Par : Raymond TAUBE      Opinion Internationale

Faut-il s’étonner de la validation par les juges administratifs des arrêtés municipaux interdisant le burkini sur les plages ? Ces jugements ayant fait l’objet de recours devant le conseil d’Etat, que peut-on attendre de la haute juridiction administrative, qui, à l’instar de la Cour de cassation, est avant tout un juge du droit (et non du fond) ?

Un petit rappel technique d’abord : malgré les spécificités françaises, au premier chef la laïcité visée au premier article de la Constitution, notre droit est principalement européen, et par conséquent d’inspiration libérale anglo-saxonne. La Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’imposent à tous les juges nationaux, mais aussi à tous les législateurs des pays concernés. Or, le droit européen ignore la laïcité et privilégie la liberté (outre-Atlantique, ce critère est omnipotent), en particulier en ce qui concerne l’expression religieuse. Interdire le burkini sur une plage semble bien contraire au droit européen, et même au droit français, nécessairement conforme à la législation européenne. Voilà pour le droit.

En pratique, la primauté du droit international – européen en l’espèce – se heurte toujours au bon vouloir des Etats. La poussée migratoire issue de la guerre en Syrie en donna une illustration significative en 2015, certains Etats européens étant davantage préoccupés par le contrôle, voire la fermeture de leurs frontières que par le respect des accords instaurant la libre circulation des marchandises et des personnes au sein de « l’espace Schengen ». Quelques mois plus tard, l’Autriche décida d’ériger une clôture permanente à sa frontière slovène, la première entre deux pays membres de l’Union européenne. Le sentiment est ainsi donné que nécessité faisant loi, les Etats prendraient les dispositions qu’ils jugeraient indispensables à la préservation de leurs intérêts, quitte à prendre quelques libertés avec les traités, et donc, avec le droit, avant peut-être de changer le droit, de l’adapter aux nouveaux enjeux. Rappelons que la Turquie est signataire de la Convention européenne des droits de l’homme, ce qui ne l’a pas empêchée de pratiquer une purge que d’aucun qualifie de stalinienne après le coup d’Etat avorté du 15 juillet.

Donc, si d’un point de vue strictement juridique, le Conseil d’Etat devrait casser les jugements validant les arrêtés interdisant la burkini, les jeux ne sont pas encore faits. La Turquie, précisément, avait interdit le voile à l’université, un comble pour un pays musulman. Dans un arrêt du 10 novembre 2005, la CEDH a validé cette interdiction du voile pour cause de sécurité publique, et notamment pour s’opposer à l’activisme de certains mouvements fondamentalistes turques. Dans cette affaire, la CEDH a tenu compte de la spécificité de la Turquie, à la fois laïque et musulmane, et surtout en prise à des courants extrémistes. La double condition de légitimité de la restriction religieuse et de la proportionnalité de la mesure s’en trouvait remplie, ce qui pourrait intéresser le législateur français, peut-être bientôt confronté à la question du voile à l’université.

Si la Turquie a pu interdire les étudiantes voilées, pourquoi la France ne pourrait-elle pas proscrire le burkini sur les plages ? L’arrêt de la CEDH à propos de la Turquie était fondé sur la sécurité et l’ordre public que les activistes islamistes compromettraient en gangrénant l’université. Des critères analogues peuvent-ils justifier l’interdiction du bukini ? Le 13 août, le juge des référés du tribunal administratif de Nice avait validé l’arrêté anti burkini du maire de Cannes sur plusieurs fondements :

Le juge avait considéré que l’arrêté municipal était conforme aux « dispositions de l’article 1er de la Constitution … qui interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Cet argument paraît fragile : si le premier article de la Constitution vise effectivement la laïcité, il dispose également que la France « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Le débat fait toujours rage sur la véritable portée, voire la définition de la laïcité, certains la voyant comme un équivalent du sécularisme excluant seulement la religion du champ politique, d’autres comme un mode d’organisation de la société, un concept, une doctrine, reléguant l’expression religieuse à la stricte cellule familiale. Interdire le burkini à la plage ouvrirait la porte à une interdiction dans l’espace public, dont dans la rue, ponctuelle (par arrêté municipal) voire globale. Le juge niçois considérait que la liberté religieuse n’autorise personne à « s’affranchir des règles communes ». La privatisation de la plage ou la violence contre des touristes prenant des photos sont condamnables, mais on peine à comprendre en quoi le seul port du burkini viole les règles communes.

Examinons un autre attendu de la décision du 13 août, ce même tribunal ayant rendu le 22 août une décision analogue à propos de l’arrêté du maire de Nice. Nous nous rapprochons de l’affaire du voile en Turquie et d’une autre décision de la CEDH, rendue à la suite de l’interdiction par la France du voile intégral par la loi du 11 octobre 2010, au demeurant pas appliquée :

« Dans le contexte d’état d’urgence et des récents attentats islamistes survenus notamment à Nice il y a un mois, le port d’une tenue vestimentaire distinctive, autre que celle d’une tenue habituelle de bain, peut en effet être interprétée comme n’étant pas, dans ce contexte, qu’un simple signe de religiosité », ajoute l’ordonnance ».

La décision rendue par le tribunal de Nice le 22 août s’appuie sur les mêmes motifs : afficher les convictions religieuses de manière ostentatoire « peut être ressenti par certains comme une défiance ou une provocation exacerbant les tensions ressenties par la population» et que l’interdiction était «nécessaire, adaptée et proportionnée».

Après le voile, le burkini serait ainsi interprété par la population comme un possible signe de ralliement à une idéologie totalitaire, obscurantiste et violente, un peu comme l’uniforme de l’ennemi contre lequel nous sommes en guerre, selon les termes des politiques, chef de l’Etat en tête.

Les commentaires des lecteurs sur les forums internet des grands médias laissent penser que ce ne sont pas seulement les Cannois et Niçois qui raisonnent ainsi : même des journaux de gauche, comme le Monde, enclin à défendre le burkini et à considérer que toute agression antisémite (celle de Strasbourg en l’espèce), est nécessairement l’œuvre d’un « déséquilibré », sont désavoués par nombre de leurs lecteurs qui ne supportent plus que l’on fasse… l’amalgame (!) entre le ras le bol des revendications et manifestations religieuses et le racisme.

La Cour européenne des droits de l’homme avait accepté que la Turquie prohibe le voile à l’université pour des raisons qui ne sont finalement pas si éloignées des attendus du jugement niçois, la Turquie musulmane ayant sans vergogne procédé à un amalgame : toutes le étudiantes voilées ne sont pas terroristes, mais c’est parmi elles, et au-delà, au sein de la mouvance radicale, que se recrutent, se forment, se cachent les terroristes. Néanmoins, l’argument de la sécurité et de l’ordre public semble toutefois un peu léger pour emporter l’adhésion du Conseil d’Etat en matière d’interdiction du burkini.

 

Un argument juridique décisif contre le burkini ?

En voici un autre, également issu de la jurisprudence de la CEDH, et plus convaincant :

A la suite de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, une citoyenne française avait estimé que ce texte violait plusieurs dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme : l’article 3 prohibant les traitements inhumains, l’article 8 protégeant la vie privée, l’article 9 protégeant la liberté de pensée, de conscience ainsi que la liberté religieuse, l’article 11 consacrant la liberté d’association, et bien entendu l’article 14 prohibant la discrimination.

Dans son arrêt du 1er juillet 2014, la CEDH a admis que cette loi constitue une ingérence dans les droits des citoyens et a rejeté la motivation sécuritaire invoquée par la France, en l’absence de menaces concrètes pour la sécurité publique, au sens des articles 8 et 9 de la Convention des droits de l’homme. Mais elle a finalement donné gain de cause à l’Etat français au nom de la préservation du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui » considérant que « la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société ». Cette décision, motivée sur plus de 60 pages, est aussi politique que juridique, et aurait donc pu être différente, tout en étant parfaitement motivé en droit. Mais on peut penser que le contexte sécuritaire d’aujourd’hui et l’état d’urgence auraient également été pris en compte par la juridiction européenne des droits de l’homme, en sus du choix de société et du vivre ensemble, que toutes les parties s’approprient.

Le Conseil d’Etat, inspiré par le juge européen, pourrait donc considérer que si le burkini ne menace pas directement la sécurité publique, son interdiction peut relever d’un choix de société.

Bien que le juge administratif soit d’abord sensible à l’ordre public, la décision du Conseil d’Etat sera éminemment politique. Il ne faut jamais oublier que le droit est une science humaine et que les juges sont aussi sensibles au contexte, même si la politique et les opinions personnelles ne doivent, en principe, pas polluer les prétoires. Les politiques, les électeurs, voire dans une certaine mesure les juges ne se comportent pas forcément de la même façon le lendemain d’un acte terroriste que trois mois plus tard.

Raymond TAUBE

Directeur de l’Institut de Droit Pratique

L’article original est accessible ici