 9 de la Constitution qui stipule : « Aspiring sincerely to an international peace […], the Japanese people forever renounce war as a sovereign right. »

C’était, comme chaque année, un mois d’août empreint de symboles : au Japon, les matsuri ont égayé de leurs feux d’artifice les soirs d’été japonais. Mais, comme chaque année sur la péninsule, le mois d’août s’est également paré de couleurs plus sombres alors que le pays se remémore les horreurs du feu nucléaire.

Mais ce mois d’août 2016 fut plus singulier que les précédents : 71 ans après que Little Boy et Fat Man ont été lâchés sur les villes de Hiroshima et Nagasaki, un Président américain s’est rendu pour la première fois sur place, et rappelle au monde les dates du 6 et 9 août 1945. Cette visite historique écrit une nouvelle page du drame nucléaire, drame qui pèse toujours lourdement sur la politique japonaise – à l’heure où le gouvernement remet en question le rôle du nucléaire et du pacifisme nippons, héritages de la fin de la guerre.

Avec plus de 200 000 morts, et deux villes rasées, ce lâcher de bombes atomiques demeure jusqu’à aujourd’hui l’un des crimes de guerre les plus marquants du XXème. Il a également ouvert une nouvelle ère de l’histoire japonaise et a donné naissance à un nouveau discours national, fondé sur le pacifisme et la démilitarisation. Dès 1945, l’Empereur Hirohito (ou Showa) avait souligné ce qui deviendra le crédo pacifiste du Japon : « [it will] open the way for a great peace for thousands of generations to come ».

L’expérience de la bombe nucléaire, unique au peuple Japonais, a donné naissance à une conscience aigüe et ambigüe, entre victimisation et responsabilisation. Dès la période d’après-guerre, la bombe nucléaire devient le creuset du repentir japonais, et de sa symbolique renaissance (voir Dower, historien et auteur de Embracing Defeat).

Dès lors, la guerre du Pacifique, et les atrocités commises par l’armée japonaise, semblent s’effacer devant le carnage sans précédent des 6 et 9 août. Encore aujourd’hui, la mémoire des bombes est très  présente au Japon, nous explique Minori Ogawa, habitante de Fukishima, particulièrement à ces dates. Journaux, émissions et foyers s’emparent du sujet et « n’oublient pas la terrible mémoire de la guerre, et notre vœu pour la paix. »

Quand s’ouvre une nouvelle période de l’histoire japonaise

Pourtant, pour certains, les valeurs de paix nées de ces cendres sont bousculées voire foulées aux pieds par le gouvernement actuel. En souhaitant changer la Constitution, et notamment l’article 9 qui appelle à l’instauration d’une paix internationale, le gouvernement du LPD (Parti Libéral Démocrate) semble vouloir tourner la page du souvenir de l’après-guerre et de nombreuses années de pacifisme.

En effet, le Premier Ministre Abe et d’autres membres du LDP souhaitent étendre les prérogatives d’une armée d’auto-défense que d’aucuns jugent pourtant déjà anticonstitutionnelle. Ce souhait va à l’encontre d’une majorité du peuple japonais – bien que les jeunes soient moins attachés au pacifisme constitutionnel que leurs aînés. Ce fossé générationnel s’explique par les nombreuses versions victimisantes, et parfois révisionnistes, de l’Histoire qui circulent dans l’espace public.

C’est ainsi que certains jeunes japonais aspirent à se doter d’une armée pour devenir une « nation normale » et, paradoxalement ou non, participer à l’instauration de la « paix mondiale ». Mais ces voix, jeunes et minoritaires, ne font que peu de poids devant l’attachement globalisé des Japonais à un ordre pacifiste, contre son gouvernement.

 Au Japon, on ne peut séparer Fukushima de Hiroshima

Les vœux contraires, et guerriers, d’Abe ne sont pas les seuls à occuper les devants de la scène à ces dates La posture guerrière d’Abe qui va à l’encontre de ces positions n’occupe pas seul l’espace public en la matière : le pouvoir nucléaire dans son ensemble est remis en question par le seul peuple à avoir souffert de son utilisation militaire.

Pour une grande partie des Japonais, le pays devrait abandonner le nucléaire – militaire mais aussi énergétique – à la mémoire des nombreuses vies perdues. Le nucléaire représentait jusqu’en 2011 30% de sa production d’électricité, ce qui le classait au 3ème rang mondial. Mais le danger de cette énergie s’est rappelé à eux en 2011, avec le terrible incident nucléaire de Fukushima.

Chaque année, l’anniversaire du 6 et 9 août et celui de Fukushima (11 mars 2011) ravivent le souhait des Japonais de devenir indépendant du pouvoir nucléaire. Sur ce sujet encore, l’opinion publique s’oppose à la position gouvernementale – et alors que les citoyens souhaitent stopper la production et fermer définitivement les centrales, Shinzō Abe appelle à une « normalisation de la situation » et à la relance des centrales. Nonobstant les actions de protestation des citoyens, comme la pétition des habitants de Kagoshima en 2015 ou les actions de l’Association des mères, le réacteur de Sendai a par exemple été relancé – contre l’opinion de 57% de la population (sondage du quotidien Mainichi Shimbun). Aujourd’hui, le gouvernement parle à nouveau de relancer certains des 54 réacteurs nucléaires du Japon, alors même qu’un violent tremblement de terre à Kyushu (sud-ouest du Japon) en avril 2016 a causé plus de 40 morts et ranimé les angoisses des habitants.

Fukushima, comme Hiroshima avant lui, ancre un fort sentiment anti-nucléaire et nourri les cultures populaire et savante. Hayao Miyazaki, considéré comme l’un des plus grands réalisateurs de film d’animation, dépeint ainsi dans Nausicaa des sociétés apocalyptiques issues d’un désastre écologique et militaire et dont la rédemption se situe dans le pacifisme.

 

Souffrances devant le discours officiel

Fukushima et Hiroshima contribuent à un imaginaire commun et critique du nucléaire. L’incident de 2011 partage d’autres caractéristiques avec les bombes de 1945, et notamment une même image des victimes. En effet, au Japon, les victimes souffrent non seulement des radiations et conséquences de l’exposition au nucléaire, mais aussi d’une forme de stigmatisation. Minori Ogawa et son compagnon nous l’expliquent : « Nous les appelons « Hibakusha » les victimes des radiations », dit-elle. Et d’ajouter : « Il y a beaucoup de problèmes de santé à Fukushima, mais aussi de dépression, boulimie, et, malheureusement, de suicides, parce que les gens ont perdu leur espoir et leur raison de vivre. Paysans, vieux, et même jeunes… »

Au désastre économique et médical s’ajoutent des problèmes sociaux, et nombreux sont les habitants des zones nucléaires qui connaissent une forte discrimination. Pour les deuxièmes générations de Hiroshima et Nagasaki, ou les nouvelles victimes de Fukushima, perspectives de mariages et d’emploi se ferment lorsque leurs interlocuteurs apprennent leur ville d’origine.

Aux mêmes causes, les mêmes conséquences – et le sort des victimes du nucléaire est cruel. Bien que de nombreuses associations de volontaires et d’avocats, fleurissent sur l’archipel pour leur venir en aide, les habitants des zones touchées souffrent du discours officiel. Là encore, 1945 et 2016 se rejoignent, alors que censure et secret deviennent le mode opératoire d’Abe. Selon M. Holley, professeur d’histoire à l’université de Keio et activiste anti-nucléaire, le gouvernement étouffe les informations provenant de Fukushima et les missions de presse. Seuls quelques journaux locaux s’attaquent au sujet avec virulence, confirment les habitants de Nishiaizu, bourgade de la région de Fukushima.

Pour les autres, le sujet demeure tabou et la situation de Fukushima reste dans l’ombre – comme le sont longtemps restées celles d’Hiroshima et Nagasaki.

Passé et présent nucléaires se confondent ainsi plus que jamais, alors que les plaies ouvertes par ces explosions exposent au grand jour les tensions de la société japonaise. Entre devoir de mémoire, censure gouvernementale et conscience pacifiste et écologique, le nucléaire est un sujet au cœur de la politique de l’archipel et une part essentielle de l’identité nippone.

L’article original est accessible ici