Le FMI et l’OCDE ont publié en Juin 2015 deux études sur les inégalités individuelles de revenus[1]. Ces deux études portent sur la période qui va du début des années 1980 à 2010. Celle de l’OCDE concerne les 31 pays qui appartiennent à cette organisation (pour l’essentiel les pays les plus développés du monde), celle du FMI une centaine de pays : les mêmes que précédemment, mais aussi les pays émergents, et certains des pays les moins développés du monde.  Les deux études confirment, après beaucoup d’autres[2], que les inégalités de revenus après impôts et après transferts sociaux (allocations chômage, familiales, prestations de santé, retraites financées sur fonds publics) ont fortement augmenté, y compris au début des années 2000, et au cours des premières années de la crise (2008-2010). De plus,  les deux études montrent, bases de données et travaux statistiques et économétriques à l’appui, que ces inégalités, en augmentation constante, ont été un frein à la croissance économique pour l’ensemble des pays concernés.

Il est remarquable que des pays aussi différents par leur niveau de développement aient suivi des évolutions convergentes quant aux inégalités de revenus, et à leurs effets sur la croissance. Elles trouvent leur origine dans l’ouverture grandissante de ces économies qui ont adopté, sous l’égide des grandes institutions économiques internationales  les préceptes communs du libre-échange et du laissez-faire. Les investissements des pays les plus riches vers les pays émergents, la mondialisation des grandes entreprises industrielles et de services, et des marchés financiers ont progressivement imposé dans les pays considérés leurs normes, leurs contraintes et leurs hiérarchies.

L’OCDE est un organisme qui conseille les pays membres, ceux-ci étant en principe libres de suivre ou pas les recommandations qui leur sont faites. En revanche le FMI est un maillon essentiel de la finance mondiale. Il a  imposé depuis des décennies  aux pays qui sont sous son « assistance » financière, des restrictions très fortes aux finances publiques, restrictions qui ont été appliquées indistinctement  aux dépenses d’éducation et  de santé.  Or le FMI et l’OCDE désignent aujourd’hui l’insuffisance des investissements publics en éducation et santé comme les principaux facteurs des inégalités sociales et économiques qui, de plus, constituent des freins à la croissance. Mais que l’on ne se méprenne pas, ces études ne sont pas écrites sous forme d’autocritique, bien au contraire. En préambule de la « note de discussion » du FMI, il est inscrit, comme à l’accoutumée, que cette étude « ne représente que les opinions de leurs auteurs » (économistes employés par le FMI), mais pas nécessairement celle du Fonds monétaire. On peut s’attendre à ce que la politique de financement du Fonds ne change pas, même si ses effets sont perçus comme très négatifs, y compris par ses propres experts.

Pour l’avenir, certains facteurs vont dans le sens du maintien de la situation actuelle, voire d’une aggravation des évolutions constatées depuis plusieurs décennies. Ils tiennent à l’état des rapports de force économiques et politiques dans les pays concernés.

Dans leur langage technocratique, les deux études avancent que l’inégalité d’accès à l’éducation provient « des imperfections des marchés financiers » qui ne permet pas à tous les individus de financer leurs études. En clair, l’accès à l’enseignement, particulièrement au niveau supérieur, dans certains  pays développés, et surtout dans les pays émergents et moins développés, n’est accessible qu’aux familles du haut de la hiérarchie des revenus. Celles-ci n’ont aucune difficulté à financer les études supérieures de leurs enfants. Elles prélèvent les financements nécessaires sur leur capital personnel. Pour les familles du bas de la hiérarchie des revenus et du capital, les ressources personnelles sont insuffisantes ou inexistantes, et le secteur financier (les banques) ne prête pas, ou à des conditions insoutenables.

Les deux institutions rappellent que l’augmentation des inégalités s’observe tout d’abord  au niveau du marché du travail avec une augmentation des écarts de salaire qui serait liée « aux besoins croissants en travailleurs très qualifiés du fait de l’évolution technologique ». Aucun rapprochement n’est fait avec l’insuffisance des investissements dans l’éducation supérieure, cependant dénoncée comme une des principales causes de l’augmentation des inégalités. Et pourtant, ce sont bien les lacunes des systèmes d’éducation supérieure, dont sont exclus les classes à faibles revenus, qui sont à l’origine de la hausse des salaires des personnes les plus qualifiées. Dans des marchés du travail de plus en plus libéralisés, où tout est fait pour imposer la loi de l’offre et la demande, l’offre de travailleurs très qualifiés sortant des systèmes d’éducation supérieure est fortement contrainte, ce qui permet aux plus diplômés, issus des classes aisées, d’accaparer ce que les deux institutions appellent pudiquement «la prime de qualification ». Ceux qui détiennent le capital (quelle qu’en soit sa forme : immobilière, financière) sont les plus aptes à financer leurs investissements en éducation, ce qui en retour les place en haut de l’échelle des salaires. Le processus est cumulatif, capital financier et capital humain (l’éducation) se renforcent l’un l’autre au niveau individuel, et accroissent les revenus des plus riches, alors que ceux des autres classes stagnent, voire régressent.

En conclusion de leurs analyses, le FMI et l’OCDE recommandent une augmentation des dépenses publiques dans le secteur de l’éducation et de la santé, et plus généralement des transferts de revenus. Ces ressources supplémentaires devraient être  obtenues  par l’augmentation des impôts sur les plus riches, et notamment sur les détenteurs du capital (Thomas Piketty serait-il passé par là ?). C’est le chemin opposé  qu’ont suivi la plupart des pays du monde depuis les « révolutions » reaganienne et thatchérienne du début des années 80,  et la récente crise n’a rien changé aux politiques fiscales dans les pays développés, émergents et en voie de développement, bien au contraire. La concurrence fiscale vers le bas, y compris en Europe (Royaume-Uni, Irlande, Luxembourg), est bien réelle. C’est de plus une menace agitée par les conservateurs de tous les pays qui veulent s’opposer à l’augmentation des transferts et des impôts. Les paradis fiscaux, qui ont  causé tant de ravages depuis trente ans,  sont à présent critiqués dans les déclarations officielles,  et  l’OCDE et le FMI sont chargés de mettre en œuvre la lutte contre l’évasion fiscale, mais la partie est loin d’être gagnée. …

Or, le principal problème est le chacun pour soi. Puisque l’analyse est focalisée sur les investissements en éducation qui devraient être mieux répartis entre les individus du haut et du bas de la hiérarchie des revenus, il faut souligner les effets catastrophiques, pour la croissance et les inégalités des pays les moins avancés,  du « braconnage », et du « pillage » des cerveaux par les pays les plus riches. Avec un cynisme, et un comportement prédateur dont il n’est jamais  question dans les deux études précédentes,  les Etats-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, et d’autres parmi les plus développés de l’OCDE, attirent les cerveaux formés dans les pays moins avancés, affichant même parfois, sans complexe et sans vergogne,  un droit d’entrée qui est très élevé, et permet de sélectionner certains immigrants qui sont supposés devenir des entrepreneurs. Le pays d’origine de l’exode perd des cerveaux, et (ou) des capitaux qui doivent être nécessairement investis dans le « pays d’accueil ». Si l’on se place du côté des pays les moins développés, il faut savoir, par exemple, qu’à la Jamaïque, pour conserver un médecin dans le pays, il faut en former cinq. Pourquoi ce gouvernement, et bien d’autres placés dans la même situation, financeraient-ils l’éducation face au braconnage international des cerveaux ?

Une organisation internationale, ne devrait-elle pas être chargée, à titre de compensation, de transférer des pays riches vers les pays pauvres les ressources financières correspondant au pillage des cerveaux ? C’est une mission que l’économiste d’origine indienne J.Bhagwati a proposé, dès les années 70, de confier à l’ONU. Une idée, qui jusqu’à présent, n’a  pas dépassé le cercle des débats académiques.  Pourtant cette taxe réduirait les inégalités de revenu national entre pays, les inégalités à l’intérieur des pays bénéficiaires, grâce à l’augmentation des investissements publics dans les systèmes d’éducation,  et aurait donc un effet en retour bénéfique sur leur croissance.

Références.

Bhagwati J.N. (ed) (1976), Taxing the Brain Drain:  A Proposal (vol.1), North Holland.

Domingues Dos Santos M. (2006), “Attraction des élites et exode des cerveaux : les enjeux économiques d’une concertation entre pays d’origine et pays d’accueil », La Documentation française, Horizons Stratégiques, n.1, pp 18-27.

Landais C., Piketty T., Saez E. (2011), Pour une révolution fiscale : un impôt sur le revenu pour le 21 ème siècle, Seuil.

Piketty T. (2008), L’économie des inégalités, Collection : Repères, La découverte (6 ème édition).

Piketty T. (2013), Le capital du 21 ème siècle, Seuil.

Stiglitz J. (2015), La grande fracture, éd. Les Liens qui libèrent.

 

[1] Pour le FMI: E.Dabla-Norris, K.Kochhar, N.Suphaphiphat, F.Ricka, E. Tsounta (2005) :  « Causes and consequences of income inequalities : a global perspective » IMF, Staff discussion note, June . Pour l’OCDE : OECD (2015), In it together : why less inequality benefits all, OECD Publishing, Paris. Les deux études sont disponibles sur le site du FMI d’une part, et de l’OCDE d’autre part.

[2] Certaines de ces recherches sont référencées à la suite de notre contribution.