Par Jérémie Cravatte

Synthèse du rapport d’audit de la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque

Le rapport préliminaire de la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque est sorti en juin 2015. Les quelques éléments clés repris dans cet article ne dispensent pas, pour une compréhension globale, la lecture complète du (court) rapport.

NB : la Commission continuera son travail d’audit – comme elle l’a toujours indiqué et malgré les pressions qu’elle subit – jusque mai 2016 au minimum. Elle a déjà analysé la légalité et la soutenabilité du 3e mémorandum, et se prépare à publier une analyse sur le secteur bancaire grec.

« La gestion de cette crise est un échec car elle est considérée comme une crise de dette souveraine alors qu’il s’agit en réalité d’une crise bancaire. » (page 54 du rapport)

Réaliser un audit de la dette publique est un exercice démocratique élémentaire. C’est également une obligation de l’État en droit européen |1|.

Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque

Cette Commission d’audit a été créée en avril 2015 par la Présidente du Parlement grec, Zoé Konstantopoulou, et coordonnée par le porte-parole du CADTM, Eric Toussaint. Elle comprend des membres grec.que.s pour moitié et des membres venant de dix autres pays pour l’autre moitié.

Une trentaine de juristes, économistes, politologues et membres de mouvements sociaux ont ainsi mis leurs compétences, leur temps et leur énergie au service de l’analyse des origines de la dette grecque et des causes de son augmentation. Ils et elles n’ont pas été rémunéréEs pour ce travail et ne le seront pas à l’avenir.

L’échéance donnée pour réaliser ce travail était très courte, il y avait un manque de moyens logistiques et – surtout – des informations auxquelles la Commission n’a pas (encore) pu avoir accès. Citons pour exemple le refus du Gouverneur de la Banque de Grèce et ancien Ministre des Finances du gouvernement d’Antonis Samaras, Yannis Stournaras, de transmettre des documents essentiels à la Commission et de répondre aux 13 questions que celle-ci lui avait soumise.

Il était tentant de traiter dans cet article d’événements survenus après juin 2015, ou d’autres faits et chiffres intéressants – comme ceux décrits dans le livre « Les grecs contre l’austérité », mais son objet était bien de synthétiser le contenu du rapport préliminaire de la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque. Un maximum de passages ont d’ailleurs été repris mot pour mot.

Une courte vidéo présentant les grandes conclusions de l’ensemble du travail de la Commission est également en cours d’élaboration.

QUELQUES CHIFFRES

BONUS INFOS

Et pour celles et ceux qui ont encore faim… :

  • En 2001, la Grèce entre dans la zone euro avec une dette de 100 % du PIB et un déficit proche de 3 %, qui sera contesté en 2004. La banque privée Goldman Sachs a aidé le gouvernement grec de l’époque à maquiller les comptes du pays pour lui permettre de rentrer dans la zone euro (page 37).
  • La Commission estime que l’excès de dépenses militaires a contribué à un accroissement de la dette d’au moins 40 Mds d’euros |43|. La plupart de ces dépenses sont liées à d’énormes contrats d’achats de matériels militaires fournis par des sociétés basées dans des pays créditeurs de la Grèce (France, Allemagne, …). Dans plusieurs cas, la question de l’illégalité des transactions, entachées par exemple de corruption, a été soulevée, en particulier à propos des prix excessifs facturés et du caractère défectueux des matériels. Les prêteurs actuels de la Grèce ont conditionné le sauvetage de 2010 à la confirmation de commandes en suspens de matériels militaires, alors même qu’une partie de ces dépenses relève d’objectifs communs de défense de l’Union européenne |44| (page 42).
  • Si l’État grec est, depuis leur sauvetage, le premier actionnaire des 4 plus grandes banques grecques, les « accords » avec la Troïka lui interdisent d’utiliser ses droits de propriété pour diriger les activités de ces banques (qui se partagent 85 % du marché bancaire grec).
  • Les pays européens ont prêté 52,9 Mds € « à la Grèce » (en 6 tranches étalées de mai 2010 à décembre 2011). Au départ, ils ont exigé de la Grèce des taux d’intérêt élevés. Leur justification était qu’ils encourageraient un retour rapide de celle-ci sur les marchés financiers |45|. Certains États créanciers bénéficiaient de coûts de financement plus faibles que le taux servi et se sont ainsi enrichis4 (page 73).
  • Les prêts de la Troïka, loin d’être destinés au paiement des salaires et des retraites, ont au contraire permis de rémunérer les holdouts (créanciers privés ayant refusé de participer à la restructuration de 2012) dont beaucoup étaient connus pour être desfonds vautours, en les remboursant sur la base du montant nominal de leurs titres grecs (page 88).
  • Notons que la BCE a également refusé de participer à cette restructuration. La BCE n’a rien prêté à l’État grec. Elle a racheté des titres grecs sur les marchés secondaires et lui réclame aujourd’hui à leur valeur nominale plus les intérêts. Selon une estimation |46|, la BCE a dépensé 40 Mds d’euros afin d’acquérir des titres pour une valeur nominale estimée à 55 Mds d’euros. La BCE agit ainsi comme un fonds vautour. Bien que l’endettement de la Grèce envers la BCE soit de moindre importance que celui de l’Italie ou de l’Espagne, la BCE perçoit de la Grèce plus d’intérêts que de ces deux pays. La BCE est le premier créancier à court et moyen terme de la Grèce. Aucun autre créancier, pas même le FMI, ne détient autant de droits sur la Grèce dans la prochaine décennie.
  • Un autre fait marquant est la concentration des remboursements en 2015 et 2016 et – d’une manière apparemment systématique – sur les prochaines années électorales : 2019 et 2023 (page 112).
  • Les statuts de la réglementation financière du FESF bénéficient aux banques. Les cadres réglementaires internationaux de Bâle II et III et les cadres de régulation européenne classent les actifs du FESF en risque pondéré de 0 %, ce qui ne correspond nullement à sa notation. Les banques utilisent des garanties publiques et des règlements favorables pour augmenter leurs profits, sans toucher à leur ratio en capital |47| (page 172).
  • Tous les accords ont été conditionnés au respect des mesures dictées par la Troïka, dont les conséquences ont été dévastatrices pour la Grèce et sa population. Cela n’a rien de surprenant : l’accord mandate le cabinet d’avocats Cleary, Gottlieb Steen & Hamilton comme conseiller juridique de l’opération. Ce cabinet est connu en Amérique latine pour ses conseils dans le cadre des opérations visant à transformer des dettes odieuses et des dettes externes caduques en nouvelles obligations dans le cadre du Plan Brady. Ce fut un désastre pour de nombreux pays d’Amérique latine comme l’ont démontré l’Audit officiel de la dette en Équateur (CAIC) et la Commission d’enquête parlementaire au Brésil (CPI) (page 100).
  • En termes de privatisations : 28 propriétés de l’État ont été vendues par TAIPED S.A. à des personnes privées, leur usage étant conservé par l’État (crédit-bail). Ce sont plusieurs immeubles des services généraux du Gouvernement, les ministères de la Justice, de la Réforme administrative et de la Gouvernance électronique, les quartiers généraux de la police d’Athènes, de Thessalonique et Serres, les secrétariats généraux des systèmes d’information et des médias, le Laboratoire général de chimie de l’État et celui de Xanthi, l’institut médico-légal de la police, celui de l’ELSTAT, celui du service de l’immigration de l’Attique, les centres des impôts XVII et XIX d’Athènes, d’Alexandropoli, d’Agios Anargyroi, de Glyfada, de Kirissia, de Corinthe II, de Pallini, de Chalkida II, de Holargos et de Xanthi. La mise en vente des propriétés mentionnées ci-dessus a été finalisée en octobre 2013 à l’encontre de toute considération rationnelle pour le montant dérisoire de 261,31 millions d’euros. Après la transaction, il a été rendu public que la Grèce continuerait d’occuper les mêmes bâtiments au cours des 20 prochaines années en payant à ce titre la somme de près de 600 millions d’euros (page 129).
  • La part des salaires dans le revenu national est passée de 60,1 % en 2010 à 55,1 % en 2013, un recul considérable de 5 points de PIB en seulement trois ans (page 109).

 

Notes

|1| Le Règlement (UE) n° 472/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 enjoint aux États membres soumis à un programme d’ajustement macroéconomique de réaliser « un audit complet de leurs finances publiques afin, notamment, d’évaluer les raisons qui ont entraîné l’accumulation de niveaux d’endettement excessifs ainsi que de déceler toute éventuelle irrégularité » (paragraphe 9 de l’Article 7). Cette obligation a été négligée par les gouvernements grecs précédents et par les institutions de la Troïka.

|2| Voir page 41.

|3| Voir page 41.

|4| Voir page 40.

|5| Voir page 42.

|6| Voir page 55.

|7| Dont BNP, Société Générale et Crédit Agricole pour la France, Commerzbank, Baden Bank, Postbank et DZ Bank pour l’Allemagne et NBG, Agricultural Bank, Piraeus, EFG Eurobank, Hellenic Postbank et Alpha pour la Grèce.

|8| Y compris par la prise de participation directe dans des banques grecques, comme dans le cas de Geniki (Société Générale) et Emporiki (Crédit Agricole).

|9| Voir page 48.

|10| Voir page 55.

|11| Voir page 57.

|12| Voir page 66.

|13| Voir page 101.

|14| Voir page 105.

|15| Ibid.

|16| OCDE (2013). Etudes économiques de l’OCDE. Grèce. Publication OCDE. En lignehttps://goo.gl/bFqMH1, consulté le 12 juin 2015.

|17| Dossier pénal transmis au Parlement grec par le procureur chargé des crimes économiques (septembre – novembre 2012) concernant les déclarations de l’ancien représentant de la Grèce au FMI, P. Roumeliotis : Strictement confidentiel, mai 2010. http://gesd.free.fr/imfinter2010.pdf

|18| Voir page 162.

|19| 30 Mds € en provenance du FMI et 80 Mds € en provenance de l’Europe (pays européens puis FESF puis MES).

|20| Source : FMI (2013). Greece : Ex Post Evaluation of Exceptionnal Access under the 2010 Stand-By Arrangement. Country Report n°13/156. En ligne : http://goo.gl/7CLyBd, consulté le 12 juin 2015.

|21| Voir page 62.

|22| Dossier pénal, op. cit.

|23| Voir : http://blogs.wsj.com/economics/2013… et le point 7 page 3 danshttp://gesd.free.fr/imfinter2010.pdf

|24| Voir page 64.

|25| Commission Européenne (2013). Labour Costs Pass-through. Profits et Rebalancing in Vulnerable Member States. Quarterly Report on the Euro Area. vol. 12, n°3. En ligne :http://goo.gl/74cpb1, consulté le 12 juin 2015.

|26| Voir page 117.

|27| Voir page 127.

|28| Voir page 125.

|29| Ibid.

|30| Voir page 131.

|31| Voir page 135.

|32| Voir page 117.

|33| Voir page 121.

|34| Voir page 123.

|35| Chauffeurs routiers (2010). Employés municipaux (2011). Employés du métro (2013). Marins (2013). Enseignants (2013). Employés du secteur énergétique (2014).

|36| Ce gouvernement était dirigé par l’ex-banquier Papademos et comprenait le parti d’extrême droite LAOS. Ensuite, il y a eu coercition puisque plus de 800 pages ont dû être votées en moins de 24 heures pour avoir accès aux fonds.

|37| Convention de prêt, article 14, paragraphe 5 ; convention cadre FESF, article 15, paragraphe 2 ; MFAFA, article 15, paragraphe 4.

|38| Accord entre créanciers, article 13, paragraphe 1 ; convention de Prêt, article 12, paragraphe 1 ; convention cadre FESF, article 15, MFAFA, article 15, paragraphes 1, 2 et 3.

|39| Comité européen des droits sociaux, réclamation n° 80/2012, Syndicat des pensionnés de la Banque agricole de Grèce (ATE) c. Grèce, 16 janvier 2012, paragraphe 48. Voir aussi Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), requête n° 5809/08, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse, arrêt du 26 novembre 2013, § 111 ; CEDH, requête n° 45036/98, Bosphorus Hava Yollary Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi c. Irlande, arrêt de la Grande Chambre du 30 juin 2005, § 153 ; et CEDH, requête n° 19392/92, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, § 29.

|40| Conseil de l’Europe (2013). Résolution CM/ResChs. Complaint n°66/2011. General Federation of Employees of the National Greek Civil Servants Trade Unions (ADEDY) against Greece. En ligne : https://goo.gl/b4u63U, consulté le 15 juin 2015.

|41| FMI (2011). Articles of Agreement of the International Monetary Fund. Art. IV, Sec 3(b). En ligne : http://goo.gl/EqPkYl, consulté le 12 juin 2015.

|42| Les prêts du FESF sont financés par émissions d’obligations sur les marchés. Ces obligations sont garanties par les États membres de la zone euro. Le remboursement par la Grèce de ces prêts s’étale jusqu’en 2054. Plus d’information sur le FESF, le financement facile qu’il a permis aux banques privées et les coûts exorbitants qu’il a fait subir à la Grèce, pages 74 et 170. NB : il a, depuis, été remplacé par le MES (Mécanisme européen de stabilité).

|43| Banque de Grèce (2014). Rapport annuel 2013. En ligne :http://www.bankofgreece.gr/BogEkdos…, consulté le 12 juin 2015.

|44| Par exemple, la défense des frontières de l’UE, les plans stratégiques de l’OTAN (missiles Patriot et F-16) et les opérations extérieures de l’OTAN en Libye, Somalie et Méditerranée orientale.

|45| Commission européenne (2010). The Economic Adjustment Programme for Greece, first review. p.55. En ligne : http://goo.gl/7UfDE5, consulté le 12 juin 2015.

|46| Atkins R. (2012). ECB Moves to Help Fund Greece Bail-Out. Financial Times. En ligne :http://goo.gl/zKhZc4, consulté le 12 juin 2015.

|47| Parce que les actifs du FESF sont classés comme sans risque par les régulateurs, les banques peuvent acheter autant d’actifs FESF qu’elles veulent sans avoir aucune restriction réglementaire, car elle ne porte pas atteinte à leurs ratios de fonds propres définis par les accords de Bâle. Par conséquent, elles peuvent les mobiliser et prendre des risques sans limites réglementaires. Cette catégorie sans risque ne correspond pas à la notation de crédit du FESF.

Auteur.e

Jérémie Cravatte

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