Par Guillaume Beaulande

« Le sentiment d’une Zad (Zone à défendre) en plein cœur de Paris », place de la République. Telle est l’image qui s’imprime sur les rétines dès le premier regard. Depuis six jours et six nuits au pied de la statue, allégorie de la République, des citoyens ont décidé d’occuper la place physiquement, symbole de l’espace de liberté démocratique exigé, reflet d’un sursaut de conscience. L’objectif ? La réappropriation de la Res Publica. Une forme de mobilisation comparable à celle des « indignés espagnols » du « 15M » et dont le fer de lance inclut et dépasse le combat contre la « casse du code du travail » porté par le gouvernement. La loi El Khomri ayant servi de point de bascule à l’origine du mouvement.

Il est 20 heures, ce 5 avril 2016 ou plutôt ce « 36 mars » selon un calendrier interne qui souhaite prolonger le 31 mars, premier jour de mobilisation et de grève interprofessionnelle. Présenté par les médias dominants comme l’acmé de près d’un mois de mobilisation, le 31 mars devait rendre le « verdict de la rue », laissant entendre que si le gouvernement ne reculait pas sur la « réforme du travail » le soir même, la cause serait perdue. Pour les citoyens mobilisés, aucun doute, ce succès ne constituait que le début d’un long processus. A l’issue d’une manifestation dynamique et pacifique de quelques milliers de lycéens, étudiants et citoyens de différents horizons, une foule compacte et bigarrée afflue sur la place et rejoint le socle dur des occupants. Une organisation impressionnante les y attend. De « l’accueil » à la « cantine », de « l’infirmerie » à la « garderie », la capacité à s’auto-organiser semble à la hauteur de leur détermination.

Une foule hétéroclite de lycéens, d’étudiants, de syndiqués, de libertaires, de salariés précaires ou non, de chômeurs, de retraités vient se rassembler et s’asseoir pour participer à l’assemblée générale. La pluralité des exigences et des objets de colères s’exprime au micro devant un parterre de gens attentifs et respectueux. La volonté commune de sortir du cadre habituel des revendications pour apporter une modalité autre, celle qui en Espagne, en Grèce et ailleurs a permis à une classe moyenne déclassée ou en voie de déclassement, ainsi qu’à une partie de la population désinvestie du champ politique et asphyxiée par l’austérité, de se rencontrer, de se faire entendre et de trouver un espace collectif de respiration précisément… politique. Découragés par les grandes organisations politiques soumises aux diktats néolibéraux, écœurés par une alternance politique binaire qui leur impose un puits sans fond de précarité en guise d’horizon, ces occupants sont animés par une puissance d’agir qui les pousse à reconquérir leur propre citoyenneté pour changer les règles du jeu. Lorsque Miguel Urbán Crespo, eurodéputé de Podemos prend le micro, c’est pour soutenir le mouvement et rappeler que « si l’on ne fait pas de politique, d’autres s’en chargeront à notre place et contre nos intérêts. »

Si la fraîcheur, l’enthousiasme et l’espoir bercent ce mouvement naissant, les premiers questionnements inhérents à ce genre de dynamiques affleurent. Comment poursuivre le mouvement ? Quelle stratégie employer ? Comment fédérer les colères ? Comment construire un rapport de forces susceptible d’inscrire le mouvement dans la durée ? Quels types d’actions mettre en place ? « On a moyen de faire peur au système, pour ça, il faut frapper où ça fait mal, ses bénéfices, ses dividendes, bloquer l’économie » déclare avec conviction un étudiant. « Nous ne devons pas les laisser nous définir comme indignés, on n’est pas indignés, on est ré-vol-tés ! » lance un autre. Révoltés et outillés.

Parmi les commissions de travail mises en place, ces espaces non décisionnels où l’on s’inscrit pour participer activement à l’organisation de la lutte, celle dédiée à la communication se trouve au cœur du dispositif. Rejet des médias dominants, maîtrise des réseaux sociaux, soutien des médias alternatifs constituent le triptyque sur lequel se construit la culture de communication interne et externe du mouvement. Après la Grèce et l’Espagne, et pour la première fois en France, une mobilisation à grande échelle s’est mise en place, par le truchement du numérique, en amont des grandes manifestations appuyées par la suite par les organisations syndicales, comme celle du 31 mars 2016.

Le compte Twitter #NuitDebout déjà saturé, le site du mouvement Convergence des luttes qui annonce le programme et publie les comptes-rendus des AG, l’application Périscope qui permet de filmer en direct le déroulement des évènements, la création de Radiodebout, de Télédebout forment un maillage essentiel à l’extension du mouvement.

L’un des enjeux : fédérer les banlieues et la province. Une trentaine de villes sont désormais en ébullition. Il apparaît à plusieurs reprises dans les interventions la nécessité d’essaimer dans les zones où frappe sans doute le plus violemment le système qu’il s’agit de renverser et où la « Contre-réforme du travail » sera la plus dévastatrice. Convaincre, oui mais comment ? « Par la diffusion de tracts » ? Par « l’installation d’assemblées populaires » ? Les idées fleurissent. L’avenir du mouvement demeure par définition incertain mais les moyens mis en place laissent présager un mode d’organisation aussi solide qu’inédit.

La convergence des luttes exigée par le mouvement social en cours a déjà été marquée par le soutien de réfugiés politiques, de paysans de la Confédération paysanne, de personnels hospitaliers, etc. Si l’aspect novateur de cette tectonique des rages laisse certains militants politiques et syndicaux circonspects et incrédules, c’est qu’une lecture myope l’analyse encore comme un mouvement autosuffisant et isolé. L’agrégation des forces depuis les plus aguerries aux plus innovantes pourrait bel et bien créer l’onde de choc. Si d’autres ricanent encore depuis leurs salons à propos de la capacité de ce mouvement à faire trembler l’édifice, dans l’esprit des « gens de République », la chose est claire : l’effet de marée propice aux soulèvements des eaux qui dresse tous les navires et la complémentarité des modes d’organisation devraient pouvoir engendrer une déflagration telle qu’on n’en a pas eu depuis longtemps en France.

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